
Les amours contrariées de Jean Moulin
Le dramaturge Jean-Marie Besset, auteur de la pièce Jean Moulin. Évangile (L'Avant-scène théâtre, 2016), soutient l'hypothèse que l'unificateur des mouvements de la Résistance était homosexuel. Il dévoile les pistes qui étayent cette conviction intime.
Plan de l’article
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Sujet tabou
Jean Moulin en arlésienne
Une passion en question
Daniel Cordier au téléphone
L’énigme Jean Choquet
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Soyons clair d’entrée de jeu.
L’homosexualité de Jean Moulin a été évoquée très tôt, dès l’après-guerre, comme élément à charge contre lui.
Dans le contexte de l’époque, comme le soupçonner de communisme ou d’être un agent soviétique, c’était pour le salir, et discréditer son caractère.
Ainsi, on peut lire dans la revue L’Histoire (2007) cette analyse de Jean-Pierre Azéma sur les mises à jour concernant Jean Moulin:
“Il y a d’abord, de façon générale, dans le remue-ménage des années 1970, inauguré par ‘Le Chagrin et la Pitié’, de Marcel Ophüls 1971, la remise en cause de la Résistance. Il s’agissait moins d’une contre-attaque de vichystes nostalgiques, comme l’ont un peu trop prétendu les résistants, que d’un rejet grandissant des récits hagiographiques de la Résistance, rejet doublé d’une indigestion de gaullisme.
Le deuxième phénomène majeur, avec des retombées plus spécifiques sur la mémoire de Jean Moulin, est la mise à mal de l’idéologie marxiste-léniniste, puis l’ouverture, dans la foulée de la chute du Mur, des fameuses ‘archives de Moscou’. Pour cette raison que le héros étonne et donc dérange, d’aucuns ont alors cherché à faire de Moulin un être ordinaire, voire médiocre, au besoin homosexuel pour établir un parallèle avec les ‘taupes’ du KGB de Cambridge, et – la conjoncture internationale aidant – ce qui était au départ un procès en mémoire est devenu procès en sorcellerie.”
Aujourd’hui cependant, et Azéma (dont la formule “au besoin homosexuel” lui paraît une gradation dans la gravité des charges) ne le comprend pas, le propos est radicalement autre, la perspective diamétralement opposée.
Il s’agit d’apprendre aux jeunes générations, dans une France de 2017 où la découverte de son homosexualité reste le principal facteur de suicide chez les adolescents, qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils n’appartiennent pas à une race inférieure et maudite. Qu’il n’y a pas que quelques écrivains (fussent-ils les plus grands de notre littérature: Proust et Rimbaud) et vedettes populaires pour leur servir de modèles.
À ce titre, dire franchement que le premier parmi les héros et martyrs de la France du XXe siècle était incidemment homosexuel, apparaît comme un devoir, un impératif catégorique.
“Je crois qu’on ne pouvait être résistant que quand on était inadapté.”
Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Le Chagrin et la Pitié
Sujet tabou
L’homosexualité que des commentateurs ont associée à (voire, comme l’idiot de famille Sartre, trouvée consubstantielle de) la collaboration, est évidemment plus logique dans la Résistance.
D’abord parce que l’homosexuel français de 1940 est habitué à être inquiété par la police (il le sera d’autant plus avec les lois homophobes prises par Pétain en zone libre en août 1942), il a donc intégré une culture et un comportement du secret. Il se cache, il cloisonne, il dissimule, il couvre ses traces, il se tait. Autant de qualités pour un résistant.
Ensuite parce que, sans femme et sans enfants, il fait moins courir de risques à ses proches. Enfin, parce que, sans attaches, il peut mieux courir les risques de l’aventure et de la clandestinité.
C’était le cas de Jean Moulin, de Pascal Copeau, de Daniel Cordier.
Dans un article intitulé “Le chemin français de tant de Résistants” (“The French Path of Most Resistance”, revue Standpoint, janvier-février 2010), Julian Jackson, de l’université de Londres, Queen Mary’s College, écrit:
“De telles spéculations ne relèvent nullement d’un intérêt anecdotique, bien qu’en France, il soit encore considéré comme un crime de lèse-Résistance de soulever ces questions. […] Dans le documentaire Le Chagrin et la Pitié, l’agent du SOE Britannique Denis Rake suggère que l’une de ses motivations pour entreprendre des missions aussi dangereuses était de prouver qu’en tant qu’homosexuel, il était aussi courageux que n’importe qui.”
“Avoir une très bonne mémoire était la première qualité de résistant. La seconde était le mutisme”, écrit Antoinette Sachs dans Auprès de Jean Moulin.
On n’a pas de preuves.
Les Résistants et les témoins survivants appartiennent à une génération pour laquelle cela reste un motif de honte ou de scandale.
Donc sujet tabou par excellence.
Ils font front contre cette idée, avec leurs héritiers.
Par exemple, en 1989, lorsque le prix Novembre envisageait de couronner le premier tome de la biographie de Moulin par Cordier, un membre du jury, Angelo Rinaldi, avait reçu un coup de fil de Sylvie Pierre-Brossolette (sa consœur à L’Express, petite-fille du résistant), le mettant en garde: Cordier attirait trop l’attention sur l’homosexualité dans la Résistance.
À l’époque, pourtant, et jusqu’à ce jour, Daniel Cordier s’est bien gardé de dire que Moulin ait pu être bisexuel.
De livre en livre, il soutient même le contraire. Tout en ayant fini par avouer sa propre homosexualité… en 2009, à 89 ans, donc, dans une interview au Monde.
Je suis bien placé pour le savoir: mon éditeur, en 2008, m’a fait changer une réplique de ma pièce Perthus, où j’évoquais la passion du secrétaire pour son chef, au motif que Cordier justement, n’ayant pas fait son coming out, pourrait tiquer sur ce point.
Jean Moulin en arlésienne
On dispose en revanche d’un faisceau d’indices et de présomptions.
Le premier étant précisément cette dénégation constante de l’hypothèse de l’homosexualité de Moulin.
Car, évidemment, la question est sans cesse posée à propos de ce héros-là. Alors que c’est une question qui ne se pose jamais à propos d’un certain nombre d’hommes célèbres, par exemple Pierre Brossolette, Henri Frenay, Charles de Gaulle, le maréchal Pétain, Guy Môquet, André Malraux ou François Mitterrand.
Sur Jean Moulin, elle se pose toujours, y compris dans des interviews. Or poser une question est déjà, partiellement, y répondre.
Ainsi un journaliste américain ouvre une interview avec Antoinette Sachs en lui demandant si Moulin était un homme “normal”. Ce à quoi elle s’empresse de répondre: “Naturellement”, tout en ajoutant, peu sibylline:
“Nous avons souvent partagé une maison, parce qu’il le fallait. Pour la façade. Mais nous n’avons jamais partagé une chambre”
News of the World, Jack Miller, 7 mars 1965
Moulin, en 1939, est le plus jeune préfet de France. Il a 40 ans et il est le seul à n’être pas marié. Il n’a pas d’enfants non plus.
Dans une France restée catholique et traditionnelle, sa situation étonne. Toutes les femmes qu’on lui a attribuées, non seulement ne se sont pas vantées d’avoir été la maîtresse du héros, mais ont démenti catégoriquement avoir eu des rapports charnels avec lui.
La sœur de Moulin, dans sa biographie Jean Moulin (Presses de la Cité, 1969), se livre innocemment à un certain nombre de commentaires et réflexions, anodines en apparence, mais dont l’accumulation finit par être troublante.
En 1917-1918, quand Jean est en première année de droit à Montpellier, elle note:
“Il allait volontiers avec ses camarades fêter un succès à Rimbaud, établissement réputé sur les bords du Lez, ou bien ils allaient s’ébattre ensemble sur la plage, à Palavas. Ces sorties se passaient entre garçons, à la différence de ce qui est d’usage aujourd’hui.”
Puis lors de sa mobilisation en 1918:
“Je ne sais si ce bel uniforme lui valut des conquêtes féminines, pas plus que je n’ai su s’il avait eu quelque amourette au cours de sa vie estudiantine. Il était extrêmement réservé sur ce chapitre avec nous. En tout cas, il n’y eut rien de sérieux car moi, étant à Montpellier en même temps que lui, j’aurais eu vent de quelque chose.”
En 1921, lorsqu’il termine son droit à Montpellier, à l’occasion d’une fête étudiante:
“Ils allèrent bras dessus, bras dessous, Louis vêtu en matamore et Jean en Arlésienne, avec un loup sur le visage. Mon frère, qui était fin et élancé, jouait à merveille son rôle de fille, au point que les copains de Louis lui enviaient sa conquête.”
L’été suivant:
“Pendant ses visites à Béziers, qui étaient assez fréquentes, Jean retrouvait ses amis d’enfance et surtout Marcel, qu’il chérissait comme un jeune frère. Nous habitions porte à porte et, soit chez nous soit chez lui, les deux amis s’épanchaient. Marcel, un peu trop couvé par un père âgé, trouvait auprès de mon frère un air plus libre et un horizon plus large.”
En 1925, lorsqu’il est sous-préfet d’Albertville:
“Il passait la plupart de ses soirées seul, dans cette grande demeure. La lecture, le dessin les meublaient, mais il éprouvait le besoin d’une affection, d’une compagnie à côté de lui. Il lui semblait qu’à la tête d’une sous-préfecture, la présence auprès de lui d’une jeune femme lui permettrait de mieux accueillir et traiter ses hôtes, amis ou officiels.”
Son bref mariage subséquent avec Marguerite Cerruti est donc présenté comme un mariage de convenance:
“Je ne sais comment mon frère, artiste et amateur de belles lignes, avait pu s’éprendre d’une jeune fille douée d’un tel embonpoint.”
Après son divorce:
“Les deux grandes déceptions sentimentales qu’il avait éprouvées lui ôtèrent à jamais le goût de contracter une seconde union. D’ailleurs, il eût été exigeant dans le choix d’une compagne digne de lui. À ma connaissance, il ne la rencontra jamais.”
Sur son apparence physique.
Partout, Moulin est un dandy, habillé avec soin, au point qu’en 1940, lors de sa déposition au procès de Riom, lorsqu’il tombera sur son ancienne secrétaire, cela donne sous la plume de Laure, la remarque suivante:
“Mme Moreau, que j’ai eu l’occasion de voir récemment, m’a dit qu’elle avait été étonnée de voir son ancien chef, jadis si soigné dans sa tenue, vêtu d’un costume de voyage assez négligé.”
Et en effet, sur les photos de vacances, Moulin a toujours la tenue ad hoc, le pull ras de cou très mode lorsqu’il est au ski, le maillot Errol Flynn lorsqu’il est sur le voilier, déhanché et rieur, la main posée délicatement sur l’épaule d’une des deux élégantes qui dominent la photo… Il paraît chaussé de sandalettes de femme.
Il y a encore l’amitié avec quelques homosexuels notoires, dont Max Jacob, avec qui il se lie d’amitié en Bretagne.
Il y a son studio de la rue des Plantes, qu’il partage un temps avec André Labarthe, et dont le propriétaire est Louis Dolivet, lequel est décrit dans sa fiche de police d’avant-guerre comme “roumain, juif et homosexuel”.
Il y a ses caricatures, dont certaines visent les Juifs, au point qu’elles sont considérées comme antisémites, et aussi les bars homosexuels de Montparnasse, dont le fameux Select (le fameux dessin légendé par lui “L’envers vaut l’endroit”, mais aussi de nombreux autres, où des couples de garçons ou de filles s’enlacent dans les coins).
Dans son seul récit autobiographique, Moulin raconte les tortures infligées par deux officiers nazis, culminant avec la décision, au terme d’une journée éprouvante (17 juin 1940), d’enfermer le préfet de Chartres dans un réduit pour qu’il passe la nuit avec un tirailleur sénégalais:
“Puisque nous connaissons maintenant votre amour pour les nègres, nous avons pensé vous faire plaisir en vous permettant de coucher avec l’un deux.”
Premier Combat (Minuit, 1947)
Le lendemain, emmenant Moulin qui a tenté de s’ouvrir la gorge à l’infirmerie, l’officier nazi lance à sœur Henriette (Henriette Mauboussin):
“Vous ne saviez pas, ma sœur, que votre préfet avait des mœurs spéciales? Il a voulu passer la nuit avec un nègre, et voilà ce qu’il lui est advenu” (cité par Baynac, Présumé Jean Moulin, Grasset, 2007, p. 57).
Est-ce à dire que les Allemands disposaient d’informations de police sur l’orientation sexuelle du préfet de Chartres?
André Baudry, professeur de philosophie, fondateur de la revue Arcadie, a relaté à l’historien Julian Jackson une indiscrétion de Raoul Mgr Harscouët, évêque de Chartres à l’époque de Moulin (1939-1940), qui savait que son préfet, croisé dans un bain de vapeur, aimait les hommes.
Ces dires, évidemment, ne reposent (et ne peuvent reposer) que sur l’histoire orale des homosexuels entre eux. Aucun de ces faits, sauf rapport de police en cas d’incident exceptionnel, ne pouvant figurer dans des archives.
Dans sa biographie de Jean Moulin (Perrin, 2003, p. 105), Jean-Pierre Azéma avance pour l’épisode une explication plus conforme au dogme de la “perversion fasciste”. Il commente:
“On verra dans cette façon de taxer d’homosexualité le premier responsable administratif de la ville une confirmation de l’imprégnation idéologique nazie chez les officiers de la Wehrmacht: on connaît la place ambigüe qu’occupe l’homosexualité dans l’imaginaire comme dans les pratiques nazies”.
À la même époque, au printemps 1940, Jeanne Boullen, une infirmière cadre au service de santé d’Amiens replié sur Chartres fait la connaissance du préfet Jean Moulin.
“L’ardente infirmière tombe amoureuse du ténébreux préfet. Il l’appelle affectueusement ‘petit Boullen’ sans plus: il est d’un autre monde. Et d’ailleurs il préfère les hommes, affirme Jacques Baynac en ajoutant malicieusement qu’on est sommé de ne pas le dire” (cité par Anna Lietti dans Le Temps, 8 juillet 2011).
Dans la première édition du récit autobiographique Premier combat (titre choisi par Laure pour le journal de Moulin à Chartres), publié avec l’aide d’Antoinette Sachs, sa sœur Laure Moulin, agissant comme éditrice et censeur, coupe la phrase où Jean Moulin, le 16 juin à Chartres décrit les soldats français en déroute: “Jeunes hommes au regard clair, au masque durci par le feu des combats, au torse de jeunes dieux jailli de vos carapaces d’acier” (phrase présente dans le manuscrit de la BN).
Une censure assez éclairante qui est relevée par Baynac (ibid., p. 52).
Notons encore que dans ses agendas, Antoinette Sachs désigne systématiquement et à de très nombreuses reprises Jean Moulin sous les pseudonymes féminins de “Jeanne” et “Jeannette”… plutôt que d’employer des prénoms masculins comme “Julien” ou “Antoine”…
Parmi les grandes figures de la Résistance dont l’homosexualité est attestée mais taboue, et que Jean Moulin a été amené à fréquenter ou à croiser dans son œuvre d’unificateur, citons André Philip, par ailleurs marié et père de famille, ou Pascal Copeau, dont la brillante carrière politique à la Libération fut brisée net à la suite d’une arrestation en flagrant délit de drague homosexuelle sur un quai de Seine, et le chantage subséquent de ses “amis” communistes (Marcel Servin récupère son siège de député de la Saône). Pascal Copeau, numéro 2 du mouvement Libération Sud, qui était présent lors des comités directeurs de 1943 du CNR.
Citons enfin Michel Debré, qui était une connaissance de Pascal Copeau d’avant-guerre, et dont l’artiste et illustrateur Claude Place (aujourd’hui octogénaire) affirme que “tout le monde savait qu’il était homosexuel”.
Debré ayant quitté Vichy pour rejoindre Londres en février 1943, il est plausible qu’il ait pu rencontrer Moulin, qui s’y trouvait aussi. Ce point restant à établir.
En tout cas, ils se connurent en France au printemps 1943, puisqu’à une objection qu’on lui faisait sur le passé vichyssois de Debré, Moulin insista pour que ce dernier soit recruté dans un comité, au motif qu’on avait besoin de grands administrateurs qui connaissaient les dossiers.
Une passion en question
Enfin, se pose la question des jeunes gens, agents de liaison, employés de Jean Moulin, même s’ils sont au nombre d’une quinzaine de filles pour une vingtaine de garçons. Différentes sources affirmant que Jean Moulin avait un goût pour les jeunes gens, plutôt 19 ou 20 ans que la trentaine.
Dans sa note intitulée [Précautions prises par Max en 1942-1943] citée par François Berriot (p. 191), Antoinette Sachs écrit: “Jean Moulin; Marchand, Martel, Mercier; Rex, Régis, Max. Ses secrétaires, courriers itinérants, Choquet, Jane Boullen, Cordier, De Graaff, ne savaient pas qu’il était Jean Moulin. Laure Moulin, Antoinette Sax savaient qu’il était Max.”
Dans une autre note plus tardive, Antoinette Sachs se montre choquée par une calomnie sur Moulin et réagit: “C’est injurier sa mémoire d’insinuer qu’il se livrait à des libertinages avec ses employés, d’ailleurs irréprochables et qui le servaient de leur mieux” (cité par Berriot, p. 193).
Alors, libertinage, peut-être pas, en effet, mais histoire d’amour?
Voilà ce qu’écrit sur la relation Cordier-Moulin Julian Jackson, de l’université de Londres, Queen Mary’s College, dans son article Le Chemin français de tant de résistants:
“Les sentiments de Cordier pour Moulin en vinrent au point d’une espèce de passion – même si elle n’était pas de nature sexuelle, Moulin ayant l’âge d’être son père. Dire les choses en ces termes est parfaitement approprié puisque Cordier aujourd’hui ne fait plus mystère de sa propre homosexualité.”
Mais quid des sentiments de Moulin envers Cordier?
Dans ses volumineux écrits sur Moulin, Cordier n’a jamais suggéré une seule fois que Moulin lui-même ait pu être homosexuel, pourtant il y a des raisons de penser que la sexualité de Moulin était hautement ambiguë.
En effet, pourquoi s’est-il si soudainement attaché à ce jeune homme intense et séduisant? Et bien que Moulin n’ait jamais laissé Cordier oublier qu’il était le patron, il lui montra une affection réelle.
Un jour, il lui fit cadeau d’un gros livre sur l’art moderne. Une autre fois, il lui dit:
“À la Libération, je t’emmènerai au musée du Jeu de paume. Ce sera notre célébration.”
Quels que fussent les sentiments de Moulin pour Cordier, il est certain que le “fidèle Alain” – comme il le présentait aux chefs des mouvements – lui était devenu indispensable. À la fin d’une journée particulièrement éprouvante, il emmenait souvent Cordier dîner avec lui, se lançant dans un grand monologue, comme pour se délivrer de ses soucis et de ses frustrations.
Jacques Duclos, qui fait plus qu’à son tour le coup de poing pour le parti communiste, baptise en 1944 Daniel Cordier “le petit ami” – entendez “de Jean Moulin”. Ce qui, pour le futur chef du PCF, constitue un surnom péjoratif, voire infâmant.
Le Parti n’a-t-il pas proclamé dès 1938 que “l’homosexualité est une perversion fasciste”?
Le sort fait à Paul Thorez par ses parents réfugiés en URSS, Maurice, premier secrétaire du PCF, et sa femme, la terrible Jeannette Vermeersch, qui mettent leur fils à la porte et le couvrent d’insultes en apprenant son homosexualité, en dit long sur le dégoût qu’inspirait ce vice bourgeois aux responsables du Komintern.
La destinée de Paul Thorez (1940, Moscou-1994, Castanet), qui avait pourtant tonton Staline à la maison pour Noël dans sa petite enfance, jusqu’à ce qu’il soit emporté par le sida, est un véritable crève-cœur.
La route du PCF vers une reconnaissance de l’homosexualité sera longue, et passera au finish par les aveux d’Aragon octogénaire – et sûrement pas celui avec qui Jean Ferrat déclarait: “La femme est l’avenir de l’homme.”
Daniel Cordier au téléphone
Pour en avoir le cœur net, j’ai interviewé Daniel Cordier, par téléphone, en sa retraite cannoise, le 7 avril 2015, de 15 heures à 15 h 20.
Cordier, à qui un ami commun, François Berriot, avait parlé de ma pièce, et de l’allégation d’homosexualité concernant Moulin, se montra catégorique. D’abord le concernant lui, Cordier.
Daniel Cordier
“Je vous assure qu’il n’y a jamais eu la moindre ambiguïté entre Moulin et moi, pour la bonne raison que j’ai toujours aimé les garçons de 20, 21 ans, jamais au-delà. Plus de 21 ans, pour moi, c’était impossible. Maintenant, j’ai 94 ans et je ne suis plus rien. Mais l’idée de voir nu un homme de 40 ans me dégoûte et me révulse. Si Moulin, en admettant qu’il ait pu être homosexuel, ce qui est une hypothèse absurde, avait manifesté le désir de coucher avec moi, ou m’avait fait la moindre avance, j’aurais demandé aussitôt qu’on me change d’affectation et exigé de revenir à Londres. Moulin était tout le contraire d’un homosexuel, il était un homme à femmes. Je n’en ai connu que quelques-uns dans ma vie, comme mon kinésithérapeute actuellement. C’est-à-dire des hommes qui font l’amour avec quatre ou cinq femmes différentes par jour. Moulin était ainsi, ça lui était indispensable.”
Jean-Marie Besset
“En 1989, je vous ai entendu dire à la radio que vous étiez allé en 1945 attendre à la gare de l’Est tous les trains qui revenaient d’Allemagne avec l’espoir de voir revenir Moulin. Votre émotion pour moi ressemblait à de l’amour.”
D. C.
“Ce que vous dites là me déplait souverainement, et rien n’est plus odieux que le mot que vous employez.”
J.-M. B.
“Disons alors une amitié vive, qui pourrait ressembler à de l’amour.”
D. C.
“Non! L’amitié n’a aucun rapport avec l’amour. Absolument aucun. Et encore une fois, comment aurais-je pu éprouver de l’amour pour un homme qui avait plus de 40 ans, l’idée me fait horreur!”
J.-M. B.
“Cependant, lorsque vous aviez vous-même 40 ou 50 ans, vous aviez des rapports avec des jeunes hommes de 20 ans donc. De leur point de vue, ce n’était pas du tout dégoûtant et sans doute prenaient-ils du plaisir à coucher avec vous…”
D. C.
“C’est leur problème et ce ne sont pas mes affaires, qu’est-ce que je sais moi de ce qui se passe dans la tête des gens.”
J.-M. B.
“Vous n’avez pas revu Pascal Copeau après la guerre, or sa vie publique, sa carrière politique avaient été détruites par son homosexualité…”
D. C.
“J’ai appris beaucoup plus tard que Copeau était homosexuel, et ce qui lui était arrivé. Mais j’ai revu Copeau à plusieurs reprises dans des réunions de résistants.”
J.-M. B.
“Mais ce n’était pas un proche…”
D. C.
“Non, juste après la guerre, à part Suzette Moret, j’ai pris la décision de tourner la page sur la période de la Résistance. Et de ne plus voir mes camarades. Je ne voulais pas devenir un ancien combattant.”
J.-M. B.
“Mais en tant qu’homosexuel, vous auriez pu fréquenter d’autres homosexuels, des écrivains, des intellectuels de votre génération, surtout en des temps où l’homosexualité était réprimée. Outre les problèmes de Copeau, rappelons que Charles Trenet par exemple a fait de la prison en 1963 à Aix-en-Provence…”
D. C.
“Je vous répète que je n’aime que les jeunes gens. Il était hors de question de voir des hommes de mon âge. J’ai horreur des homosexuels. Et du milieu homosexuel. Horreur.”
Cette dernière affirmation de Cordier au moins est contredite par des faits dont j’ai eu connaissance directe.
Ainsi, dans les années 1960, Cordier emmenait son compagnon de l’époque déjeuner fréquemment dans une auberge des bords de la Marne. Ces déjeuners étaient des réunions d’homosexuels de la génération de Cordier avec leurs jeunes amants. On y évoquait la guerre et la résistance.
Vers la même époque, des années 1960 ou 1970, Roland Barthes emmena de la même façon son ami (et le mien) André Téchiné, tout jeune cinéaste, déjeuner à Cannes chez l’ami Daniel Cordier.
L'énigme Jean Choquet
Enfin, on peut identifier, à part Cordier, qui est le seul qui soit toujours en vie, quelques-uns des jeunes hommes que Moulin a recrutés à son service.
Jean-Louis Théobald, 19 ans au moment de la rencontre, avait déjà monté son propre réseau de jeunes qui voulaient agir dans la résistance.
Il est étonnant que, trois jours à peine après avoir rencontré ce grand beau jeune homme, étudiant en médecine, dans la cantine que tenait Mme Moret avec sa fille Suzette (Suzanne Olivier Lebon), Jean Moulin ait nommé Jean-Louis Théobald agent de liaison exclusif entre lui et le chef de l’Armée secrète, le général Delestraint.
Enfin, il y a le cas de Jean Choquet, jeune homme chargé d’apporter à Jean Moulin son vélo chaque fois qu’il descendait à Avignon. Jean Choquet, dont le nom de guerre est “Claudie”, de résonance assez féminine, et dont Antoinette Sachs parle à plusieurs reprises dans son journal, notamment dans un paragraphe assez détaillé (dans François Berriot, Autour de Jean Moulin, p. 191).
Moulin a écrit de lui cette phrase étonnante: “Il est comme une aiguille de pin tombée d’un arbre.” On ne dit pas cela de tout le monde.
Quand Moulin est arrêté à Caluire, sa carte d’identité indique: “Jacques Martel, peintre et décorateur, né à Picquigny.” Or la seule personne qui soit née à Picquigny dans l’entourage de Jean Moulin, c’est Jean Choquet.
Picquigny est dans la Somme, assez loin, donc, du Midi.
Je me suis donc penché sur le personnage de Jean Choquet et j’ai appris que Jean Choquet est parti de Picquigny en décembre 1940, en compagnie d’un autre garçon, Roger Friscourt.
Je suis allé voir Roger Friscourt pour lui parler de Jean Choquet. Choquet a été arrêté, déporté et il est mort dans des conditions épouvantables. Il était dans une cage où il ne pouvait se tenir ni debout ni couché. Son corps a été rapatrié à Picquigny, et seules dix personnes ont assisté à son enterrement, car on soupçonnait Jean Choquet d’être un agent allemand…
Je terminerai sur cette réponse magnifique, et totalement sibylline, de Roger Friscourt, ami de Jean Choquet, sur Jean Choquet.
“Jean Moulin, homosexuel? Impossible à savoir!”
Au double sens de “On n’a pas assez d’éléments pour l’affirmer” et “L’état des préjugés et de l’opinion ne permet pas de le révéler”.
Jean-Marie Besset