Rome. Le charme discret des origines par Lucien Jerphagnon

« Rome, ta vertu fout le camp… » : voilà, à peu près, ce qu’on lit à toutes les pages de la littérature de l’époque dite impériale. Cela demande quand même qu’on y réfléchisse. Jamais Rome n’a été aussi puissante, jamais sa puissance n’a été aussi incontestable et inconsidérée. Jamais les Romains n’ont connu une aussi grande facilité de vie. Et voilà que les hommes de lettres, historiens, naturalistes, philosophes, poètes, contemplant du haut de ces sommets la légende des siècles, vous assurent que c’était la grande époque, et quasiment le bon temps. En tout cas, c’était l’époque des grandes figures, des beaux exemples à jet continu, de l’héroïsme à plein temps. Prenez-les tous ou à peu près : Valère Maxime, Salluste, Tite-Live, Sénèque, Lucain, Pline l’Ancien, Juvénal et j’en passe. Chez tous, vous trouverez un couplet plus ou moins nostalgique sur la Rome rurale et guerrière d’autrefois, ou même, sans remonter aussi loin, sur le bon vieux temps si dangereux des guerres puniques. En 1986, l’historien de la philosophie grecque et romaine, Lucien Jerphagnon (1921-2011)  brosse un tableau savoureux de cette nostalgie des origines dans Histoire de la Rome antique, Tallandier

Ah ! C’était une fameuse époque, et peuplée de rudes hommes ! La vie était dure mais saine, les âmes aussi. Il n’y avait ni or ni pierreries, mais les cœurs des grands ancêtres rutilaient comme des bijoux. C’était le temps du risque, de la vigilance. On vivait dangereusement, car pour survivre il fallait gagner. Que vouliez-vous qu’il fît, le Romain d’alors ? Eh bien, qu’il mourût, ou qu’un beau désespoir alors le secourût ! Alors qu’aujourd’hui, dans leur belle Rome maîtresse du monde, les fils des héros sont fatigués. Ils s’encroûtent dans l’excès de leur luxe, ils mangent les rentes de la gloire ancestrale – et la vertu s’en va. Il est temps de réagir – ce qui, dans le discours des donneurs de conseils veut dire exactement : réagissez, générations présente et future ! Moi, je vous aurai prévenues. Chaque époque aurait-elle donc ses preux, Roland sonnant du cor à Roncevaux, les chevaliers partant pour la Croisade, le Cid Campeador, ou Jehanne boutant l’Anglois hors de la doulce France ? Pour les Romains de l’âge impérial, cela ne fait pas de doute. On voit briller dans le lointain passé la grande figure de Cincinnatus, que les licteurs cherchaient partout pour l’avertir de son élévation au consulat en 460, et qui avaient fini par le trouver derrière sa charrue. C’est dans Tite-Live.

Atilius, lui, en 277, était occupé à semer : « Ces mains endurcies aux travaux des champs assurèrent le salut de l’État et anéantirent les grandes forces ennemies. » C’est dans Valère Maxime qui en cite toute une brochette du même genre et précise qu’à l’époque, « on aimait mieux une vie pauvre dans un empire riche qu’une vie riche dans un empire pauvre » : belle antithèse. Et d’ajouter : « Relevons notre courage et retrempons au souvenir des temps antiques nos âmes amollies par le spectacle des richesses. J’en atteste la chaumière de Romulus, l’humble toit de l’ancien Capitole… Il n’est aucune opulence préférable à la pauvreté de ces grands hommes ! »

Du pain et des jeux : panem et circenses

Lucius Quinctius Cincinnatus. Nommé dictateur en 458 alors que la guerre contre les Eques faisait rage, il abandonna sa charrue puis, refusant les honneurs de la paix revenue, il retourna tranquillement à ses labours. Cincinnatus devint alors le héros légendaire auquel se référèrent les poètes de la période impériale. Et le sens de la discipline, donc ! Voyez Manlius Torquatus qui, vers 363, fit décapiter son propre fils parce qu’il avait eu le culot de combattre hors des rangs. Et ce Postumius qui fit de même, parce que son fils unique, bien élevé et tout, s’était permis en 431 de gagner une bataille sans sa permission : vainqueur ou pas, à la hache, comme tout le monde ! C’est encore dans Valère Maxime, et le volume est dédié à Tibère. On se souvient que c’était précisément dans le sens d’une plus grande rigueur qu’allait la politique de cet empereur. Salluste, enfin rangé, préconise vivement le retour de la jeunesse à l’austérité et au dynamisme des anciens jours. Que ne l’a-t-il mis lui-même en pratique, à l’âge où il s’enrichissait de façon éhontée ! Dans la Pharsale de Lucain, quelle tirade sur « ces vieux chefs de guerre, ces héros d’un âge de pauvreté, les Fabricius, les austères Curius… », et bien sûr, l’inévitable Cincinnatus derrière sa charrue : il reviendra souvent, celui-là ! C’est l’exemple rêvé pour les enfants des écoles. Et Juvénal, trouvant trop gâtés les vétérans de son temps : « A des soldats brisés par l’âge, à des hommes qui avaient affronté les combats des guerriers puniques ou la barbarie de Pyrrhus et les épées des Molosses, on donnait enfin, pour tant de blessures, deux arpents à peine… »

Et les femmes, auxquelles le même Juvénal s’en prend tout au long de la Satire VI ! « Ce qui protégeait leurs modestes maisons des atteintes du vice, c’était le travail, la brièveté de leur sommeil, leurs mains durcies et gercées par la laine étrusque ; c’était Hannibal tout proche de Rome, et leurs maris debout sur la tour Colline. » Aujourd’hui, ajoute-t-il désabusé, le peuple ne demande plus que du pain et des jeux, gratuits bien sûr : panem et circenses.

Et Sénèque, dont le niveau de vie inspirera une page féroce à Dion Cassius, Sénèque qui se donne les gants d’en remettre sur les charmes révolus de la simplicité ! Dans la lettre 86, il raconte à Lucilius qu’il a la bonne fortune de se reposer dans la villa même de Scipion l’Africain. Il s’étonne et s’enchante de l’exiguïté de la salle de bains, un réduit où l’on ne voit même pas clair : « Je pris un vif plaisir à considérer la manière de vivre de Scipion par rapport aux habitudes d’aujourd’hui. Dans ce cabinet, la terreur de Carthage, le héros à qui Rome doit de n’avoir été qu’une fois prise (sous-entendu : autrefois, par les Gaulois), baignait son corps fatigué de rustiques travaux ; car il peinait aux champs et, comme un citoyen des âges antiques, conduisait lui-même la charrue… » Je suis sûr que Sénèque pensait à Cincinnatus.

« Mais, ô dieux ! quel plaisir de pénétrer dans ces bains sombres et grossièrement crépis, dont on aurait su qu’un édile comme Caton, comme Fabius Maximus, comme l’un des Scipions en avait réglé de sa main la chaleur ! On ne se baignait autrefois qu’aux jours de marché ? Certes, répond le philosophe. Mais alors, ces gens ne devaient pas sentir bon ? » « Quelle était, à ton avis, l’odeur de ces gens-là ? Ils sentaient la guerre, le travail, ils sentaient l’homme. Aujourd’hui, ils puent le parfum. »

Sénèque chantant les joies viriles du labourage fait évidemment songer à Mme de Sévigné aux champs, prenant plaisir à la fenaison, qui consiste, comme elle le dit si bien, à « batifoler » sous le soleil : tous les paysans vous le diront… Sénèque devant une charrue se serait à coup sûr demandé par quel bout il convenait de la prendre. Et à n’en pas douter, c’est avec un plaisir renouvelé qu’il retrouva sa salle de bains personnelle, autrement commode que celle de Scipion l’Africain. J’ai cité là quelques exemples, ceux qui me venaient à l’esprit ; on n’aurait pas de peine à en aligner d’autres. Mais tout cela appelle quelques observations. Et d’abord, il est clair que tous ces gens écrivent pour une caste, la leur. Les paysans, les artisans, les soldats, eux, n’écrivent guère, après une journée passée à labourer pour de bon, à semer, à faire de l’exercice en plein soleil – et pour pas cher.

Les Romains sérieux savent que ces temps idylliques sont révolus

Le livre de Ramsay MacMullen sur les Rapports entre les Classes sociales dans l’Empire romain nous renseigne amplement sur l’austérité réelle des citoyens de moindre niveau : point n’est besoin de les rappeler à plus de modestie dans l’usage des biens de ce monde ! C’est donc une littérature de caste. C’est aussi une littérature de citadins, obnubilés par le spectacle, déprimant il est vrai, d’une plèbe urbaine désœuvrée. Cela dit, le message délivré revient à dire : il y a dans Rome des gens qui abusent, et ce n’est pas rassurant. Maintenant, il y a gros à parier que tous ceux que je viens de citer n’auraient guère apprécié d’être pris au mot et renvoyés – comme au temps de Cincinnatus, précisément – à la production. Ils parlent « en général », c’est-à-dire pour les autres, mais cela est significatif d’un malaise dans la civilisation. On demande de la vertu – nous avons vu qu’on commence à l’exiger du souverain –, on prône la vertu, on regrette le temps béni des grandes vertus. Mais c’est bien le cas de le dire avec Montherlant : « C’est quand la chose manque qu’il faut en mettre le mot. » Ils le savent très bien, les Romains sérieux de l’âge impérial, que ces temps idylliques sont révolus, si tant est qu’ils aient jamais été aussi beaux, aussi nobles qu’ils le prétendent, et aussi riches de conscience. Peut-être pressentent-ils aussi que toute cette prospérité présente est fragile – Tibère ne le leur avait pas envoyé dire –, et que les ressources des provinces ne sont pas inépuisables. Se disent-ils déjà que les peuples conquis pourraient ne pas l’être pour toujours, si les conquérants venaient à s’affaiblir, à s’engraisser comme des animaux de compagnie ?

Des expressions qui nous viennent de Rome

On émaillait autrefois la conversation de citations censément empruntées aux auteurs latins, mais en fait aux célèbres pages roses du « petit Larousse ». L’usage s’en est perdu en même temps que l’étude du latin. En revanche, on rencontre encore à l’occasion quelques expressions françaises dont l’origine – et donc le sens – ne semblent pas toujours bien connus des utilisateurs. On trouvera ici (et p. 118, 119, 120 et 121) un recueil des plus courantes, prudemment remises dans leur contexte.

L’argent n’a pas d’odeur.

Réponse de l’empereur Vespasien (9-79) à qui lui objectait le caractère gênant d’une taxe de son invention sur la collecte des urines, dont se servaient les artisans de la laine pour leur industrie. Il est faux de lui prêter l’invention des cabinets payants, qui existaient avant lui. Évoque aujourd’hui un argent bon à prendre, pour louche que soit sa provenance.

Un festin de Lucullus.

Lucius Licinius Lucullus (106-57 av. J.-C.) n’était pas un cuisinier romain, mais bien un magistrat et un général de valeur. Ses moyens personnels lui permettaient de s’offrir la meilleure table de Rome, et il ne s’en privait pas.

Lucullus dîne chez Lucullus.

Reproche que fit ce même personnage à son cuisinier pour lui avoir servi un repas moins fastueux sous prétexte qu’il ne recevait personne à dîner ce soir-là (Plutarque, Vie de Lucullus, 57). Souvent employé à contresens.

Sous les auspices de…

Avant toute décision importante, les Romains observaient le vol des oiseaux (avis, oiseau, et le vieux verbe spicio, je regarde) pour en tirer des présages. C’était l’office des augures.

Une victoire à la Pyrrhus.

Lorsque Pyrrhus II, roi d’Épire, remporta en 280 av. J.-C. la victoire incontestable d’Héraclée sur les Romains, ce fut au prix de telles pertes qu’on lui prête ce commentaire édifiant : « Encore une victoire comme celle-là et nous sommes fichus ». Évoque aujourd’hui une réussite trop cher payée, où chacun des deux antagonistes a laissé des plumes.

Rien encore ne menace l’Empire. Mais…

Sans compter ceux qui, derrière les frontières de l’Empire, au-delà du limes, lorgnent ce festin de civilisation auquel ils ont envie, eux aussi, de s’attabler. Certes, rien encore ne menace l’Empire. Il s’agrandira encore prochainement. On se voit invincible – mais… Bref, en dépit des slogans figurant sur les monnaies dont leurs coffres sont pleins – Roma aeterna, Novitas temporum… –, ceux qui réfléchissent se disent que tout cela ne se maintiendra pas indéfiniment, sauf à y mettre chacun du sien. Il y faudrait de la vertu, justement. Or la vertu n’est plus de saison. Ils ne le savent que trop pour s’être observés eux-mêmes. Ils ont pris la mesure de leurs propres ressources morales. Scipion ne s’extasiait pas sur l’exiguïté de son cabinet de toilette : c’est le richissime Sénèque qui s’offre cet effet de contraste, parce qu’il est trop content d’avoir une belle salle de bains, de beaux meubles et de sacrées rentes. On ne revient pas si facilement en arrière. On voudrait plus qu’on ne veut vraiment. Alors, on compense par l’imagination. On produit de beaux exemples, pour se persuader que cela est possible, puisque cela a été. On soupire : ô Cincinnatus ! ô Régulus !, etc. On conjure ses angoisses, on exorcise le sentiment de sa propre médiocrité en s’offrant l’image d’une Rome idéale, vertueuse, s’imposant d’elle-même aux peuples de la terre. Et l’on finit par se prendre au jeu de ses propres phantasmes : on s’estime bien heureux d’être sorti de cette race de héros. Et finalement, on s’en tient là.

Le plus drôle est peut-être que ce sont justement ces figures-là, ces images idéales du Romain pur et dur, nées des nostalgies des Romains eux-mêmes, qui se sont imposées à la postérité. Une chance : ils auront été vus par un Montaigne, par un Bossuet, par un Corneille qui en était hanté, par un Montesquieu, par les révolutionnaires de 1789, tels qu’ils aimaient se voir eux-mêmes parce qu’ils n’étaient déjà plus ainsi depuis longtemps et qu’ils le déploraient. La peinture a suivi. Voyez plutôt le titre parlant que David propose pour son Brutus du Louvre : « J. Brutus, premier consul, de retour à sa maison, après avoir condamné ses deux fils qui s’étoient unis aux Tarquins et avoient conspiré contre la liberté romaine. Les licteurs rapportent leurs corps pour qu’il leur donne la sépulture. » C’est beau « comme l’antique ». Voyez aussi tout au long des xviiie et xixe siècles, tant de compositions grandiloquentes et parfois larmoyantes : S. Nappi célébrant l’héroïsme de Régulus regagnant Carthage, et autres splendeurs de conscience. Il faudra attendre l’âge romantique pour qu’une autre image, antithétique et par là même nuancée de mélancolie, vienne hanter les esprits, tels ces Romains de la décadence de Thomas Couture, au Louvre. L’ennui mortel qu’on voit aux visages de ces noceurs fatigués atteste le gâchis de la vertu perdue. À quoi bon évoquer les phantasmes cinématographiques d’aujourd’hui ? On n’y regrette plus la vertu des temps héroïques ; on se réjouirait plutôt que d’autres avant nous l’aient joyeusement bafouée les premiers, et nous montrent le chemin. Chaque âge a ses phantasmes.

Lucien Jerphagnon (Histoire de la Rome antique, Tallandier)

À suivre : Les Vikings envahissent la France par Maurice Druon de l'Académie française

 

 

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