“J'ai passé deux ans de ma vie avec Jean Moulin”

Pierre Péan a consacré au chef de l’armée des ombres plusieurs livres. Il nous livre sa vision toute personnelle de ce personnage hors norme.

 

Par Pierre Péan

Quand Jean Moulin est-il entré dans mon panthéon personnel ? Je suis incapable de m’en souvenir, mais je sais que son irruption n’a pas été brutale. Il n’est pas entré par effraction puisque ma porte était plus qu’entrouverte…

Né avant la guerre, j’ai été élevé dans le culte des gens qui se sont battus contre l’occupant.

Mon premier “article” politique date d’août 1944 – un hymne à la France libre truffé de fautes d’ortho­graphe…

Bien plus tard, au cours de mes entretiens avec François Mitterrand sur les batailles de la mémoire et la nouvelle hiérarchisation des événements de la guerre, j’ai éprouvé l’envie de mieux connaître Jean Moulin, de redonner vie à sa statue.

J’ai ainsi passé près de deux ans avec lui, chaque jour, du réveil au coucher, et il m’arrivait même de rêver de lui…

Sans originalité, j’ai choisi de mener l’enquête en suivant l’ordre chronologique. Et commencé à étudier son milieu familial.

D’abord sur son père, âgé, notable républicain et franc-maçon, homme de devoir et de principes. Statue du commandeur qui ne laisse guère de place à la fantaisie enfantine et impose un univers régi par la raison, les Lumières et la recherche de la vérité.

Pas étonnant que le petit Jean, frêle, très nerveux, handicapé par un terrible tic à la mâchoire inférieure, n’ait pas eu d’autre choix pour exister que de laisser libre cours à ses rêveries, à son imagination, donnant vie à ses jouets dans la belle nature provençale.

L’homme du jour et le noctambule

Pour concrétiser sa façon de voir la vie, il va s’exprimer par le dessin avant de s’essayer à la peinture. Un journal satirique, La Baïonnette, publie un de ses dessins alors qu’il n’a que 16 ans.

Jusqu’à la fin de sa vie, il va faire coexister un Jean Moulin qui essaie tant bien que mal de suivre le chemin tracé par son père, et un Romanin qui aurait voulu devenir artiste et qui, faute d’y arriver, côtoie beaucoup le milieu artistique. Notamment dans le Finistère, alors qu’il est sous-préfet de Châteaulin, et surtout à Montparnasse.

Dessin de Jean Moulin (“Yvon”).

Marcheront ainsi, en s’ignorant le plus possible, l’homme du jour et le noctambule, jusqu’au jour où les deux ne feront plus qu’un : patron de la Résistance, il masque ses activités patriotiques par celles de propriétaire de la galerie Romanin et utilise le pseudonyme “Max” pour inscrire son combat dans le prolongement d’une amitié avec Max Jacob. Jean Moulin introduit même la tête du poète dans un dessin intitulé La Rapsodie foraine et le Pardon de Sainte-Anne, qui illustre le recueil Les Amours jaunes, de Tristan Corbière.

La découverte de ce penchant, dans le cours de mon enquête, a néanmoins eu du mal à contrebalancer les côtés antipathiques du personnage.

Je ne suis pas loin de le prendre en grippe. Moulin est obsédé par les problèmes d’argent, vit au-dessus de ses moyens, emprunte souvent, surtout à ses parents, et en parle constamment. Dans ses lettres, outre leur affligeante banalité et un souci du détail insupportable, il inflige les prix de tout ce qu’il voit et achète.

Son côté dandy et collectionneur vantard de conquêtes féminines n’attire pas davantage la sympathie. Pas plus que sa recherche effrénée de pistons, lui qui se veut un républicain vertueux…

Nommé sous-préfet de Chambéry, il rencontre Pierre Cot, alors député radical de la Savoie. Lequel le fait venir à son cabinet quand il devient ministre de l’Air sous Daladier, puis sous Blum.

Autour de Pierre Cot, il participe de façon très active au combat antifasciste et fait la connaissance de personnalités, comme Louis Dolivet, un grand kominternien, André Labarthe, Maurice Panier, les deux proches de Moscou, Gaston Cusin, douanier syndicaliste CGT, Henri Manhès, Pierre Meunier, Robert Chambeiron et quelques autres, dont l’engagement est plus vigoureux que celui de son entourage radical habituel.

La révélation de l’année 1936

Pendant vingt mois, il devient un des hommes clés du combat clandestin pour aider les républicains espagnols. Y compris en leur acheminant du matériel de guerre.

Moulin coordonne les services civils et militaires impliqués dans cette action qui est censée ne pas exister. Il travaille en étroite collaboration avec le Komintern, les services secrets soviétiques et le Rassemblement universel pour la paix.

Pendant cette période, il change de dimension. Le dandy a conscience de la tragédie qui est en train de se jouer.

“Si les pays démocratiques et nous-mêmes ne portons pas secours aux républicains espagnols, ils ne tarderont pas à être écrasés. Les dictateurs […] poursuivront de plus belle leur politique d’agression, Hitler surtout. Il s’attaquera à l’Autriche, à la Pologne, à la Tchécoslovaquie, et ce sera notre tour d’être menacés”

Lettre à un ami (1936)

Rompu aux techniques de la clandestinité, il dispose d’un réseau en qui il a une confiance aveugle et n’a pas peur de la mort. Comme le prouve, dans la nuit du 17 au 18 juin 1940, après l’appel de Pétain à cesser les combats et celui de De Gaulle à résister, ce geste désespéré : alors préfet de Chartres, il se tranche la gorge pour ne pas signer un papier accusant des soldats noirs de “crimes contre l’humanité”…

Des ennemis à Londres et en France

Après avoir envisagé d’aller aux États-Unis, où sont installés Pierre Cot et Louis Dolivet, il rejoint le général de Gaulle, qui lui confie l’immense tâche d’unifier une Résistance intérieure éclatée et qui veut garder une très large autonomie.

Jean Moulin, nommé début 1943 délégué général du Comité national français, impose avec brutalité la création du Conseil national de la Résistance (CNR), composé de 16 membres représentant chacun un mouvement, un parti politique ou une organisation syndicale.

La première réunion du CNR a lieu à Paris, rue du Four, le 27 mai 1943.

Dans la bataille que se livrent de Gaulle et Giraud, soutenu par Churchill et Roosevelt, cette création est déterminante car elle confère au premier une légitimité, en réunissant sous sa bannière une large partie des forces qui ont refusé l’armistice sur le territoire métropolitain.

L’ex-grand commis de l’État jette ainsi les fondations d’un futur nouvel État qui doit encore s’imposer face aux deux autres : l’un, décrié mais bien réel, celui de Vichy ; l’autre, celui d’Alger, qui a la faculté de s’appuyer sur des territoires libérés, une armée, des forces résistantes en France (l’Organisation de résistance de l’armée) et le soutien des Alliés…

Moulin déploie toute son énergie pour mettre cette carte maîtresse entre les mains du Général et s’attire l’animosité des principaux chefs de mouvement, arrimés malgré eux à Londres. Pour arriver à ses fins, il est brutal et compte désormais à Londres et en France de puissants ennemis.

Sur l’autre front, il est pourchassé par Vichy et par les Allemands. C’est déjà un homme traqué qui coupe la parole, rue du Four, aux deux délégués communistes, quelques instants après avoir fait voter sa motion à l’unanimité.

Il a rempli sa mission, mais est devenu encombrant pour beaucoup de monde. Moins d’un mois plus tard, Jean Moulin est trahi, arrêté à Caluire et torturé à mort… 

Par Pierre Péan

Panthéonisation de Jean Moulin, le 19 décembre 1964. ©

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