Les enfants du paradis et les Français libérés

Photo ©David_Chiquello

Cette période qui nous apparaît inédite trouve de nombreuses similitudes, toute proportion gardée, dans d’autres époques passées. Sans chercher forcément des comparaisons qui pourraient être hâtives, il faut sans doute se remémorer l’enthousiasme qui s’était emparé des Français le 22 mars 1945. La France sortait alors de longues années de guerre, exsangue et entièrement humiliée. Les habitants des villes, des campagnes, ayant perdu un être cher, un parent, un ami, parfois toute une famille, ressentent alors une envie irrépressible de se changer les idées. Et comme par magie, un film va leur redonner l’espoir : Les Enfants du Paradis.
Sixième film du duo Marcel Carné-Jacques Prévert, ce long métrage, prévu dès l’origine en deux parties, est projeté sur les écrans du pays au moment même où se déroulent les derniers combats. La capitulation n’a pas encore été signée que de longues files d’attente se forment à travers l’Hexagone. Il faut dire que l’affiche est alléchante : Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Maria Casarès, mais aussi Louis Salou, Marcel Herrand, Pierre Renoir… Et des dizaines de comédiens de talents pour camper des seconds rôles comme on n’en fait plus, avec notamment Gaston Modot, Jane Marken, Marcel Pérès, Paul Frankeur et même Jacques Castelot, le frère du célèbre historien qui a fait les beaux jours d’Historia.

Voyage dans le Paris de la monarchie de Juillet

Le scénario lui-même permet de se divertir. Une belle romance, sur fond d’amitié et d’amours contrariées, dans le milieu du théâtre. À l’instar du film précédent Les Visiteurs du Soir, le spectateur voyage dans le passé, non au Moyen-Âge comme trois ans plus tôt, mais cette fois dans le Paris de la monarchie de Juillet. Sur le boulevard du Temple, là où avaient été installées autrefois tant de scènes et où, chaque soir, l’on aimait, criait, pleurait, jouait, mimait, notamment des assassinats. D’où le nom de boulevard du Crime.
Grâce aux costumes d’Antoine Mayo, les décors d’Alexandre Trauner et les musiques de Joseph Kosma (futur compositeur des Feuilles mortes), lesquels avaient continué de travailler dans la clandestinité, cachés par Prévert, la magie opère. La plupart des saynètes ont été tournées dans les studios de la Victorine, à Nice, au départ en Zone libre puis sous contrôle de l’Occupant. Et le résultat, malgré le noir et blanc, enchante et émeut les Français libérés. Pendant près d’une année, en exclusivité, 3h15 de pellicule effacent tout sur leur passage. C’était il y a tout juste soixante-quinze ans. Après une longue et douloureuse période. Un chef-d’œuvre était né.
David Chanteranne

Journaliste et historien, auteur notamment de Marcel Carné. Le môme du cinéma français, Soteca, 2012. Dernier livre paru : Napoléon aux 100 visages, Paris, Le Cerf, 2019.
 

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