
Requiem yougoslave

Quand le ballon rond se mêle à l'Histoire
[Argentine-Croatie - 21 juin ♦ Serbie-Suisse - 22 juin 2018] • Au mondial italien de 1990, le sélectionneur Ivica Osim est sous pression au moment de composer son onze de départ. C’est que son pays, la Yougoslavie, prépare un sanglant divorce, et le politique a vite fait de déborder le champ sportif. Mais le technicien connaît son affaire, et son équipe ne lâche rien. Le match contre les nationalismes encore moins que les autres.
L’idée de former un seul État des pays slaves du Sud remonte au milieu du XIXe siècle. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il regroupe six républiques, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine, et deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine – le tout placé sous l’autorité du charismatique maréchal Tito. La disparition de ce père fondateur, le 4 mai 1980, a entraîné la fin de sa Yougoslavie, en proie aux vieux démons séparatistes. Cela ne s’est pas fait en un jour, mais en dix ans à en croire la plaque fixée à l’entrée du stade Maksimir, à Zagreb : « Aux supporters de l’équipe qui, sur ce terrain, ont entamé la guerre contre la Serbie le 13 mai 19901 », peut-on y lire. Ce jour-là, l’Étoile rouge de Belgrade reçoit le Dinamo Zagreb. Sans grand enjeu : le club serbe est premier du championnat, le croate deuxième, et cette rencontre de fin de saison n’y changera rien. Alors on lui trouve une nouvelle raison d’être. Le terrain de jeu va se faire théâtre d’opérations – comme une répétition générale du conflit à venir.
Retour en arrière. Le 23 janvier 1990 au matin, à Belgrade, se clôt le dernier congrès de la Ligue communiste yougoslave, après quarante-cinq ans d’existence. Les Slovènes et les Croates en ont claqué la porte au milieu d’une séance de travail agitée sans faire mystère de leur désir de souveraineté – marre d’entretenir les républiques voisines. À chacune son parti, au risque de multiplier les divergences. Le 17 février, le psychiatre serbe Jovan Raskovic fonde en Croatie le Parti démocratique serbe pour répondre aux élans nationalistes de Zagreb. À Belgrade, le président Slobodan Milosevic (qui déclarait en 1989 « la Serbie est là où sont les tombes serbes2 ») trace les contours de sa Grande Serbie, qui ne ferait qu’une bouchée de la Croatie. Le 6 mai, enfin, le nationaliste Franjo Tudjman est élu aux premières élections libres de Croatie. Ambiance.
« Zagreb est en Serbie »
Retour au stade. « Les compétitions sportives sont devenues une arène non seulement pour les invectives sportives, mais aussi pour les violences les plus brutales, qui laissent présager une évolution vers un conflit des plus alarmants », s’alarme un journaliste du quotidien Vjesnik, après qu’un match entre le Partizan Belgrade et le Dinamo Zagreb a transformé les rues de la capitale serbe en artères sanglantes, le 19 mars 1989. Un cri d’alarme dont les protagonistes n’ont que faire. Au moins trois mille Delije – les « Héros », hooligans de l’Étoile rouge convertis par un certain Zeljo Raznatovic, dit « Arkan », en une formation paramilitaire – sont attendus à Zagreb le 13 mai 1990. Ce n’est pas un hasard si les « supporters » serbes sont libres de saccager le train qui les conduit de Belgrade à Zagreb, si aucun dispositif sécuritaire n’est prévu entre la gare et le stade, s’ils en investissent le virage sud armés de pierres, de barres de fer, de fusées. L’ordre ressortit à une police 100 % serbe. Le Croate Tudjman n’attend que la preuve de leur incompétence pour se débarrasser d’eux. La guerre n’est pas encore déclarée, mais vivement réclamée. En face, le virage nord abrite les Bad Blue Boys, les supporters les plus violents du Dinamo Zagreb, qui ne sont pas venus non plus les mains vides. « On est chez nous ! » comme dirait l’autre… « Zagreb est en Serbie, nous tuerons Tudjman » entend-on du côté sud ; « Sécession », « Croatie », du côté nord : rien de sportif dans les slogans crachés des tribunes en attendant le coup d’envoi, prévu pour 18 heures. Qui ne sera jamais sifflé. Les deux camps – régiments – ont envahi le terrain pour une rixe mémorable. Entrée en scène, la police n’est pas la dernière à cogner les Croates. Les troubles se poursuivront hors de l’enceinte Maksimar jusque tard dans la nuit. « Ce jour-là, j’ai pronostiqué l’éclatement de la guerre3 », se félicitera un de ses principaux fomentateurs, Arkan, tandis que la presse yougoslave, comme l’on ferme les yeux pour ne plus voir le monstre, réduira l’événement à un classique règlement de comptes entre bas du front.
« L’avenir n’est à personne, l’avenir est à Dieu », affirmait Victor Hugo. Dans la branlante République populaire fédérative, il est aux séparatistes. Et chacun se demande de quoi il sera fait. Ivica Osim – sélectionneur d’une équipe nationale menacée d’explosion, mais aussi qualifiée pour la XIVe édition de la Coupe du monde de football – n’échappe pas à la règle. L’ultime match de préparation, « à la maison », à Zagreb, est un cauchemar. L’hymne yougoslave est copieusement sifflé ; le magicien serbe Stojkovic, traité de « pédé ». Les drapeaux croates et néerlandais, ressemblants, se mêlent en un pied de nez au drapeau yougoslave, absent. Les Pays-Bas, vainqueurs deux à zéro, sont acclamés. Il est temps de passer à autre chose. À la compétition, qui rassemble le gratin des nations du ballon rond du 8 juin au 8 juillet en Italie. La Yougoslavie figure dans le groupe D, qui comprend l’Allemagne de l’Ouest, la Colombie et les Émirats arabes unis. L’équipe, qui empile les pépites offensives, peut « faire jeu égal avec n’importe qui, est convaincu Ivica Osim. Le problème est qu’il manque une discipline de jeu […]. L’Italie ne trouve pas de poste pour Baggio. Moi, des Baggio, j’en ai six4 ». Sans compter la presse slave, qui oscille entre scepticisme et critiques minables selon lesquelles l’équipe de Yougoslavie, rattrapée par la politique, n’en serait plus une.
Le premier match se joue le 10 juin au stade San Siro, à Milan, contre l’Allemagne – une RFA en passe de se réunifier avec sa voisine de l’Est, et qui soutient, avec le Vatican, la sécession de la Slovénie et de la Croatie. Vive le sport. Le match est un supplice pour les hommes d’Osim. Un but marqué, quatre encaissés. « Ils auraient pu nous en coller huit5 », se console, comme il peut, le milieu de terrain Katanec. Pour affronter la Colombie, quatre jours plus tard, au stade Renato Dall’Ara, à Bologne, Osim privilégie le collectif. L’équipe, mieux équilibrée, l’emporte par un petit but d’écart. Mais quel but de Jozic, qui enchaîne amorti de la poitrine et reprise de volée ! Les Émirats arabes unis sont balayés cinq jours plus tard. Les drapeaux yougoslaves flottant dans les tribunes n’ont pas échappé à Osim. Il se raconte que le pays fait la fête. « J’ai fait un rêve… »
Des tirs au but aux tirs à balles réelles
Direction Vérone. La route des quarts de finale est barrée par l’Espagne des Butragueño, Míchel, Martín Vázquez, Sanchís, Zubizarreta… Le taureau hispanique sera maté deux buts à un. Deux bijoux de Stojkovic, puis de nouveau les drapeaux yougoslaves. Ici, au stade Bentegodi, et là-bas, au pays. Pour le quart de finale contre l’Argentine, le 30 juin, à Florence, on s’en remet au hasard, qui guide souvent les séries de tirs au but. Zéro à zéro à l’issue des quatre-vingt-dix minutes réglementaires et des prolongations, peut-être dominées par les Slaves, pourtant réduits à dix. Qu’importe. La chance a passé. Stojkovic frappe sur la barre ; Maradona, dans les bras du gardien. Géants au pied d’argile. But ! But ! Etc. Jusqu’à ce que Branco Brnovic soit appelé par l’arbitre, ce n’est pas son tour, mais l’arbitre l’appelle. Mais ce n’est pas son tour. Perturbé, il s’élance et frappe mollement sur le gardien, qui s’en réjouit. Deux partout. But de Gustavo Dezotti, raté de Faruk Hadzibegic, la Yougoslavie est éliminée. Quelque 50 000 personnes fêtent le parcours de leur équipe dans les rues de Sarajevo. Les autres capitales de la République se couchent avec les poules et en silence. « Dans deux ans, la Yougoslavie gagnera la Coupe d’Europe. Si elle n’explose pas, si on s’occupe d’elle, si on la soutient. Mais je sais qu’il n’en sera rien, c’est le pire qui arrivera6 », lâche Ivica Osim.
Le pire, c’est l’année suivante. Le 25 juin 1991, Slovènes et Croates se déclarent indépendants. La guerre éclate, comme un ballon. L’équipe, elle, a entamé sa campagne de qualification pour le prochain Championnat d’Europe des nations (en Suède, en juin 1992) par une victoire contre l’Irlande du Nord, à Belfast, le 12 septembre 1990. Mais les bombes la rattrapent. Les joueurs croates (Boban, Suker, Boksic…) ne sont plus autorisés à jouer pour la Yougoslavie, ou ce qu’il en reste. Les Delije d’Arkan sont devenus les « Tigres », et les armes à feu ont remplacé les barres de fer. C’est au tour du capitaine Faruk Hadzibegic de quitter le Titanic slave. Sarajevo, sa ville, est assiégée. Il doit s’occuper de sa famille. Il fait ses adieux à la sélection le 25 mars 1992, « parce que l’équipe nationale de Yougoslavie n’existe plus ». De fait, elle l’ignore, mais elle a disputé là sa dernière rencontre officielle sous le maillot bleu. Les extrémistes de tous bords enjoignent ceux qui restent d’en faire autant. Pantin ou traitre, il faut choisir. Alors on rejoint les grands clubs étrangers (Savicevic et Boban au Milan AC, Pancev à l’Inter Milan, Mihajlovic à la Roma, Boksic à l’Olympique de Marseille…), pendant que la sélection perd l’équivalent… d’une équipe. Onze joueurs. Que des bons. Les Serbes, les Monténégrins composent, avec quelques jeunes inconnus, une formation de fortune. Peine perdue. La nouvelle tombe : les « Yougoslaves » ne sont pas les bienvenus en Suède. L’Angleterre, leur premier adversaire de l’Euro, a fait savoir qu’elle refusait de jouer contre eux. À leur arrivée en Scandinavie, ils sont comme exfiltrés de l’aéroport et escortés de dizaines de vigiles pendant leurs entraînements. Le 30 mai, à huit jours du début de la compétition, la Fédération internationale de football s’aligne sur les sanctions imposées par l’ONU – la résolution 757, qui frappe d’embargo la Serbie et le Monténégro. Le fantôme de l’équipe de Yougoslavie est exclu du tournoi.
Il lui aura manqué quelques jours pour tirer sa révérence sur le rectangle vert. Surtout, il lui aura manqué ce pénalty non transformé un jour de juin 1990 pour entretenir le droit de rêver. Et répondre à la question que se pose toujours le « coach » Osim : « Peut-être suis-je trop optimiste, mais dans mes rêves je me demande ce qui serait arrivé si nous avions joué la demi-finale ou la finale. Je veux dire : ce qui serait arrivé au pays. […] quand je suis allongé dans mon lit et que je ne dors pas, je me dis que les choses auraient pu s’arranger si nous avions gagné la Coupe du monde…7 »
Jean-Pierre Serieys
1 Cette citation est extraite du livre Le Dernier Pénalty, de Gigi Riva (Seuil, coll. « Fiction et Cie », p. 41). À lire absolument si le sujet vous intéresse – ainsi que Vie et mort de la Yougoslavie, de Paul Garde (Fayard).
2 Gigi Riva, op. cit., p. 36.
3 Gigi Riva, op. cit., p. 47.
4 Gigi Riva, op. cit., p. 65.
5 Gigi Riva, op. cit., p. 83.
6 Gigi Riva, op. cit., p. 126.
7 Gigi Riva, op. cit., p. 185.
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