L'HONNEUR PERDU DU MARQUIS DE GOUY
Ce mois-ci, Emmanuel de Waresquiel salue le travail de l’historien et conservateur des bibliothèques de Versailles, Vincent Haegele, auteur Des hommes d’honneur. Trois destins d’Ancien Régime (Passés Composés). Ou "comment rendre à l'Histoire sa profondeur romanesque".
Tant qu'à admirer ses contemporains, il n'y a pas de plus grand plaisir que celui de saluer ses cadets. Je connais Vincent Haegele depuis plusieurs années. Il est mon ami et l'on pourra toujours m'accuser de collusion à son endroit. Je ne me serais jamais risqué à parler de lui dans cette chronique si je n'avais pas eu le sentiment que je tenais, à la lecture de son dernier ouvrage, un grand livre. Il est beaucoup question ces temps-ci d'écriture de l'Histoire. Mais qu'est-ce qu'un récit historique ? D'aucuns se risquent à penser que les sources dont dispose l'historien, qui sont la matière première de son travail, lui sont parfois une gêne et un obstacle et, pour tout dire, un piège. Ceux-là n'ont pas compris que le coeur battant du passé est tout entier contenu dans ses traces.
Il n'y a rien de plus rébarbatif, au premier abord, qu'un carton d'archives poussiéreuses. Il n'y a pourtant rien de plus vivant. À l'historien de savoir en rendre toute l'intelligence. Cela suppose des connaissances, de la pertinence, de la justesse, un questionnement, une méthode et le courage de ses choix. Alors, et alors seulement, l'historien sortira du labyrinthe. Il aura trouvé son fil d'Ariane. Avec son ouvrage Des hommes d'honneur. Trois destins d'Ancien Régime, récemment publié chez Passés composés, Vincent Haegele - que son métier de bibliothécaire autant que son instinct ont depuis longtemps familiarisé avec l'archive - démontre brillamment qu'il n'est pas de récit historique sans sources.
Trois récits enlevés sur la société des dernières années de l'Ancien Régime
À partir de trois fonds d'archives découverts au hasard de ses affectations à la bibliothèque de Compiègne puis à celle de Versailles, Haegele nous livre trois récits enlevés sur la société des dernières années de ce qu'on appelle l'Ancien Régime. Quelle idée des individus anonymes, qui n'ont pas été mêlés aux grands événements de leur temps, se font-ils de leur honneur dans une société verticale, hiérarchisée, mais également fortement imbriquée, où l'individu ne compte pas, où tout repose sur des échanges de services, sur des rapports d'allégeances hérités de l'ancien droit féodal ? Haegele nous entraîne ainsi au château d'Arsy, près de Compiègne, où le seigneur des lieux, le marquis de Gouy, engage une procédure avec sa voisine, la marquise de Gamaches, pour exiger certaines redevances que lui devrait cette dernière sur quelques arpents de terre. Il nous fait pénétrer dans les bureaux versaillais du secrétaire d'État à la Maison du roi, où deux amis, Armand Nogaret et Antoine Lebel, s'arrangent, à force de procédés discrets, de la complexité des règles administratives et fiscales pour améliorer leur ordinaire et atteindre au bonheur de l'amitié. Il nous fait voyager jusque dans de lointaines contrées, où un jeune officier du régiment de Luxembourg, Étienne de Jouy, envoyé sur l'île de Ceylan pour le compte de la prospère Compagnie hollandaise des Indes Orientales, s'interroge sur la pertinence de son service...
Je ne veux pas préjuger des épilogues, mais tout cela finira mal. Ce que nous livre ici l'historien, ce ne sont évidemment pas de simples trajectoires individuelles : Vincent Haegele est de ceux, et ils sont rares, qui savent, à partir de presque rien, mettre en mouvement les passions des hommes et rendre à l'Histoire sa profondeur romanesque. De ceux aussi qui sont capables de porter des anonymes à la hauteur de ce qui constitue les forces, les failles et les faiblesses de toute une société. Quelle était, à la fin de l'Ancien Régime, la place du droit, des usages, de l'argent, du service, de l'obéissance ? Voltaire et Rousseau ne sont jamais loin qui, par leurs écrits, sapent les origines sacrées de la propriété et, plus largement, de la vie en société. Montesquieu aussi : « L'honneur qui veut toujours régner [...] ne reconnaît point la loi. » Ces hommes-là n'étaient pas révolutionnaires et, pourtant, tous ont revendiqué, à leur façon, l'honneur d'être libres.