
Occupation: la France coupée en trois
Pour la majorité des gens, l'essentiel est de survivre et de se nourrir. Pour une minorité, l'engagement, sous la croix de Lorraine ou auprès des forces d'occupation, est une évidence. Et dans tout l'Hexagone, c'est une lutte à mort que se livrent résistants et collaborateurs.
Après la défaite de 1940, tout commence dans l'unité apparente. Pour la majorité des Français, l'armistice est un soulagement. Les familles attendent le retour de près de deux millions de prisonniers, et l'occupant se montre “correct”.
Par-dessus tout, il y a la figure de Pétain, le héros de Verdun, qui “fait à la France don de [sa] personne”. Il saura protéger les Français.
Quatre ans plus tard, la France est au bord de la guerre civile. Des résistants, parfois tardifs, chassent les “collabos”, on exécute sommairement des miliciens, on tond des femmes.
Le paysage ne s'est pas modifié du jour au lendemain.
On ne saurait voir s'opposer brutalement collaborateurs et résistants. Contrairement à une idée convenue, il n'y a jamais eu “40 millions de pétainistes” en 1940, et la figure de Pétain suscite le rejet chez des esprits très divers : les uns lui reprochent son conservatisme, les autres son pessimisme.
Ensuite, l'armistice a révolté nombre de Français, et le choc de la débâcle ne masque que brièvement les fractures qui traversaient le corps social depuis les années 1930. On songe aux divisions nées de la crise économique et à des attitudes contrastées face à la montée des régimes autoritaires en Europe et au communisme soviétique. Défilés ligueurs d'un côté, cortèges du Front populaire de l'autre sont les symboles de cette scission des esprits.
Collaborer, mais comment?
Les engagements contraires adoptés à partir de 1940 ont deux origines.
L'armistice, qui devait être provisoire, se prolonge; il s'accompagne d'un raidissement de l'occupant, alors que le conflit tourne à son désavantage. Dans le même temps, le gouvernement de Vichy, loin de se borner à la simple gestion du quotidien, développe un projet idéologique antirépublicaine et prône une politique de “collaboration”.
Cette dernière revêt un quadruple aspect: politico-diplomatique après les rencontres de Montoire (octobre 1940); économique; militaire et enfin policière (avec, en particulier, la chasse aux Juifs et aux résistants).
Cette politique rencontre des appuis dans la société civile et, marquant ses distances (au nom de “traditions françaises”) avec l'idéologie nazie, paraît acceptable, tout en satisfaisant des intérêts matériels. Elle est une collaboration de “bon ton”.
Mais il serait artificiel d'évoquer une collaboration et une Résistance. L'une comme l'autre ont revêtu des aspects différents, impliquant des hommes et des femmes de diverses origines. Elles ont également varié selon les lieux et les époques, connaissant une accélération rapide à partir de 1943.
À côté d'une résistance active (tournée vers le combat et la collecte de renseignements), il y eut une résistance spirituelle, de même qu'une résistance d'“entraide” envers les Juifs et les soldats alliés, avec la mise en place de filières d'évasion.
Dans ses manifestations les plus concrètes, la Résistance n'a concerné qu'une minorité, la masse de la population se partageant entre sourd refus, attentisme et petits accommodements.
Transfuges de la gauche et de la droite extrême
Des manifestations patriotiques apparaissent très tôt. Elles émanent, en particulier, de milieux chrétiens déjà engagés dans un combat spirituel contre les doctrines totalitaires.
À Brive, dès le 17 juin 1940, Edmond Michelet (qui sera déporté puis ministre de De Gaulle) fait circuler un tract appelant à une résistance morale. Cet acte ne reste pas isolé. Le 11 novembre 1940, des étudiants parisiens se rassemblent autour de la tombe du Soldat inconnu ; certains d'entre eux tiennent symboliquement “deux gaules” à pêche entre les mains...
Dans le camp des engagés précoces dans la collaboration extrême, on doit mettre à part ceux qui ont été baptisés du terme de “collaborationnistes” pour les distinguer des “collaborateurs d'État” de Vichy. Ce sont eux qui ont donné à la collaboration sa connotation la plus sombre.
Les uns viennent de la droite extrême et ont appartenu aux ligues des années 1930: les Darnand, Deloncle, Rebatet en sont des exemples...
D'autres, en revanche, sont issus des courants dissidents de la gauche formés avant la guerre. Parmi eux, les plus célèbres sont Marcel Déat, ancien député SFIO, fondateur du Rassemblement national populaire (RNP), Jacques Doriot (qui réunit dans son Parti populaire français [PPF] nombre de transfuges du parti communiste, dont il fut une figure importante) et enfin le journaliste Jean Luchaire. C'est tout particulièrement ce type de profil que recherche, dès 1940, Otto Abetz, “ambassadeur” du Reich à Paris.
Il s'agit de faire de ces hommes les instruments d'une opposition à Vichy – jugé trop conservateur et attentiste. La plume constitue leur meilleure arme, mise au service d'une presse (Au pilori, L'uvre...) largement subventionnée par l'argent nazi.
Cependant, ces hommes ne représentent qu'une petite minorité, car il n'y a pas davantage de “tous résistants” que de “tous collabos”. Dans ces circonstances, toute opposition ne peut que revêtir un double aspect, patriotique et idéologico-politique.
L'opposition s'organise et s'unifie
Tout se joue autour de trois dates clés: juin 1941, novembre 1942 et le début de l'année 1943.
Le 22 juin 1941, l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes se traduit par le brusque changement d'orientation du parti communiste. Libéré de son attentisme et de ses compromissions nés du pacte germano-soviétique d'août 1939, il adopte une stratégie d'attentats contre les soldats et officiers allemands, et compte que l'occupant sera entraîné dans un cycle de représailles qui dressera l'opinion contre lui.
Il en résulte des exécutions d'otages et bientôt des déportations, conduisant Vichy à prendre de plus en plus de responsabilités dans la lutte contre le “terrorisme”, faisant ainsi plus que jamais figure d'associé de l'Allemagne nazie.
En novembre 1942, le débarquement allié en Afrique du Nord amorce le processus de délégitimisation de Vichy. Giraudistes et gaullistes s'affrontent avant que de Gaulle n'impose son autorité à l'automne 1943, devenant seul président du Comité français de libération nationale (CFLN).
Il en résulte une unification des formations paramilitaires des divers mouvements de résistance. Décembre 1942 voit un accord entre les Francs-tireurs-partisans (FTP, issus du parti communiste) et les autres unités résistantes. Il donnera naissance aux Forces françaises de l'intérieur en 1944. À cette date, l'affirmation politique du gaullisme se double, sur le terrain, d'un instrument de combat.
Le 4 septembre 1942, la première loi sur le service du travail obligatoire (STO) est suivie le 16 février 1943 d'une seconde. Elles font du gouvernement de Vichy le pourvoyeur de la main-d'oeuvre destinée à entretenir l'effort de guerre du Reich.
Ces lois contribuent à une extension de la clandestinité et à l'essor des maquis qui deviennent des structures d'accueil pour les réfractaires au STO. Ces derniers et les maquisards sont nombreux dans les régions boisées et montagneuses (Savoie, Jura, Limousin), mais aussi en Bretagne et dans le Sud-Ouest. À côté des maquis (10.000 individus armés), il faut citer les réseaux (environ 250) principalement dévoués à la collecte d'informations et aux évasions.
Une vraie guerre civile éclate en 1943
La Milice naît le 31 janvier 1943 de la répression accrue contre la Résistance et des lois sur le STO. D'autre part, la sécurité des troupes allemandes d'occupation se dégrade et, en cas de débarquement allié, les lignes de communication des forces du Reich seraient menacées.
Hitler exige, conformément aux articles de la convention d'armistice, que l'ordre soit maintenu.
L'État français (qui après l'invasion de la zone libre le 11 novembre 1942, vient de voir ses forces navales détruites, son armée d'armistice dissoute, sa gendarmerie se cantonner dans une prudente réserve et sa police ordinaire et son administration mesurer leur zèle) n'a plus les moyens d'assurer ses engagements. La collaboration ne peut être poursuivie qu'en créant la Milice française, organisation étatique de maintien de l'ordre, mais aussi parti politique de volontaires, dont les dirigeants méditent un projet idéologique révolutionnaire.
Pierre Laval, son créateur et son chef, espère freiner le dynamisme propre à la Milice. C'est compter sans les Allemands et leurs complices au coeur d'une institution qui veut conquérir l'État. Adhérer à la Milice permet d'éviter le STO, procure un statut, des profits et peut satisfaire des convictions idéologiques.
D'abord, elle se livre surtout au renseignement avant de passer, par un phénomène d'escalade, à des actions violentes. Son activité, redoutable et redoutée, amène les résistants à des attentats contre des chefs locaux, qui y répondent par des représailles sanglantes.
À Annecy, fin novembre 1943, quatre membres de la Franc-Garde (la branche armée de la Milice) sont assassinés, entraînant trois jours de représailles, menées par l'un des chefs miliciens les plus sanguinaires, Joseph Lécussan, qui sera fusillé en 1946.
L'action militaire reste, elle, dérisoire. Elle aurait été incapable de détruire le maquis des Glières sans l'intervention des Allemands.
Triomphante dans la propagande radiophonique d'Henriot, la Milice se livre aussi à l'assassinat de personnalités politiques républicaines (comme Jean Zay, ancien ministre de l'Éducation nationale, exécuté le 20 juin 1944). Le meurtre d'Henriot, amène l'organisation à abattre sept personnes à Mâcon, trois notables à Rennes, sept Juifs lyonnais (choisis par Paul Touvier) à Rillieux-la-Pape (Ain), ainsi que l'ancien ministre Georges Mandel. La Milice maintient, à sa manière, l'ordre en Limousin et en Bretagne avant de gagner l'Allemagne fin septembre 1944.
Là, les hommes sont répartis entre travailleurs en usine et Waffen SS. Ces derniers seront broyés dans les combats de Poméranie, une poignée de survivants combattant encore à Berlin devant le bunker où Hitler vient de se suicider. Joseph Darnand sera, quant à lui, arrêté en Italie juste après le retrait des dernières troupes allemandes.
À Vichy, la classe moyenne domine
Qui sont ces collaborateurs? Le RNP de Déat a surtout recruté dans les couches moyennes (beaucoup d'enseignants opposés au cléricalisme de Vichy y adhèrent); le PPF de Doriot s'adresse à des milieux plus populaires, à partir du vivier communiste. Des membres des mouvements ligueurs de l'entre-deux guerres (avec une proportion significative de professions libérales et du monde du commerce) complètent les rangs des collaborateurs.
Si la base de la Milice est issue des couches populaires urbaines (et à Paris, du “milieu”), l'encadrement est fourni par les classes moyennes: commerçants, cadres du secteur public et du secteur privé, employés.
Les officiers sont nombreux dans la Franc-Garde. Les femmes sont également présentes, et leur action n'est pas toujours limitée à des travaux de secrétariat ou d'action sociale.
La structure par âges révèle que la moyenne d'âge des acteurs de la collaboration la plus extrême est en moyenne plus élevée que celle des résistants.
Au total, on estime le nombre de collaborateurs à moins de 100.000 personnes, dont 30.000 à 40.000 pour le PPF et le RNP. La Milice affiche 30.000 adhérents, mais seulement 10.000 d'entre eux sont actifs.
À côté de ces mouvements officiels existe une nébuleuse d'indicateurs. Outre les agents rémunérés par la Gestapo, impossibles à chiffrer, des intellectuels sont engagés pour conférer une aura à cette collaboration: on pense à Brasillach et Drieu la Rochelle.
L'idéologie des collaborationnistes s'axe autour de l'anticommunisme, l'antisémitisme et un idéal “européen”, qui voit dans l'Allemagne nazie le pivot d'une “Europe régénérée”.
La jeunesse écoute Londres
On peut noter de nombreuses différences avec ceux qui ont choisi de lutter contre l'occupant.
Le monde des résistants est en moyenne plus jeune que celui des collaborateurs. On y rencontre beaucoup de lycéens, d'étudiants, de jeunes intellectuels et de fonctionnaires. Officiers, membres des services de renseignement se retrouvent surtout dans les organisations modérées (comme l'Organisation de résistance de l'armée [ORA]).
Les FTP, en revanche, recrutent surtout dans les milieux modestes et la population étrangère.
À la réaction patriotique, s'ajoute (plus prononcé chez les FTP) l'antifascisme.
Les femmes occupent une place importante, longtemps minorée par l'Histoire. Le réseau Alliance, dirigé par Marie-Madeleine Fourcade, compte près d'un quart de femmes parmi ses membres, à peu près le même nombre qu'à Témoignage chrétien. Les 40.000 maquisards (ils seront 100.000 à la Libération) sont épaulés par quelques dizaines de milliers de membres des réseaux.
Quelle place a prise le gaullisme dans cette Résistance? Il est demeuré un temps assez faible, les liaisons s'avérant difficiles entre les deux résistances, extérieure et intérieure.
Au final, la reconnaissance de l'autorité de Charles de Gaulle sur l'ensemble des forces de la Résistance a conféré à celle-ci une légitimité internationale reconnue.
Jean-Paul et Michèle Cointet
Si quelques commerçants (surnommés les BOF, « Beurre ufs Fromages ») bâtissent des fortunes sur le ventre creux des populations, d'autres voient dans la débâcle de 1940 la matrice d'un pays à réinventer : dans les deux camps, on se tue au nom d'idéaux patriotiques.
Après l'assassinat de deux magistrats des sections spéciales de cour d'appel qui avaient condamné à mort des résistants, les membres de ces juridictions, terrorisés, refusent désormais de juger qui que ce soit. Pierre Laval décide alors de substituer des miliciens aux magistrats défaillants. Le 21 janvier 1944 sont instituées des cours martiales pour réprimer les actes de violence commis en flagrant délit. L'identité de leurs membres reste secrète. Il n'y a ni instruction ni défense. Une seule peine est prévue : la mort. Au moment où comparaît l'accusé, la sentence est déjà écrite et signée de manière illisible et il ne faut pas plus d'une heure entre le début du procès et l'exécution des condamnés. Ces cours martiales, itinérantes, sévissent dans plus de 25 villes. Elles prononcent 200 condamnations à mort et répriment aussi les mutineries dans les prisons : 12 fusillés à la centrale d'Eysses le 23 février 1944 et 28 fusillés à la Santé, à Paris, en juillet 1944.
DES FEMMES SONT RASÉES PUIS EXHIBÉES DEVANT LA FOULE QUI LES ACCABLE DE MOQUERIES ET D'INJURES. LEUR CRIME ? Avoir entretenu avec l'occupant des relations considérées comme une trahison. Le phénomène est massif : 22 000 femmes sont concernées dans 77 départements. Les tontes ont lieu dès le départ des Allemands. Une seconde vague, au printemps 1945, coïncide avec le retour d'Allemagne des prisonniers, requis et déportés. Ces actions n'ont rien de spontané et les mêmes scènes se répètent dans les villes et les villages : arrêtées par des comités locaux de libération, les captives sont rasées en public par des équipes itinérantes puis contraintes à défiler, nues parfois, le front ou la poitrine peinte de croix gammées tracées au goudron ou à la peinture rouge. Il leur est reproché d'avoir « fait la noce » avec l'ennemi, d'en avoir tiré des avantages, d'avoir dénoncé des Français... Ce sont le plus souvent des employées subalternes des services allemands - serveuses, femmes de ménage, dactylos - et des maîtresses d'occupants plus rarement des prostituées (l'obligation du « métier » est une excuse admise par les résistants) mais aussi des amoureuses et des imprudentes.
S'EN PRENDRE À LA CHEVELURE – CET OBJET DE SÉDUCTION ET DE LUXURE – a été précédemment pratiqué par les franquistes sur des républicaines. L'action vise à humilier, désigner à l'opprobre public, épurer la communauté des femmes qui ont trahi l'honneur français, et également, à redonner - à bon compte - un sentiment de virilité au peuple humilié par quatre années d'occupation. Les témoins approuvent, se moquent ou se taisent. Dans Life, Robert Capa publie la photographie d'un attroupement, à Chartres, autour d'une femme tondue tenant son nourrisson dans les bras. Cette interprète des services administratifs de la Wehrmacht, volontaire pour le travail en Allemagne, d'où elle revint enceinte, est accusée d'avoir profité avec sa famille des largesses de l'occupant et pratiqué la délation. Le poète résistant Paul Éluard exprimera remords et pitié pour les filles défigurées qui « seraient nées pour être aimées ».
M. & J.-P. C.