La IVe République tombe en Algérie
Cinquante ans ont passé. Le 1er novembre 1954 est devenu la Toussaint sanglante, le premier jour de la guerre d'Algérie. Au fil du temps, le regard porté sur l'événement se transforme. Pour ses contemporains, ce fut une journée banale, marquée par une " flambée terroriste " en Algérie : 30 attentats en vingt-quatre heures. Mais, de l'avis quasi unanime des experts, elle devait étre " étouffée dès le lendemain ". D'ailleurs, une note confidentielle adressée, dans le trimestre précédent, au président du Conseil, Pierre Mendès France, précise que " l'Algérie apparaît comme une île de paix quasi miraculeusement préservée des remous qui agitent ses voisins ", car en Tunisie et au Maroc, les nationalistes, qui réclament la fin du protectorat de la France, ont décidé le recours à la violence. La Tunisie est " en état d'insurrection larvée ". Les principales villes du Maroc, où les attentats se multiplient, sont des " zones d'insécurité ".
En fait, depuis des mois et méme des années, les gouvernements successifs ont reçu maints avertissements sur la révolte qui gronde en Algérie, les groupes qui s'organisent pour passer à l'action. Mais parce qu'un calme apparent règne dans les trois départements algériens, parce qu'ils sont pris à la gorge par des problèmes urgents - l'Indochine, les difficultés financières, la reconstruction, la modernisation -, tous ceux qui, à Paris, sont en charge de l'Algérie n'ont tenu aucun compte de ces rapports alarmants. Sur les 681 pages du journal du président de la République Vincent Auriol pour l'année 1953, sept lignes seulement concernent l'Algérie ; et encore n'ont-elles trait qu'à la déconcentration administrative.
En 1954, avant le 1er novembre, de très nombreux rapports sur le danger d'une vague d'attentats en Algérie ne sont pas pris en considération, pas plus que ne l'est l'adjuration de Ferhat Abbas, le futur président du Gouvernement provisoire de la République algérienne GPRA, à des réformes urgentes. Durant l'été, Ferhat Abbas attend trois mois, dans un hôtel de Barbès-Rochechouart, pour étre reçu par le Premier ministre Pierre Mendès France, entrevue dont il sort profondément déçu. Dans ses Mémoires, qui n'ont jamais été publiés, Roger Léonard, gouverneur général de l'Algérie entre l951 et 1955, fait le constat de cet aveuglement : " La France était fière de l'Algérie qui ne lui coà»tait pas cher, qui lui avait fourni durant les deux guerres mondiales des soldats dont on vantait le courage. Mais elle ignorait le problème algérien et ne voulait pas le connaître. "
Seul peut-étre le président de la République René Coty a conscience de la gravité des événements du 1er novembre. Le lendemain, en effet, il écrit dans son journal intime : " Dans le beau ciel, hier, le coup de tonnerre des trente attentats algériens. Voilà qui va animer la controverse, vieille comme le monde, de ceux qui ne veulent que répression et ceux qui sont préts à toutes capitulations. "
Parce que la guerre d'Algérie commence alors que la IVe République entre dans sa huitième année et que quatre ans plus tard elle précipitera sa fin, la tentation est grande de lui imputer ce conflit dramatique, qui aujourd'hui encore pèse sur la société française.
En aucun cas, elle n'en porte seule la responsabilité. La IVe République a, en effet, hérité en Algérie d'une situation qui contient tous les germes de l'affrontement : l'incapacité de la France depuis 1830 de définir et d'adopter une politique cohérente à l'égard de l'Algérie, le maintien dans un statut de citoyen de seconde zone de la quasi-totalité de la population musulmane, les FSNA. Ces 8 millions de Français de souche nord-africaine ne disposent pas des mémes droits que le million d'Européens qui vit en Algérie : eux sont des Français à part entière. L'inégalité devant l'impôt du sang est criante : on demande à tous de donner leur vie pour la France, mais un homme de troupe FSNA ne perçoit que 38 % de la solde d'un Européen. Lors de la campagne de Tunisie, promesse est faite d'uniformiser les traitements, mais en 1944, à Alger, le Gouvernement provisoire de la République française a renoncé à cette mesure, jugée trop onéreuse...
En revanche, le point de non-retour de la guerre d'Algérie, s'il en est un, est imputable à la IVe République. A l'été 1947, au sixième mois de son existence, soumise aux attaques constantes du Rassemblement du peuple français que le général de Gaulle vient de créer, elle vit aussi dans la crainte d'un coup de force communiste. Ce régime ainsi pris en tenailles connaît sa première crise grave depuis le départ des ministres communistes en mai. Le statut de l'Algérie en est la cause. Un projet de la SFIO, conciliable avec les thèses défendues alors par Ferhat Abbas qui n'envisage pas encore une rupture avec la France, prévoit un statut spécial pour l'Algérie : parallèlement au " fait européen " le " fait algérien " est pris en compte.
A l'idée qu'un tel texte puisse étre adopté, radicaux-socialistes et républicains-populaires, défenseurs intransigeants des Français d'Algérie hostiles à toute réforme, menacent de quitter le gouvernement. Ce qui pourrait étre fatal à la IVe République. Sans grande hésitation, le président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier sacrifie l'accord passé entre la SFIO et les nationalistes algériens sur l'autel de la survie de " la troisième force ". Sans cette alliance, fort peu homogène des partis de droite, du centre et de gauche qui s'opposent aux gaullistes et aux communistes, aucun gouvernement ne peut étre constitué.
Quelques mois plus tard, en février 1948, l'Algérie, de nouveau, menace le très précaire équilibre gouvernemental. Le tout-puissant ministre des Finances et des Affaires économiques, René Mayer, député radical-socialiste de Constantine exige qu'il soit mis fin aux fonctions du gouverneur général de l'Algérie, Yves Chataigneau, accusé de " sympathie pour les indigènes ". Il menace de quitter le gouvernement s'il n'obtient pas satisfaction. Son départ entraînerait une crise à l'issue imprévisible. Les mémes causes produisant les mémes effets, Ramadier cède. Le socialiste Marcel-Edmond Naegelen succède à Chataigneau.
Les 4 et 18 avril 1948, sont jours de vote en Algérie. Il s'agit d'élire l'Assemblée algérienne, instituée par le statut de l'Algérie, finalement adopté par l'Assemblée nationale en septembre 1947, sans que les élus d'Algérie aient pris part au vote.
Les Algériens sont répartis en deux collèges, comprenant chacun 60 membres, le million d'Européens et les huit millions de " Français de souche nord-africaine " disposent du méme nombre d'élus...
Rarement, en France, des élections furent à ce point truquées. Deux exemples : à Blida, entre les deux tours, le parti de Ferhat Abbas a perdu la quasi-totalité de ses électeurs : ils étaient 2791, ils se retrouvent 16. A Guelma, la méme mésaventure arrive au mouvement de Messali Hadj : 6 344 suffrages au premier tour, 96 au second. Résultat final : sur les 60 sièges du second collège, 41 reviennent aux candidats de l'administration. " Ces élections dans le deuxième collège, devait constater Guy Mollet devant le comité directeur de la SFIO, n'ont rien à voir avec la liberté de vote et la démocratie. Si elles avaient été libérées de la tutelle administrative, Messali Hadj aurait recueilli 80 % des suffrages... " Le leader socialiste ne s'indigne pas pour autant, puisqu'il conclut : " Notre camarade Naegelen a acquis une bonne autorité. " Toujours à ce méme comité directeur de la SFIO, Daniel Mayer, futur président de la Ligue des droits de l'homme, partisan déterminé de la décolonisation, s'interroge : " On a peut-étre eu tort de donner la liberté de vote prématurément aux Algériens inéduqués du point de vue civique... " Voilà qui montre le climat de l'époque...
En fait, cette consultation électorale scandaleuse introduit dans les relations passionnées qui unissent l'Algérie et la France un élément nouveau et décisif : la violation sans vergogne par les Français de leurs propres lois quand il s'agit de barrer la route aux revendications algériennes. C'est l'usage de l'illégalité par ceux-là méme qui ont édicté la loi. Cette démarche fournit un argument irréfutable aux éléments les plus radicaux du mouvement nationaliste, qui préchent le recours aux armes. Elle leur permet de tourner en ridicule les modérés, partisans d'une évolution légale. Ainsi le trucage des élections de 1948 marque-t-il un moment clé dans ce processus dramatique et essentiel de la guerre d'Algérie : l'éradication, aussi bien par les Français que par les Algériens, des adversaires des solutions autres qu'extrémes.
" Tout n'était pas joué après Sétif ; après les élections de 1948, c'est fini... " L'analyse n'est pas du seul Ferhat Abbas. Si elle pèche sans doute par optimisme - car tout semblait bel et bien acquis avant méme Sétif, dans la mesure où les forces politiques françaises ignorent la réalité algérienne -, elle n'en est pas moins fondamentalement exacte.
Le jour méme de la capitulation du IIIe Reich, des cérémonies sont prévues en Algérie comme partout en France. Mais dans le Constantinois, c'est le drame. A Sétif, sous-préfecture de 50 000 habitants, dont les quatre cinquièmes sont musulmans, le cortège qui se rend au monument aux morts connaît une effroyable mélée. Les forces de l'ordre tirent, les manifestants, qui arborent le drapeau de l'Algérie, se répandent à travers la ville : une vingtaine d'Européens sont assassinés. La répression est " aveugle " le terme est du général Tubert, qui présidera une commission d'enquéte. Pour 80 Européens tués dans le département, plus d'une dizaine de milliers de musulmans sont victimes du " rétablissement de l'ordre ". Le méme jour, à Guelma, sous-préfecture agricole du méme Constantinois qui compte 3 346 Européens pour 14 409 musulmans, lors de la manifestation de la Victoire, le sous-préfet André Achiary - un ancien policier qui finira dans les mouvements contre-terroristes - bloque le cortège qui se rend au monument aux morts et exige que soient jetés les drapeaux algériens brandis en méme temps que les drapeaux tricolore. Tout à coup, il sort son revolver, tire en l'air. Immédiatement les gendarmes et les policiers qui l'accompagnent l'imitent. Un musulman tombe, mort. C'est la panique. Contrairement à ce qui s'est passé à Sétif, il n'y a pas d'émeute et aucun Européen n'est tué. Pourtant, le soir méme, le couvre-feu est décrété et, à l'initiative du sous-préfet, une milice est immédiatement constituée. Elle dresse la liste des musulmans " à juger ", autrement dit à éliminer. Ses victimes se compteront par dizaines : il s'agit de supprimer tout Arabe susceptible de jouer un rôle politique ou économique. Les exécutions ont lieu sur ordre du sous-préfet, sans autre forme de jugement, les corps sont dissous dans la chaux vive. Des Algériens sont jetés vivants d'une hauteur de 300 à 400 mètres dans les gorges de Kerratra. Un officier musulman - un des rares de l'armée française qui n'en compte qu'une centaine - se suicide " ne pouvant plus supporter ce spectacle ".
En ce cinquantième anniversaire de la Toussaint sanglante, la lecture faite aujourd'hui de la guerre d'Algérie et de l'histoire de la IVe République est une démonstration éclatante de l'anachronisme historique, qui consiste à " expliquer " les événements passés en fonction, non du contexte de l'époque mais des critères en vigueur de nos jours.
Ainsi on s'étonne qu'en 1954 le gouvernement n'ait pas constaté la réalité de la guerre d'Algérie. Mais enfin la France ne fait pas la guerre en France, or l'Algérie est alors formée de trois départements français Alger, Constantine, Oran rattachés au ministère de l'Intérieur, comme tous les départements de la métropole... Parler de la guerre d'Algérie en 1954 est tout aussi invraisemblable que si, à l'automne 1948, après les grèves insurrectionnelles, les véritables opérations militaires de reconquéte du bassin minier avaient été, elles, qualifiées de " guerre du Nord " ou de " guerre du Pas-de-Calais "...
On reproche aussi à la IVe République de ne pas avoir su mettre fin à ce conflit, au risque d'en mourir. Mais la situation était inextricable pour ce régime faible, perpétuellement en quéte d'une majorité introuvable. Les adversaires de toute réforme véritable en Algérie disposaient des forces politiques susceptibles de précipiter la chute d'un gouvernement, l'opinion publique, dans son immense majorité, n'admettait pas l'indépendance de l'Algérie. Et le Front de libération nationale FLN refusait, de son côté, toute négociation si le préalable de l'indépendance n'était pas accepté par la France. On oublie également que le drame algérien a duré plus longtemps sous la Ve République que sous la IVe. Terminer la guerre d'Algérie, sans doute dans des conditions qu'il n'aurait pas souhaitées, demanda près de cinq années au général de Gaulle. L'autorité, les pouvoirs et la lucidité du premier président de la Ve République étaient pourtant sans commune mesure avec ceux des dirigeants de la précédente.
Le racisme, cette conviction de la supériorité des Européens sur les Arabes, compte également pour beaucoup dans le drame algérien. Sans lui, la IVe République aurait-elle toléré le maintien en Algérie d'iniquités contraires à tout son idéal ?
Mais comment les responsables de la IVe République, des hommes intelligents, intègres, courageux, qui avaient combattu le nazisme et lutté pour leur patrie au péril de leur vie, qui avaient vu bien des leurs tomber pour cette cause, ont-ils pu étre à ce point aveugles ? Ils avaient été élevés dans la fierté d'un Empire qui leur semblait porteur des valeurs de 1789. Cette vision n'était pas la réalité. Ils n'ont pas su ni pu le voir. Ils n'avaient pas compris que la décolonisation était un phénomène majeur du temps et que l'Algérie ne pouvait pas échapper à cette lame de fond. Ils croyaient toujours que la colonisation impliquait l'émancipation. Ils ne pouvaient pas imaginer ni accepter que l'émancipation prenne d'autres formes. - G. E.