
75e anniversaire de la libération d'Auschwitz. Les loups sont entrés dans l’oubli
Le 11 avril 2019, Jean-Pierre Guéno s’est rendu au camp d’Auschwitz Birkenau, dans le cadre d’un voyage mémoriel officiel. Son reportage a été l’occasion de rappeler la réalité brute et effroyable de la Shoah que certains, de manière récurrente, continuent pourtant de nier, afin que son souvenir ne tombe pas dans l'oubli.
Photo : Enfants juifs Hongrois déparquant d’un wagon à bestiaux. Birkenau juillet 1944 DR
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11 avril 1945/2019 : terrible anniversaire de la libération du camp de Buchenwald, dernier camp libéré il y a 74 ans. Je n’étais pas près de Weimar la semaine dernière mais au camp d’Auschwitz Birkenau lors d’un voyage mémoriel organisé par Jean-Michel Blanquer Ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse, par Geneviève Darrieussecq, Secrétaire d’Etat aux anciens combattants, par l’Onac, par la Fondation pour la mémoire de la Shoah et par l’amicale de anciens déportés d’Auschwitz Birkenau en présence de quatre survivants d’Auschwitz.
« Longs noirs tristes et fument, cheminées d'usine ». Ces mots de Blaise Cendrars le bien nommé ne conviennent plus à Birkenau. Les cheminées des usines de la mort n’y fument plus. Celles des crématoires et des chambres à gaz y ont été dynamitées. Sur plus de 300 baraques et baraquements, 67 baraques subsistent. Il ne reste des autres que leurs cheminées de briques. Des cheminées qui ne servaient pas puisque bien-sûr les baraques n’étaient jamais chauffées, même au cœur de l’hiver Polonais. La plaine est morne et triste et froide en ce mois d’avril. Les oiseaux chantent sous le ciel gris mais les corbeaux sont absents. Il ne subsiste des usines maudites que des décombres toujours noircis par la fumée malgré 74 années d’intempéries.
Auschwitz Birkenau. La voie damnée de Birkenau
Verdun a conservé sa voie sacrée. A Birkenau, il faudrait parler de voie damnée, la « rue » centrale qui longeait les rampes d’accès ferroviaires et conduisait plus de 80% des passagers des wagons à bestiaux qui avaient survécu au terrible voyage directement vers les pièces de déshabillage et vers les chambres à gaz.
Près d’un million de juifs exterminés dans ce complexe industriel de la mort, rapide ou lente, dont beaucoup d’enfants puis qu’il faut rappeler que sur 6 millions de victimes, un million et demi d'enfants juifs de moins de 15 ans ont été assassinés en Europe durant la Shoah.
Ici les « loups », je veux parler des SS, sont arrivés à faire gazer et incinérer en moyenne 1300 personnes par jour en deux ans. Le plus grand rendement de victimes gazées et incinérées est obtenu après mars 1944 pendant l’extermination des juifs de Hongrie : certains jours, on atteint le nombre de 24 000 victimes gazées et englouties dans les fours et fosses de crémation !
Auschwitz Birkenau. Sous terre aussi, des chambres à gaz
Les chambres à gaz les plus vastes étaient souterraines. Ce que les décombres dissimulent aujourd’hui, il faut de rappeler.
La plus vaste des chambres à gaz déguisée en salle de douches pouvait accueillir 3000 personnes. Une fois les portes fermées, un officier SS y versait les cristaux du Zyklon B par une lucarne de bois située en haut des murs. La mort survenait trop lentement après dix à vingt minutes de convulsions et d'étouffement. Les déportés suffoquaient, pleuraient, criaient. En vain. Après trente minutes, un médecin SS inspectait la pièce par un judas. On ouvrait les portes. Triomphe de la mort. Jérôme Bosch et Pieter Brueghel étaient dépassés. Les trois mille cadavres n’étaient pas couchés un peu partout en long et en large dans la salle, mais entassés en un amas de toute la hauteur de la pièce. Le gaz avait d’abord inondé les couches inférieures de l'air et n’était monté que lentement vers le plafond. Les malheureux qui avaient commencé à s’étouffer et à s’asphyxier avaient été piétinés. Ils avaient composé en grimpant les uns sur les autres une pyramide humaine. Mais le gaz qui montait avait fini inexorablement par les rattraper. Les asphyxiés avaient réagi par réflexe de panique ; ils avaient été tétanisés par l’instinct de conservation : ils n’avaient pas réalisé qu’ils piétinaient leurs petits, leurs parents, leur femme. Mais ils n’arrivaient plus à réfléchir. Les bébés, les enfants, les femmes et les vieillards gisaient au pied de la pyramide ; au sommet se situaient les plus forts. Leurs corps crispés et tordus figés par la mort étaient souvent enlacés, couverts d’égratignures et de griffures. Le nez et la bouche saignants, le visage tuméfié et bleu, déformé, ils étaient méconnaissables. Ils n’avaient plus figure humaine. Ils incarnaient la mort. Quelques-uns des cadavres restés plaqués à même le sol immédiatement auprès de la porte avaient pu rester en vie. Des femmes, serrées, écrasées par la foule, avaient accouché dans la chambre à gaz et leurs bébés n’étaient pas morts. Les SS étaient venus les achever en les fusillant. Contraste entre leurs uniformes verts et la pâleur des cadavres. Entre la propreté de leurs bottes règlementaires, toujours hautes de 44 centimètres, et le carrelage des « douches » couvert des excréments de leurs victimes. Peu après la « ventilation », les cadavres avaient été sortis de la chambre à gaz. Là, un Kommando de coiffeurs et de dentistes était venu raser les cheveux des femmes et récupérer les objets de valeur, les bagues et les dents en or. Ensuite, ces mêmes barbiers, ces mêmes arracheurs de dents fouilleurs de cadavres avaient empilé les corps figés dans des monte-charges pour les remonter vers la salle des fours. On pouvait monter quinze cadavres environ en une fois avec ces ascenseurs. Six hommes étaient affectés à chaque monte-charge. L'évacuation des trois mille cadavres prenait environ six heures*.
Extrait de *La mélodie volée du Maréchal de Jean-Pierre Guéno (Editions de l’Archipel)
Auschwitz Birkenau. Place au tourisme pédagogique et mémoriel
On compte deux millions de visiteurs par an à Birkenau. Un tourisme pédagogique et mémoriel conséquent mais pas toujours très respectueux des victimes de la Shoah si l’on en croit les graffitis laissés par certains visiteurs dans les baraques musées et les selfies de mauvais goût pris à chaque instant devant les vitrines des cheveux ou devant celle des chaussures ou des prothèses. San Antonio appelait cela les « KonKodak ». Le passage de l’argentique au numérique n’y a rien changé.
Et puis, sempiternellement, des négationnistes qui remettent en question l’insupportable, l’indicible évidence de la Shoah. La barbarie couve toujours sous les cendres. Certains savent ranimer ses braises : tous ceux qui excluent, qui rejettent, qui discriminent. Ils sont les alliés d’une amnésie volontaire et criminelle. Les chevaliers de l’inacceptable « brexit » de l’oubli. Car les loups sont entrés dans l’oubli à Birkenau. Il semble y avoir des brèches dans les rangées de barbelés. Alors qu’il célèbre ses 110 ans, Historia reste un outil irremplaçable : celui des gardiens de la mémoire. Des gardiens qui libèrent au lieu d’emprisonner.
Jean-Pierre Guéno à Birkenau pour Historia le 11 avril 2019.
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