
L'homme est né libre et partout il est dans les fers
« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». En 1762, le célèbre préambule du Contrat Social de Rousseau s’ouvrait sur ce constat opposant l’origine libre de l’homme et son état d’enfermement. Le confinement nous conduit à réfléchir sur cet enfermement, sur ce qui l’oppose à l’état de liberté auparavant vécu et sur ce qui en relativise la gravité. De ces réflexions, l’historien et le professeur que je suis peuvent tirer des enseignements, des idées, des interrogations différentes – et, par le truchement d’Historia, les partager…
Une métaphore guerrière indécente dans le contexte actuel
Premier constat : la métaphore guerrière utilisée par le gouvernement français me semble indécente. Notre confinement actuel a pour particularité d’être remarquablement tolérable. Certes, il est pénible voire dramatique pour ceux et celles qui souffrent d’une promiscuité parfois insupportable ; selon la nature des régimes politiques, les conditions du contrôle sont plus ou moins contraignantes. Le confinement accentue incontestablement les différences de condition sociales et économiques. Cependant, la possibilité de communiquer avec les autres est très largement partagée. Même pour ceux qui sont le plus mal logés, l’utilisation fréquente des outils contemporains de communication ouvre des fenêtres qu’ignoraient évidemment les populations anciennes. Le confinement nous permet de rester plus ou moins les êtres sociaux que nous étions avant. Travailler est possible pour beaucoup et nous avons les moyens de rester en contact avec ceux que nous aimons : notre vie et notre utilité sociales restent réelles. Encore que la sécurité au travail soit infiniment meilleure pour les cadres que pour les ouvriers, les personnels soignants, les livreurs et commerçants assurant l’approvisionnement et la survie communes. Certes aussi, il y a des morts par milliers causés par le Covid-19 et sa virulence est très grande. Il est donc capital de respecter les règles du confinement et, dans son immense majorité, la population française en a conscience. Cela étant, dans un monde en guerre, la morbidité est beaucoup plus systématiquement mortelle et les médiévaux savaient que la guerre, la famine et la peste chevauchent de concert aux côtés de la mort. Or nous risquons peu de mourir de faim ; nous risquons peu d’être abattus sans sommation par les ennemis patrouillant pour surveiller les rues ; nous risquons peu de mourir même de cette maladie – qui reste incontestablement une maladie sérieuse et potentiellement mortelle. Nos parents (j’ai 57 ans) et nos grands-parents, qui ont connu la réalité de la guerre, le savaient ou le savent bien. Notre situation n’a rien à voir avec celle des peuples aujourd’hui vraiment en guerre, en Syrie, en Libye, au Yémen ou ailleurs. Je ne pense pas que nos soldats qui connaissent dans le monde la réalité de la guerre adhèrent, même un peu, à l’idée que nous « soyons en guerre ». Nul doute que leurs patrouilles nécessaires dans les rues de Paris ou aux côtés des pompiers leur semblent infiniment plus confortables que ce qu’ils ont pu vivre au Mali ou en Irak. La lutte contre le Covid-19 impose des mesures sérieuses qui n’ont pourtant rien de commun avec une situation de guerre. Le fait que la guerre est devenue, en France, un lointain souvenir est un acquis nouveau, jamais vécu dans l’histoire : cela fait 58 ans que les accords d’Evian ont mis fin à la guerre d’Algérie que l’Etat français ne reconnaissait pas alors comme une vraie guerre ; la guerre d’Indochine n’a pas concerné le territoire métropolitain et s’est achevée voici 66 ans… Les nazis leurs affidés ont été vaincus voici trois quarts de siècle : une si longue période de paix n’a guère existé, en France, qu’au XVIIIè siècle, entre 1713 et 1792. Et l’ignorance de ce qu’est réellement la guerre, partagée par nos dirigeants, les conduit à faire de ce terme un usage plus qu’abusif : indécent.
Le confinement et la fracture sociale
Second constat : ce confinement indispensable qui ouvre des possibilités nouvelles, évidemment inimaginables avant la révolution numérique, est un catalyseur dramatique de la fracture sociale. Il ouvre certes des portes culturelles apparemment béantes : innombrables désormais sont les initiatives mettant à disposition de tous des bibliothèques immenses, des musées fabuleux, des trésors musicaux et cinématographiques. De ce point de vue, le confinement réduit en apparence les clivages culturels : désormais, face à la culture, nous serions tous égaux, contraints d’en aborder les rivages inconnus de nous par le truchement des écrans. Dans la situation d’avant, non seulement les plus aisés pouvaient payer les abonnements donnant accès aux plateformes numériques mais surtout, ils avaient les moyens de visiter les musées, de se rendre à l’opéra ou d’aller découvrir les beautés des contrées lointaines. Et pourtant… la « fracture numérique » existe encore ; en France, plus de 15% de la population n’aurait pas, pour des raisons techniques ou par manque de compétence, accès aux possibilités des réseaux numériques. Seuls les mieux informés, les plus initiés ont réellement la possibilité de profiter des offres nouvelles liées au confinement. Une fois le confinement terminé, les mêmes catégories privilégiées seules pourront à nouveau se rendre physiquement dans les terres de culture. Certes pendant ces semaines, elles auront au moins vécu dans le même rapport technique à la culture que la majorité de la population. Dans le même rapport technique : pas dans le même rapport intellectuel. Je rêve que l’expérience de gratuité soit pérennisée et que progressivement, l’inertie sociale qui bride les désirs de culture des populations abandonnées par le « nouveau monde » faiblisse face à la victorieuse offensive de l’offre démocratique. Que ceux qui n’avaient jamais vu un opéra et ont pu, « parce que pourquoi pas ? C’est gratuit et ça change », découvrir Don Giovanni aient l’envie et la possibilité de renouveler cette expérience merveilleuse. Je ne peux cependant que noter qu’en réalité, il y avait déjà de nombreuses portes ouvertes gratuitement, dans la maison numérique, sur ces salles de concert et de musées… Autre possibilité ouverte mieux grâce au confinement : celle de l’échange et du partage par le biais des réseaux numériques. Je suis professeur et rien, vraiment, ne remplace l’échange extraordinaire qui se joue dans une salle de classe. Néanmoins, les contraintes de l’enseignement numérique expérimenté depuis quelques semaines sont assez fécondes : grâce à mes étudiants, qui m’ont guidé dans le monde un peu mystérieux des plateformes de partage numériques, j’ai découvert de nouvelles modalités de transmission du savoir, des formules nouvelles de dialogue et « d’interaction pédagogique » comme on dit dans le jargon du Ministère de l’Education Nationale. Je suis convaincu que je n’enseignerai plus tout à fait dans mes classes comme je le faisais avant. Mais… Mes étudiants sont exceptionnels, exceptionnellement motivés et soudés. Et je sais fort bien que, pour mes collègues enseignant dans les quartiers les moins favorisés ou dans les zones les moins bien reliées aux réseaux, comme pour leurs élèves, mon expérience de la pédagogie de confinement est, tout simplement, inimaginable : eux savent que ce confinement aura été, pour leurs élèves les plus fragiles, une catastrophe.
Les services publics, le salut de la Nation
Deux constats, somme toute, où l’historien comme le professeur sont amers. Deux constats qui en appellent un troisième, un constat de citoyen : les services publics sont le salut de la Nation. Les cadeaux faits au patronat français ou aux actionnaires ont été inutiles pour celle-ci ; le prix à payer pour ces cadeaux – et leur fondement idéologique – a été depuis de longues années la casse du service public hospitalier, la dégradation du service public de l’Education, la destruction du service public des transports, l’affaiblissement des services de justice, de police, des services associatifs ; ce prix-là se paye aussi dans les errements initiaux du gouvernement actuel face à l’épidémie. Ce prix-là pèse lourdement dans le bilan tragique de l’épidémie.
Restons confinés, protégeons-nous et protégeons les nôtres. Après… Après, nous ne pourrons pas nous satisfaire d’une autosatisfaction gouvernementale autorisant un retour aux folies libérales et individualistes. L’idéologie du « nouveau monde » et celle des « premiers de cordée » est un désastre et sera mortifère. Parce qu’il y aura de nouvelles épidémies et qu’à nouveau, nous nous retrouverons victimes de ces folies.
Olivier Coquard
Historien, spécialiste de la Révolution française