Le non-débat sur la défense européenne

Gaullistes et communistes unissent leurs voix pour repousser toute discussion sur le traité souhaité par la France et ratifié par les autres Etats.

Dans les années de l'après-guerre, à  la seule idée que puisse renaître une armée allemande, une égale indignation s'empare de tous les responsables politiques français. Or, en juin 1950, la guerre de Corée qui, pour beaucoup, annonce une agression soviétique contre l'Europe occidentale, pose brutalement le problème du réarmement allemand. Les Etats-Unis exigent en effet la participation de la République fédérale allemande à  la défense de l'Europe. Comme la France ne veut pas entendre parler d'une quelconque remilitarisation de l'Allemagne, Jean Monnet, à  l'origine de la construction européenne, suggère d'étendre à  la défense le système communautaire du charbon et de l'acier, que la France vient de mettre en place avec l'Italie, le Benelux et la République fédérale d'Allemagne. Ainsi naît l'idée de Communauté européenne de défense, la CED.

Mais à  peine le traité de Paris est-il signé en mai 1952, que les passions se réveillent quand il s'agit de le faire adopter par le Parlement. Les deux forces qui tiennent en tenaille les gouvernements fragiles de la IVe République, les communistes et les gaullistes, chacun pouvant se targuer de réunir près du quart des électeurs, se déchaînent avec une égale fureur contre cette armée " dite européenne " - c'est le terme employé par le général de Gaulle. Parce qu'elle crée des institutions supranationales et dépend du commandement supérieur de l'Otan, elle réduit, selon lui, la France au rang de colonie américaine.

Quant aux communistes, contre cette " renaissance du militarisme allemand " voulue par les ennemis de Moscou, ils recréent les alliances de l'Occupation. L'Humanité ouvre ses colonnes à  des anticommunistes notoires Daladier, Weygand, le comte de Paris, parce qu'ils s'opposent à  l'armée européenne. A l'exception des républicains populaires qui se veulent les bâtisseurs de l'Europe, le trouble gagne tous les partis politiques, où s'affrontent partisans et adversaires de l'armée européenne.

La querelle n'épargne pas l'administration. Le maréchal Juin, la plus haute autorité militaire, se livre à  des déclarations fracassantes contre la CED, ce qui lui vaut d'étre relevé par le gouvernement de ses commandements. Au Quai d'Orsay, où les " Européens " sont nombreux, des pétitions contre l'armée européenne circulent, ce qui ne s'est jamais vu. La passion est telle que, durant deux ans, alors que tous les autres pays signataires ont ratifié le traité voulu par la France, les gouvernements successifs reculent devant le débat parlementaire, ce qui, à  en croire Edgar Faure, est " la position idéale : le gouvernement a signé le traité, le Parlement n'a pas ratifié, l'opinion est divisée. A eux deux, Parlement et gouvernement satisfont toute l'opinion "...

Mais il est un moment où ne plus décider devient impossible. Pierre Mendès France, dès son arrivée à  la présidence du Conseil en juin 1954, s'est engagé à  régler les problèmes en suspens. N'ayant pu obtenir de nouvelles modifications au traité, il décide de soumettre le texte tel quel au Parlement.

Le débat s'ouvre le 30 aoà»t 1954 au Palais-Bourbon. Mais bien que les députés siègent durant près de 24 heures, dans une folle atmosphère de conciliabules, d'apartés, de rumeurs, " le débat " n'a pas lieu. De fait, après le discours de Mendès France qui souhaite jouer les témoins impartiaux - contre l'avis du président de la République, René Coty, il a décidé que le gouvernement s'abstiendrait lors du vote -, s'engage une incroyable querelle de procédure. Pour enterrer le projet qui mettrait sous le méme uniforme soldats français et allemands, une offensive inattendue est lancée par un député d'Alger, le général de réserve Aumeran, pour qui le refus de l'armée européenne serait " une preuve de virilité "...

Il dépose une question préalable, la procédure la plus expéditive, la plus brutale pour rejeter un texte : si elle est adoptée, elle supprime tout débat. Durant des heures, l'Assemblée se passionne non pour le traité lui-méme, mais pour la question préalable. Après avoir été retirée, elle est à  nouveau déposée. Et alors se produit un des coups de théâtre les plus étonnants qu'ait connu le Palais-Bourbon. On apprend du socialiste André Le Troquer, président de l'Assemblée, que la question du général Aumeran est contresignée par le président d'honneur de l'Assemblée, Edouard Herriot, cette gloire de la IIIe République et du radicalisme. Son âge avancé 81 ans et la maladie l'ont écarté depuis des mois de toute action publique. Il n'en demeure pas moins pour les députés, l'incarnation vivante de la tradition républicaine.

Comme l'allié inattendu du général Aumeran est dans l'incapacité de monter à  la tribune, on lui fait porter un micro à  sa place. Dans un silence total, cette voix lance un appel solennel au Parlement : " La Communauté européenne de défense, laissez-moi vous le dire comme je le pense, au soir de ma vie [...], c'est la fin de la France. [...] Je suis fondé, moi qui suis un vieillard, moi qui vais disparaître, à  vous dire affectueusement [...] : Méfiez-vous de ne pas avoir à  regretter un acte que vous ne pourriez plus réparer. [...] C'est la question de la vie ou de la mort de la France [...]. "

Tout est joué. Communistes et gaullistes d'un côté, républicains populaires de l'autre, ancrés dans leurs convictions opposées, votent unanimes. Ailleurs, que ce soit chez les socialistes, les radicaux ou les indépendants, la division est de rigueur. Les adversaires de l'armée européenne l'emportent.

Dans une atmosphère délirante, où la moitié des députés debouts chantent La Marseillaise tandis que d'autres entonnent L'Internationale et que certains crient " A bas la Wehrmacht ! ", l'Assemblée nationale adopte la question préalable déposée par le général Aumeran par 319 voix contre 264. Elle juge qu'il n'y a pas lieu à  débat. Le traité instituant la Communauté européenne de Défense ne sera donc jamais ratifié. Soulignons qu'il ne sera méme pas discuté.

Quarante ans plus tard, le jour des célébrations du 14 juillet 1994, militaires français et allemands défilaient côte à  côte sur les Champs-Elysées, dans le cadre de l'Eurocorps créé l'année précédente.

Newsletter subscription form block

Inscrivez-vous à notre newsletter