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  Quand le ballon rond se mêle à l'Histoire

 

[Serbie-Brésil - 27 juin 2018]  •  L’image d’un Brésil métissé est solidement ancrée dans les esprits du Vieux Monde. Dans le dernier pays d’Amérique latine à abolir l’esclavage, le football est pourtant longtemps réservé aux élites blanches. Pour s’y imposer, les joueurs de couleur inventent, avec le dribble, un nouveau langage corporel. Fluide comme une pensée. Insaisissable. (Cette chronique est écrite à partir du passionnant ouvrage de Mickaël Correia Une histoire populaire du football, publié aux éditions La Découverte.)

« Nous qui avons une position dans la société, nous sommes obligés de jouer avec des ouvriers, avec des chauffeurs. La pratique du sport est en train de devenir un supplice […]1 », s’offusquent les footballeurs de Rio de Janeiro en 1915 dans un article de la revue Sports. Les pauvres… Il faut dire que, en ce début de XXe siècle, le football est la propriété de la bonne société brésilienne. Élitiste comme elle, le milieu du ballon rond cultive un entre-soi et un racisme que l’abolition tardive de l’esclavage (1888) et les premiers joueurs de couleur n’ont pas (encore) entamés. Le « sport breton », ainsi qu’on le surnomme, a été introduit à São Paulo puis à Rio de Janeiro par les aristocrates anglais à la fin du XIXsiècle. Les sujets de Sa Majesté y avaient accompagné leur allié traditionnel et partenaire commercial portugais en 1807, année où la Cour de Lisbonne avait fui devant l’avancée des troupes napoléoniennes.

Ce sont ces élites britanniques émigrées qui vont y importer les courses de chevaux – dont la plus ancienne attestée s’est tenue sur la plage de Botafogo, à Rio, le 14 mai 1814 –, puis, dans la seconde moitié du siècle, l’aviron, le canotage. L’activité physique est alors devenue un enjeu de société. Sa pratique en milieu scolaire est officialisée en 1882 par le député Rui Barbosa, dans le cadre de sa « Réforme de l’enseignement primaire et des institutions complémentaires de l’instruction publique ». Les premiers jeux de balle (contre un mur) n’ont pas vocation à évoluer, lorsque, en 1894, Charles Miller revient d’Angleterre…

Maracas et cris de « macaques »

Fils d’un Écossais installé au Brésil pour y travailler dans les chemins de fer et d’une Brésilienne d’origine anglaise, Charles est parti pour Southampton dix ans plus tôt. En même temps qu’il étudie à la Banister Court School, il se prend de passion pour le football, qu’il pratique avec un talent certain. Dans ses bagages, à son retour à São Paulo, le strict nécessaire ; enfin, l’essentiel : un livre des règles du Football Association Board, deux maillots, autant de ballons en cuir, une paire de chaussures et, last but not least, une pompe à air… En poste, comme son père avant lui, dans la compagnie de chemin de fer São Paulo Railway, il organise pendant ses temps libres les premières parties de foot au sein du très sélect São Paulo Athletic Club – dont les racines anglaises lui vaudront le surnom de O clube dos Ingleses. La machine est lancée : Miller initie ses collègues, les employés de la São Paulo Gás Compagny, de la London Bank. Des équipes se forment et se recontrent. Le premier match, le 14 avril 1895, oppose la São Paulo Railway Team à la Gás Works Team. Allemands, Italiens, Portugais, Espagnols, entre autres nationalités, lui emboîtent le pas. Nombre de clubs sont ainsi fondés au début du XIXsiècle (AA das Palmeiras, Americano, Corinthias, Scottish Wanderers…)

À l’écart de ce football huppé prospère un football du peuple, plus métissé. Créée en 1900, l’équipe de Ponte Preta est composée de travailleurs non blancs d’une compagnie de chemin de fer de la petite cité ouvrière de Campinas (État de São Paulo). En déplacement, ils évoluent au rythme de cris de singe descendus des tribunes. En réponse, toute de dérision, le primate est adopté comme mascotte par les joueurs, qui se surnommeront « Os Macacos »… Dans la banlieue de Rio, le Bangu Athletic Club, formation de l’usine textile locale, est exclu du championnat carioca pour avoir ouvert ses portes aux ouvriers noirs dès 1907. Un rappel des grands clubs de la région adressé aux non-Blancs qu’ils ne sont les bienvenus ni sur les terrains ni dans les gradins. Le message est reçu cinq sur cinq par le premier footballeur métis, Carlos Alberto, qui se blanchit la peau avant les matchs avec de la poudre de riz après avoir intégré, en 1914, le très chic club de Fluminense.

En 1919, la sélection nationale remporte l’ancêtre de la Copa América (un championnat des nations sud-américaines). Problème : son joueur le plus doué, et meilleur buteur du tournoi, est le fils d’un Allemand fortuné et d’une lavandière noire. Arthur Friedenreich, peu importent ses origines sociales ou qu’il se lisse les cheveux, est communément victime du racisme. Des spectateurs, moqueurs ; des joueurs adverses, dont les charges irrégulières manquent à tout moment de l’estropier ; des arbitres, qui ferment les yeux.  Pour se prémunir contre les tacles assassins, Friedenreich imagine un art de l’esquive où le corps, rendu insaisissable, n’est que feintes et ondulations. Le dribble, d’abord leçon de survie en milieu hostile, est né. Il va faire les beaux jours, la renommée, du football brésilien.

Comme un air de samba

Quand débute la Coupe du monde 1938, en France, les deux victoires consécutives (1923, 1924) dans le championnat carioca du club Vasco de Gama – où se côtoient chauffeurs blancs et ouvriers noirs – et l’avènement du professionnalisme ont lézardé quelque peu le mur de la ségrégation. (Sans que disparaissent les préjugés raciaux – ce serait trop facile.) Une Seleção mixte, c’est une première, y atteint les demi-finales. Plus que son classement, c’est son style qui frappe les esprits – et en particulier celui de deux joueurs : l’avant-centre Leônidas de Silva, le « Diamant noir » adepte du retourné acrobatique, et le défenseur métis Domingos da Guia, qui ressort proprement le ballon de sa surface en « effaçant » un à un ses adversaires. Dans l’Hexagone, où l’ancien joueur et journaliste Lucien Gamblin s’enthousiasme : « Ils [les joueurs à l’entraînement] ne cessèrent de rire, de jongler avec le ballon, de dribbler à l’infini […]. Les joueurs brésiliens sont de parfaits artistes […]. » Et au Brésil, où le sociologue Gilberto Freyre considère avec beaucoup de sérieux ce nouvel ambassadeur de la culture auriverde : « Nos passes, nos dribbles, nos fioritures avec le ballon ont quelque chose de la danse ou de la capoeira qui arrondissent et adoucissent le jeu inventé par les Anglais […] – tout cela semble exprimer […] le métissage à la fois flamboyant et ingénieux qui peut aujourd’hui être décelé à travers toute affirmation propre au Brésil. »

Le sacre de cette identité multiraciale louée en France est attendu pour la Coupe du monde de 1950. Le Brésil étrille la Suède (7-1), assomme l’Espagne (6-1) et donne rendez-vous à l’Uruguay au Maracanã le 16 juillet 1950 pour une finale dont il est le grand favori. Les travées, en surchauffe, explosent quand les locaux ouvrent le score en seconde mi-temps, ne se formalisent guère de l’égalisation des visiteurs, s’effondrent lorsque ces derniers prennent l’avantage à dix minutes de la fin. C’est dans le silence qui accompagne d’ordinaire des funérailles et une confusion certaine que le trophée est remis en douce au capitaine Obdulio Varela. Toute idée de cérémonie est bazardée. Vécue comme un drame national, connue sous le nom de Maracanaço (« choc du Maracanã »), la défaite réveille les préjugés racistes. Les joueurs « de race nègre [au premier rang desquels le gardien Barbosa, mis au ban de la société jusqu’à la fin de sa vie] perdent une grande partie de leur potentiel dans les compétitions mondiales2 », déplore un effarant rapport de la Confédération brésilienne de football. Le futebol arte est vilipendé par les tenants d’un jeu à l’européenne, qui souhaitent que soient écartés les joueurs de couleur, dont les grigris ne siéent pas aux exigences de la compétition de haut niveau.

Le groupe de 22 joueurs qui s’envole pour la Suède et la VIe édition de la Coupe du monde à l’été 1958 mêle vétérans (le latéral gauche offensif avant l'heure Nílton Santos) et valeurs sûres (le chef d'orchestre Didi), dans l’ombre desquels deux jeunes recrues précédées d’une flatteuse réputation attendent leur heure. Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, afro-brésilien de 17 ans, met au supplice les défenseurs pour le compte du Santos Football Club. Manoel Francisco dos Santos, dit Garrincha, amérindien de 25 ans, enchante le public de Botafogo par ses dribles rendus plus affolants encore par ses jambes arquées, dont l’une est plus courte que l’autre de plusieurs centimètres.

Et Garrincha suspendit le temps

Mais le traumatisme de 1938 hante toujours les esprits, et la Fédération, qui a la main sur la composition du onze titulaire, se méfie de joueurs jugés « incontestablement infantile » pour le premier et dépourvu de « l’esprit de combat nécessaire » pour le second, selon le psychologue João Carvalhaes, dépêché par la commission technique. C’est du banc de touche qu’ils assistent aux premières rencontres. Une victoire contre l’Autriche suivi d’un match nul contre l’Angleterre – qui précipite l’entrée en scène des deux artistes contre la redoutable Union soviétique. « [Garrincha] semblait danser, racontera Pelé, s’arrêtant ou changeant de direction à chaque pas. Ses merveilleuses jambes déformées le rendaient impossible à marquer […]. Dès qu’il a touché le ballon, le public s’est mis à rire et à soutenir le Brésil. »

Arrivé en finale, le Brésil bat la Suède cinq buts à deux. Pelé trompe le gardien Kalle Svensson à deux reprises. Le défenseur Sigge Parling, à la peine, avoue avoir eu envie de l’applaudir en cours de partie. Quant à Garrincha, « il a fait du football un nouveau langage, affirme le musicien et auteur d’un livre sur le football brésilien3 José Miguel Wisnik. Il inventait son propre rythme et suspendait le temps, provoquait, feintait, en créant des effets de pure poésie. Ses mouvements tenaient de l'ellipse et de la syncope, et provoquaient de telles ruptures dans la logique qu'ils déclenchaient chez les supporters des moments d'allégresse et de libération intenses ».

Douze ans plus tard, en 1970, pendant que la bande à Pelé remporte au Mexique son troisième titre mondial4 – un apogée en matière de jeu diffusé en direct, et en couleurs, à la télévision –, Wilson Simonal chante Aqui é o país do futebol (« Ici, c’est le pays du football »). Un pays qui convient sans forcer que les joueurs non blancs « supportent la pression »… Et un peuple dont la diversité a construit l’identité par la grâce de passements de jambes enchanteurs.

Jean-Pierre Serieys

1 Une histoire populaire du football, Mickaël Correia (La Découverte), p. 179.

2 Mickaël Correia, op. cit., p. 185.
3 Veneno Remédio : o Futebol e o Brasil (Companhia das Letras, 2008).
4 Le Brésil a remporté le Mondial de 1962.

 

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