Les dessous de l'arrestation de Moulin

Ce jour-là, des membres de l’Armée secrète, dont l’unificateur de la résistance, se sont donné rendez-vous à Caluire. Une réunion ultra secrète, dont pourtant la Gestapo n'ignore rien… Une journée à revivre heure par heure.

Illustration: Grégory Proch.

 

Ce lundi matin, Jean Moulin quitte la modeste chambre qu'il occupe au 2, place Raspail, à Lyon, sous le faux nom de Marchand. Son programme de la journée est chargé. Plusieurs rendez-vous attendent le représentant du général de Gaulle, qui a présidé le 27 mai, à Paris, à la constitution du Conseil national de la Résistance, lui conférant une plus large représentativité.

L'homme a conscience des dangers qui le guettent. Le 7 mai, il écrit à Londres: “Je suis recherché maintenant tout à la fois par Vichy et la Gestapo.”

“Décidé à tenir le plus longtemps possible”, il ajoute:

“Si je venais à disparaître, je n'aurais pas eu le temps matériel de mettre au courant mes successeurs.”

 

Le 4 juin, il souligne l'aggravation des pertes autour de lui et le défaut d'encadrement de son “armée des ombres”: “Il est déjà très tard, estime-t-il, souhaitons qu'il ne soit pas trop tard.”

VERS 10 HEURES

Jean Moulin rencontre Tony De Graaff, l'un des hommes chargés de son secrétariat en zone sud. Il lui confie des instructions avant une importante réunion qui doit se dérouler l'après-midi.

Moulin, alias Max, parle également de cela un peu plus tard avec Henri Aubry, l'un des responsables du mouvement Combat, après Henri Frenay et Pierre de Bénouville.

Leurs divergences sont nombreuses, et ces derniers se sont fortement opposés à la politique trop dirigiste à leur goût de l'unificateur de la Résistance, en particulier à propos de l'organisation de l'Armée secrète (AS), cette épine dorsale clandestine très convoitée.

Le temps des explications est venu. Mais aussi celui d'une réorganisation, car les arrestations se sont multipliées ces derniers temps.

Le 9 juin, à Paris, à la station de métro La Muette, le piège s'est refermé sur le général Delestraint, chef de l'AS, arrêté avec deux de ses adjoints, Théobald et Gastaldo, à l'issue d'une opération commune de l'Abwehr – le renseignement militaire allemand – et de la Gestapo.

Lorsqu'il apprend la nouvelle, Moulin écrit, le 15 juin, dans ce qui sera sa dernière lettre personnelle au général de Gaulle:

“Notre guerre, à nous aussi, est rude. J'ai le triste devoir de vous annoncer l'arrestation par la Gestapo, à Paris, de notre cher Vidal [Delestraint]. Il s'est trop exposé, il a trop payé de sa personne.”

 

Moulin rappelle qu'il a réclamé, en vain, des renforts. “Tout peut encore être réparé”, espère-t-il...

Dans ce climat de grande tension, la rencontre avec Aubry ce 21 juin au matin est orageuse. Ils reparleront de tout cela l'après-midi, où une partie de l'état-major de la Résistance va se retrouver.

Aubry pèche cependant par omission puisqu'il ne dit pas qu'il a aussi invité, à cette réunion au sommet, l'un de ses compagnons, René Hardy.

Voilà qui peut être lourd de conséquence puisque ce dernier, responsable de Résistance-Fer, a été arrêté dans la nuit du 7 au 8 juin, bien qu'il ait déclaré avoir échappé aux Allemands.

Malgré tout, Pierre de Bénouville passe outre aux règles élémentaires de sécurité – qui ne sont, il est vrai, pas toujours respectées –, exigeant que tout résistant “grillé” soit mis au vert.

On ne sait pas exactement quelles confidences lui a faites Hardy. Toujours est-il qu'il prend sur lui de le convier aux côtés d'un Aubry qu'il estime trop “léger” pour faire face à Moulin...

Ce dernier poursuit ses contacts. Il s'entretient avec Gaston Defferre, qui le trouve “inquiet et nerveux”, évoquant les difficultés qu'il rencontre avec les mouvements de résistance, qu'il a contribué à unifier mais qui contestent son autorité.

MIDI

Moulin déjeune avec Claude Bouchinet-Serreulles, résistant de la première heure aux côtés de De Gaulle, qui vient juste d'arriver de Londres pour le seconder.

Il retrouve de Graaff et lui demande d'aller chercher le colonel Schwarzfeld à son domicile pour le conduire au terminus du funiculaire de Croix-Paquet, sur les pentes de la Croix-Rousse. De là, il sera conduit au lieu de la réunion... que Moulin ne lui révèle pas.

Émile Schwarzfeld est membre du mouvement lyonnais France d'abord et aussi du réseau Médusa, relié aux Américains de l'OSS. Il fait partie de l'état-major de l'AS.

Un autre homme se prépare : le colonel Lacaze, qui appartient lui aussi à France d'abord. Il a été proposé pour devenir le chef du quatrième bureau (logistique) de l'AS. Il est déjà en route. Il connaît l'adresse du rendez-vous: chez le Dr Dugoujon, place Castellane, à Caluire.

Un endroit choisi par un des amis d'enfance du médecin, André Lassagne, membre de Libération, responsable du deuxième bureau de l'AS, qui va devoir conduire à bon port d'autres résistants.

Le colonel Lacaze, lui, a été mis dans la confidence par un autre responsable, Bruno Larat, qui lui a demandé la veille de participer à cette réunion. Bruno Larat est le chef du Centre des opérations de parachutage et d'atterrissage (Copa), un organisme d'une grande importance, vital même pour les liaisons avec Londres.

“Lacaze est anxieux. Des contacts qu'il a gardés à Vichy l'ont informé que les Allemands préparaient un gros coup à Lyon contre la Résistance.”

Il en a parlé à Larat et a tenté de le faire renoncer, sans succès, à cette entreprise qui doit regrouper au moins une huitaine d'hommes.

Le colonel décide de ne pas se rendre chez le docteur Dugoujon... et, le matin même, lui fait parvenir par sa fille un message où il dit qu'il ne viendra pas. Mais il se ravise.

Photo: Lucas Dubosc.

13 H 30

Prudent, Lacaze prend soin d'arriver une heure avant le rendez-vous, fixé à 14h30. Il ne décèle rien de suspect.

Il sonne. Il est reçu par la domestique, Marguerite Brossier. Elle le fait monter au premier étage, selon les instructions du docteur, qui l'a prévenue que des visiteurs, qui n'étaient pas des patients, devaient se réunir chez lui...

André Lassagne est venu de son côté en reconnaissance, puis il est reparti chercher Aubry, à qui il a donné rendez-vous à la “ficelle” – mot lyonnais qui désigne le funiculaire de Croix-Paquet.

Là, il découvre la présence de René Hardy. Visiblement, il ne refuse pas de conduire cet invité surprise à destination après avoir pris le tram n° 33, dont l'un des arrêts se situe à proximité du domicile du Dr Dugoujon.

14 H 30

Les trois hommes arrivent à destination. Mais n'ont-ils pas été filés? Une femme est en effet sur leurs traces: Edmée Delétraz, résistante, membre du réseau Gilbert, dirigé par le colonel Groussard.

Arrêtée quelque temps auparavant, elle est contrainte de travailler pour l'agent K30 de l'Abwehr, Robert Moog, et conjointement pour les hommes de la Gestapo de Klaus Barbie.

Elle dira avoir procédé, sur ordre de ces derniers, à la filature de René Hardy, qui lui aurait été présenté un peu plus tôt à la Gestapo comme un résistant retourné, ce que l'intéressé a toujours nié.

Elle les suit jusqu'à la maison du médecin. Non sans avoir, dans la matinée, pris contact avec des membres de la Résistance pour les prévenir qu'une importante réunion clandestine est sur le point de tomber.

Ses interlocuteurs, n'étant au courant de rien, sont dans l'impossibilité d'agir efficacement. Edmée Delétraz, parallèlement, en rend compte aux Allemands, qui ont amassé depuis plusieurs semaines quantité d'informations sur la plupart des hommes qui vont se rassembler.

Ils auraient également exercé d'autres filatures, sous la conduite de l'agent Moog et de ses deux adjoints, Saumande (K4) et Lucien Doussot, adepte d'un double jeu trouble au sein de la Gestapo...

Bruno Larat arrive à son tour, en solitaire. Ils sont désormais cinq, au premier étage de la maison, à attendre trois hommes, qui ont du retard: Jean Moulin, le colonel Schwarzfeld et Raymond Aubrac.

Ce dernier, membre de Libération, responsable de l'action paramilitaire et pressenti pour prendre de nouvelles responsabilités au sein de l'AS, a rejoint vers 14 heures Jean Moulin place Carnot, non loin de la gare de Perrache. D'où ils sont partis pour retrouver le colonel, qui est, semble-t-il, la cause de leur retard.

VERS 15 HEURES

Moulin, Schwartzfeld et Raymond Aubrac poussent le portillon de la villa de Dugoujon. Marguerite Brossier, les considérant vraisemblablement comme des clients “ordinaires”, les dirige, non pas au premier étage, mais dans la salle d'attente, où se trouvent plusieurs patients...

Quelques minutes plus tard, deux tractions avant Citroën stoppent brusquement à la hauteur de la mairie. Sept à huit hommes en descendent, revolvers et mitraillettes en main.

Ils se dirigent rapidement vers la résidence du médecin, qui observe cette arrivée de la fenêtre de son cabinet, où il donne une consultation, et se retrouve bientôt face à cinq ou six individus qui ont forcé sa porte sans hésiter.

L'un d'eux lui pointe une arme sur le ventre en criant: “Police allemande, vous avez une réunion chez vous.”

Toute discussion est superfétatoire. Aussi bien pour les résistants au premier étage, qui ne disposent d'aucune issue secondaire pour tenter de s'enfuir, que pour le trio mêlé aux clients dans la salle d'attente.

De toute façon, les Allemands ont l'air bien renseignés. L'un d'eux se rue vers Aubry et, entre deux volées de gifles et de coups de poing, le nargue:

“Tu as l'air moins gai qu'hier, tu ne te souviens pas: je lisais mon journal sur un banc, sur le pont Morand…”

 

Klaus Barbie, le chef de la section IV de la Gestapo de Lyon, était effectivement en filature la veille, et il a eu tout le loisir d'observer lui-même les contacts pris par Aubry, visiblement repéré depuis quelque temps par la police allemande.

Aubry et Lassagne sont les plus malmenés. Ils prennent des coups, avant que tous, y compris deux patientes, ne se retrouvent entassés, mains entravées, dans les voitures.

Sauf René Hardy, qui porte brutalement un coup à l'Allemand chargé de le surveiller – Harry Stengritt. Il parvient à se dégager du cabriolet qui enserre ses mains et prend ses jambes à son cou en zigzaguant, car les gestapistes de Barbie, revenus de leur surprise, font feu.

Ils sont apparemment aussi maladroits que le responsable de Résistance-Fer est agile pour dévaler la montée Castellane. Une balle l'a cependant touché au bras.

Sautant dans un fossé, il s'y terre, avant de constater que les Allemands ne l'ont pas poursuivi longtemps.

Il pourra se réfugier chez les époux Damas, qui l'hébergent habituellement. Mais la police française, alertée, le récupérera bientôt.

FIN D’APRÈS-MIDI

Pour tous les autres, la destination est l'École de santé militaire, avenue Berthelot, à Lyon, devenue le siège de la Gestapo. Après que leur identité a été vérifiée d'une façon plus ou moins poussée, ils sont conduits tard dans la soirée à la prison de Montluc.

Le Dr Dugoujon est enfermé dans la cellule 129; André Lassagne, dans la 117; Raymond Aubrac, sous le faux nom d'Ermelin, dans la 77; le colonel Lacaze, dans la 69; Henri Aubry, dans la 75; Bruno Larat, sous le faux nom de Parisot, dans la 136; le colonel Schwatzfeld, dans la 65; la domestique du Dr Dugoujon, dans la 81; et, enfin, inscrit sur un registre d'écrou sous le nom de Martel, Jean Moulin, dans la 130.

Un Jean Moulin qui, selon les témoignages allemands, mourra quelques jours plus tard au cours de son transfert en train à destination de Berlin, le 8 juillet, des suites des tortures infligées...

Gérard Chauvy

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