
La mémoire de la flétrissure et de l’infamie
Il y a toujours au départ le pilori, le tribunal des mots. Longtemps les femmes en ont été les victimes prioritaires : « Sorcière » « Hystérique » « Putain » « Salope ». Elles ont été les proies de la justice expéditive, lynchées par les mouvements de la foule avant d’être livrées au bûcher. À chaque période d’obscurantisme et de radicalisation, les mots qui tuent ressortent et prolifèrent : ceux qui livrent des individus aux infamies des fuites, de la rumeur, des hordes, des sondages, des réseaux sociaux et des médias.
Un siècle après l’affaire Dreyfus, nous vivons à nouveau une pandémie de mots assassins et radicalisés tels que « violeur », « pédophile », « complotiste », « gauchiste », « étranger », « Immigré », « Islamisme »… Les uns désignent des criminels présumés, les autres des subversifs ou des rejetés. Certains de ces mots ont été abusivement dénaturés : à l’époque de Voltaire, « Islamisme » désignait la religion musulmane au même titre que « Judaïsme » et « Christianisme » pour d’autres religions. Tous ces mots exécutent à priori, de façon irréversible avant toute forme d’instruction, d’enquête ou de jugement. La justice alors se discrédite soit parce qu’elle est trop lente et trop « procrastinée » soit parce qu’elle est au contraire expéditive. Certains médias se dévoient dès lors qu’ils ne vérifient pas les informations qu’ils publient ou qu’ils transforment les accusations en verdicts, au grand mépris de la présomption d’innocence.
Le problème c’est qui la mise au pilori précède aujourd’hui une éventuelle condamnation
Le pilori, c’est un poteau ou un appareil tournant sur un pilier situé sur une place publique, auquel on attachait un condamné, avec un carcan au cou, pour l'exposer aux regards de la foule, à son mépris, à l’indignation publique et marquer ainsi son infamie. Le problème c’est que la mise au pilori précède aujourd’hui une éventuelle condamnation. Dans la famille « Pilori », il faut encore évoquer la flétrissure, la marque au fer rouge sur la peau du supplicié. Cette marque à l’exemple du fleurdelysage pratiqué sur les prostituées a longtemps consisté à marquer au fer rouge sur l’épaule droite une fleur de lys pour les « filles publiques » quand on ne leur coupait pas le nez, ou encore un V pour voleur, un M pour mendiant récidiviste ou un GAL pour les galériens, puis un TP pour les bagnards à perpétuité, un D pour les déportés, ou un F pour les faussaires. La flétrissure exclue la possibilité de l’erreur judiciaire.
D’une certaine façon, on décapite d’abord, on discute après. La loi du milieu et des souteneurs a souvent repris la pratique des États. Dans la Syrie de l’entre-deux-guerres, on a longtemps marqué les mains, le front, les joues, le cou, les lèvres, les seins ou le ventre des Arméniennes afin de pouvoir mieux les discriminer et les empêcher de reprendre leur liberté. Le Pilori fut aussi le nom d’un journal satirique illustré à la fois clérical, antisémite, antimaçonnique, nationaliste et antidreyfusard qui a sévi entre 1886 et 1908. L’anagramme du mot « pilori » c’est « plioir », tant il est vrai qu’après la mise au pilori de celle ou de celui qu’elle concerne, une affaire est bel et bien pliée.
Jean-Pierre Guéno