
Relire Thucydide, Giono et Camus
Autrefois, les étudiants en Lettres devaient traduire le célèbre texte de Thucydide, la « Peste d’Athènes » (Guerre du Péloponnèse, II, 47-52), repris par Lucrèce à la fin de son ouvrage De la Nature et retraçant l’épidémie particulièrement meurtrière qui dévasta la cité de 430 à 427 av. J.-C. Ce texte est resté dans les mémoires comme l’évocation la plus saisissante d’une calamité épouvantable (précisons que les Anciens dénomment « peste » toute maladie contagieuse).
Cette endémie s’abat sur Athènes au moment où la ville est en guerre contre Sparte, ce qui rend encore plus tragiques les conséquences de ce mal. Car, pour fuir l’ennemi, les villageois de l’Attique sont venus se réfugier dans la capitale, cet afflux de nouveaux habitants ne fait qu’aggraver la rapidité de la contamination.
Les signes de la « peste » sont toujours les mêmes : violents maux de tête, fièvre intense, difficultés de respiration, toux violente, éternuements et hoquets ininterrompus, puis vomissements et diarrhées. La mort intervient au bout de sept ou neuf jours. Les médecins sont impuissants à soulager les malades, aucun médicament ne s’avère efficace. Les maisons et les biens des morts sont pillés par les vivants. Les cadavres s’entassent dans les rues et il est impossible de les inhumer selon les rites funéraires. Le plus bizarre, selon Thucydide, c’est que les critères habituels de la vie en société ont disparu : plus personne n’a de respect pour les dieux ou les lois humaines. Face à la menace d’une mort imminente domine pour chacun la poursuite des plaisirs interdits. Tous ceux qui vivent encore sont en proie à une frénésie de jouissances et se livrent à des débauches incontrôlables. Cette « peste » provoque même la mort du chef de l’État, le célèbre Périclès.
Dans l'Antiquité, le confinement n'existe pas
Toutes les grandes épidémies qui ont accablé le monde pendant des siècles se traduisent par des infortunes et des drames comparables à ceux évoqués par Thucydide et Lucrèce. Le « confinement » n’existe pas dans l’Antiquité, mais on le voit observé plus tard. Le Decameron de Boccace, première œuvre en prose italienne, a pour prétexte la peste de Florence en 1348. Sept femmes et trois jeunes hommes se trouvent cloîtrés dans une maison de la campagne toscane. Pour passer le temps, pendant dix jours, chacun à son tour raconte une histoire. Un bon usage d’un « confinement » obligatoire !
Dans la littérature moderne, deux romans particulièrement remarquables, font écho à nos préoccupations actuelles. Dans le paysage de Manosque, Jean Giono fait évoluer un jeune officier au milieu des horreurs de l’épidémie de choléra qui a ravagé la France en 1838. Le Hussard sur le toit multiplie les descriptions tragiques des maux à la fois physiques et moraux de ce fléau n’épargnant personne, « pesant sur la mort des hommes dans la vibration d’un implacable été ». Les réactions égoïstes des habitants de Manosque témoignent de leur attachement effréné à la vie mise en danger de tous les côtés.
La Peste d’Albert Camus, best-seller de l'année du Covid 19
Il serait évidemment impossible de garder le silence sur La Peste d’Albert Camus, qui connaît à nouveau un grand succès. Quand j’étais étudiante, Camus était victime d’un dénigrement des intellectuels de l’époque et « on ne lisait pas Camus » ! Je viens de relire ce roman méprisé pendant ma jeunesse et j’ai beaucoup apprécié cette œuvre dans laquelle le talent de romancier de l’auteur est au service de l’évocation d’une épidémie « imaginaire » touchant la ville d’Oran en 1947. Si vous ne l’avez pas lu, je ne peux que vous conseiller d’entrer dans cet univers si proche du nôtre : la lente montée de la maladie traduite par l’apparition des rats dans tous les quartiers de la ville, la panique d’une population peu préparée à un tel fléau, l’impuissance des hommes à juguler la peste, l’immense joie des Oranais lorsque les portes de la ville sont de nouveau ouvertes, ce qui leur permet de retrouver le monde des vivants. Au milieu des réactions individuelles (égoïsme, méfiance, découragement) qui, pour Camus ne sont que l’expression de l’absurdité du monde, quelques personnages se dévouent pour assister leurs compatriotes : c’est leur solidarité avec l’humanité souffrante qui donne son véritable sens à la peste. Même si sa lutte est vouée à l’échec, l’homme doit la poursuivre contre tous les fléaux qui accablent le monde (rappelons que Camus prend la peste comme image des tyrannies et du nazisme en particulier). Sans aucune illusion sur le monde et l’humanité, le médecin Rieux, chroniqueur de cette épidémie, conclut : « Je veux dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, il y a dans les hommes plus de chose à admirer que de choses à mépriser. »
Catherine Salles
Spécialiste de l'Antiquité romaine