
L’irrationnel et ses chiffres
Une pandémie nouvelle et meurtrière suscite des fantasmes qui, eux, ne sont pas nouveaux. Pour l’historien, le COVID-19 rappelle à bien des égards la Peste noire et les grandes épidémies qui ont affligé l’ancien monde. Quand, en 1348, la Peste revient, c’est un fléau oublié depuis longtemps en Occident, et les Européens, dépourvus d’immunité, lui paient un tribut colossal (entre un tiers et deux tiers de la population selon les endroits). On ignore alors tout des microbes et de l’infiniment petit – le microscope ne sera inventé qu’au xviie s. et le monde microbien réellement compris qu’à la fin du xixe siècle ! Comment expliquer alors ce mal universel, invisible et tout-puissant ? Dans un climat d’affolement généralisé, on avance trois types d’interprétation. Le premier est aussi le plus simple et le plus ancien : la maladie trahit la colère de Dieu – pensons aux Plaies d’Égypte – ou d’un dieu : pour les Grecs, Apollon lançait la peste sur les hommes par ses flèches. La seconde explication est astrologique : en mars 1345, la conjonction de Saturne, Jupiter et Mars au 14e degré du Verseau était évidemment calamiteuse… De telles conjonctions pouvaient modifier la qualité même de l’air, et l’empoisonner (car on pensait que les astres se situaient juste au-dessus de l’atmosphère). Troisième explication : le complot. On accusa les lépreux, les mendiants et les juifs d’empoisonner les puits avec de mystérieuses mixtures – ce qui suscita, surtout en Germanie, des chasses à l’homme et d’épouvantables pogroms.
L’épidémie ne peut être attribuée qu’à Dieu, à la nature ou à l’homme
Bref, en l’absence de toute connaissance scientifique, l’épidémie ne pouvait être attribuée qu’à Dieu, à la nature ou à l’homme. Rien n’a changé aujourd’hui. À l’heure d’internet, les thèses complotistes se portent bien : 26 % des Français penseraient que le virus a été fabriqué par des laboratoires, dans l’idée de vendre ensuite un vaccin (les savants dévoyés ont remplacé les Juifs). L’idée que le virus « est dans l’air » actualise la théorie de la corruption de l’atmosphère. Phénix de l’astrologie en France, Élisabeth Teissier a prédit (mais après coup) l’arrivée du coronavirus, attribuée à la fâcheuse conjonction de Jupiter et Pluton (diantre, pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ?). La place de Dieu dans l’épidémie reste plus délicate à définir. Les représentants des grandes religions ont tous encouragé leurs fidèles à prier pour le salut commun – et c’est normal. Mais certains excités n’ont pas hésité à désigner des responsables de l’ire divine. Les homosexuels par exemple, comme l’expliquent, aux États-Unis, le pasteur Andrew de la cyberéglise évangélique, ou en Israël, le rabbin ultra-orthodoxe Mazuz. Les intégristes de tout poil pointent la décadence des mœurs, la libération sexuelle et, plus généralement encore, celle des femmes. Le corona est donc présenté comme une réponse légitime du Ciel. De là, à se réjouir du décès de dizaines de milliers de victimes, il n’y a qu’un pas. Une ministre du Zimbabwe applaudit ainsi à cette punition divine qui frappe l’Union européenne et les États-Unis, qui ont imposé des sanctions à son pays. Le virus est « un soldat parmi les soldats d’Allah », exulte une des figures du mouvement salafiste au Maroc. Le pompon revient, cela dit, à Hadi al-Modarresi, un prétendu « érudit » chiite irakien, qui jubilait au sujet du juste châtiment des Chinois, persécuteurs des musulmans. Comme il y a, malgré tout, une justice, notre « érudit » a attrapé le corona à son tour !
Face à l’épidémie, que faisaient nos ancêtres ? Le premier réflexe est évidemment la fuite. « Pars vite, loin, et reviens tard ». Fuyant la peste qui ravage Florence, en 1348, dix jeunes gens s’isolent ainsi dans une villa de Toscane, où ils vont raconter les histoires du Décaméron de Boccace. Aujourd’hui, les résidences secondaires de l’île de Ré ou du Puy-de-Dôme, ont retrouvé, hors saison, leurs propriétaires. Le second réflexe est la quarantaine et le confinement. En 1720, l’armée assure un immense cordon sanitaire autour de la Provence, frappée par la peste. Le troisième réflexe relève de l’irrationnel le plus pur : on défie la maladie en montrant qu’on ne la craint pas. En 1348, deux voyageurs, après avoir traversé un pays dévasté par la peste, découvrent un village où les habitants font une fête de tous les diables : « Nous avons espérance que la mortalité n’entrera pas chez nous, expliquent-ils, pour la liesse qui est en nous ». Le village n’en sera pas moins décimé. Le rassemblement de 3500 Schtroumpfs à Landerneau, le 7 mars, relève un peu de la même logique. « C’est l’occasion de dire aussi qu’on est en vie », se justifie le maire. Le samedi 14 mars, avant l’entrée en confinement, on a vu les bars se remplir une dernière fois un peu partout en France – toujours montrer qu’on est en bonne santé face au virus ! Le tempérament magique s’exprime par ailleurs dans le nom. La bière mexicaine Corona, sans rapport avec le virus, pâtit désormais d’un nom qui fait peur. En revanche, sainte Corona (une martyre du iie siècle, sans rapport non plus avec le virus), connaît un regain de popularité, notamment à Aix-la-Chapelle, où ses reliques sont conservées.
Des chiffres qui mentent hier comme aujourd’hui
Paradoxalement, la terreur que suscite l’épidémie s’exprime souvent par des chiffres, qui n’ont rien de rationnel. Les chroniqueurs médiévaux parlent de dizaines de milliers de morts et, à les en croire, certaines villes auraient eu un nombre de décès supérieur à leur population habituelle ! Aujourd’hui, on assiste à un phénomène opposé de minimisation. Personne ne croit plus aux 3 000 morts du corona en Chine, quand on voit ce qui se passe ailleurs. Mais le comptage des malades et des morts en France s’avère tout aussi aléatoire – on n’a pratiqué aucun test systématique et l’on ne comptabilise que les morts à l’hôpital. Politiquement, il n’est jamais bon de dénombrer trop de décès. Mais, de ce fait, tous les savants débats que l’on entend depuis deux mois ne s’appuient que sur des statistiques infiniment douteuses, et l’on ne peut se faire une idée correcte du taux de contamination de la maladie ni de sa létalité. D’autres chiffres étonnants circulent, comme les « 5 à 8 % d’élèves perdus » par leurs professeurs, selon le ministre Blanquer. Comment a-t-on calculé ce pourcentage ? Par quel coefficient faut-il le multiplier ? Mystère. Au Moyen Âge, les décomptes fortement gonflés illustraient l’impuissance des hommes face à l’épidémie ; aujourd’hui, les décomptes fortement réduits cherchent au contraire à montrer que l’on a prise sur elle ! Bref, l’arithmétique constitue, hier comme aujourd’hui, une victime collatérale des pandémies !
Laurent Vissière
Médiéviste, spécialiste du Moyen-Âge tardif.