
Paul Cézanne par Georges Charensol
Sur le plan des arts, l’année 1954 aura vraiment été l’année Cézanne. Deux expositions successives au musée de l’Orangerie, des ventes au cours desquelles un tableau de Cézanne monta jusqu’à près de quarante millions de francs, ont attiré l’attention du public sur un des plus grands maîtres de l’art contemporain, sur un de ceux qui ont exercé sur la peinture moderne l’influence la plus profonde, et la plus durable. Qui était Cézanne ? C’est ce que le journaliste et critique Georges Charensol nous explique alors.
Visuel : détail d'un autoportrait de Cézanne, vers 1875 ©WikimediaCommons
Si l’on peut ranger Paul Cézanne parmi ces « peintres maudits » qui bouleversèrent l’art à la fin du siècle dernier, ce n’est pas qu’il ait connu, comme Gauguin, Van Gogh, Renoir, Claude Monet, la misère matérielle. Bien au contraire, il est, dans ce groupe, le seul qui ait possédé des ressources régulières. Son père, banquier à Aix-en-Provence, était un homme riche et, sauf à la fin de sa vie où Ambroise Vollard devint son marchand, il a vécu dignement sans jamais vendre ses tableaux. Peintre maudit, il l’est pourtant, par sa propre volonté qui le poussa à s’isoler, à pratiquer un art qui ne ressemblait à aucun autre, par un caractère singulier aussi, une misanthropie qui finit par faire de lui une manière de persécuté. Comment en eût-il été autrement ? Cézanne, intelligent, cultivé, connaissait sa valeur. L’incompréhension qui l’entoura durant toute sa vie devait fatalement retentir sur son comportement, d’où son exil à Aix, sa farouche indépendance, sa rupture avec des artistes dont les recherches avaient été parallèles aux siennes, mais dont il s’était finalement écarté. Ce caractère, un psychologue en rechercherait l’origine dans le contraste que formaient ses parents : sa mère, tendre, sensible, artiste ; son père, un homme d’affaires sur qui on raconte des traits qui le peignent rudement. Il avait, dit-on, prêté de l’argent à un négociant de Marseille dont les affaires allèrent si mal qu’il ne put faire face aux engagements qu’il avait pris avec le banquier aixois. Celui-ci s’informa et apprit le désordre qui régnait dans l’existence de son débiteur non moins que dans ses entreprises. Il « descendit » donc à Marseille, s’installa au foyer du négociant, régla le train de vie de la famille et ne reprit le chemin d’Aix que lorsque tout fui en ordre. Ses parents marquèrent Paul Cézanne d’une empreinte si puissante que jamais il ne se libéra d’eux ; marié, il continua à habiter avec sa mère et sa sœur après la mort de son père. Il est certain que celui-ci omnipotent, autoritaire et dont Cézanne dépendait totalement sur le plan matériel, pesa lourdement sur lui et ne contribua pas peu à le maintenir dans cet isolement générateur, peut-être, de ses grandes découvertes picturales.
Le père du peintre Cézanne est un banquier d’origine italienne
La famille Cézanne est originaire des Alpes et on assure que le fondateur de la dynastie était né en territoire italien. Ce qui est certain, c’est que cette origine montagnarde n’est pas étrangère au caractère indomptable du père et du fils. Du côté de sa mère, en revanche, le peintre est un pur Provençal, et cette alliance d’un sang énergique et d’upe race pleine de finesse se retrouve dans sa personnalité comme dans son art. Paul Cézanne naquit à Aix le 19 janvier 1839. Ses parents n’étaient pas mariés alors, mais son père le reconnut immédiatement et l’installa à son domicile sur le fameux cours Mirabeau. Une dizaine d’années plus tard, il fonda la banque Cézanne et Cabassol. Puis il devint propriétaire de ce Jas de Bouffan qui devait inspirer tant de chefs-d’œuvre à son fils.
Il était naturel qu’il songeât à faire de celui-ci un banquier capable de prendre sa succession. Il le plaça au collège Bourbon où il se lia immédiatement avec le fils d’un ingénieur venu à Aix pour construire le barrage qui, aujourd’hui encore, alimente la ville en eau. Il se nommait Emile Zola et une fraternelle amitié unit les deux enfants. L’un et l’autre étaient attirés vers la poésie et multipliaient les vers. En compagnie de Baille, un autre de leurs condisciples, ils profitaient des jours de congé pour parcourir la campagne aixoise pour laquelle Paul Cézanne s’éprit d’un amour qui dura jusqu’à son dernier jour.
Le futur peintre était un excellent élève, mais en classe de dessin, celui qui brillait c’était Zola, qui remportait des prix chaque année, alors que son camarade ne décrocha qu’une seule fois un accessit. Pourtant, tous deux collaborèrent à un paravent dans le goût du xviiie siècle dont les motifs ne manquent pas d’adresse. Mais voilà que, en 1858, cette étroite camaraderie se trouva rompue par le départ d’Emile Zola pour Paris. Dès lors, les deux jeunes gens ne rêvèrent plus que d’être à nouveau réunis. Leurs aspirations confuses s’exaltèrent dans les lettres qu’ils échangeaient sans cesse. Dans ces conditions, les études de droit que Cézanne avait entreprises n’avaient pour lui aucun charme. Il rimait bien davantage qu’il ne travaillait. Il commençait aussi à dessiner régulièrement et sa vocation de peintre s’ébauchait lentement, Zola, dans ses lettres, ne manquait pas d’inciter son ami à rompre avec la vie monotone que lui préparait son père et lui demandait avec insistance de venir le retrouver. Mais, aux timides ouvertures de son fils, le banquier répondait :
— On meurt avec du génie. On mange avec de l’argent.
Ce père faisait un peu figure de parvenu dans cette cité aristocratique où on lui tenait rigueur d’avoir été chapelier et d’avoir épousé une de ses ouvrières avant de s’élever peu à peu et devenir un des premiers personnages de la ville. L’être hypersensible qu’était son fils souffrait certainement du léger ostracisme qui pesait sur sa famille. Cette situation, jointe aux insistances de Zola, ne fut sans doute pas étrangère à son départ pour Paris auquel son père finit par consentir en 1861 quand il eut constaté que Paul délaissait le droit pour se consacrer presque exclusivement à la peinture. Il l’acompagna à Paris et lui assura une pension mensuelle de 125 francs. On imagine l’enthousiasme des deux amis en se retrouvant, livrés à eux-mêmes dans cette capitale que l’un commençait à connaître à fond et dont l’autre avait tant rêvé. Il s’inscrivit à l’Académie Suisse où il travailla régulièrement tous les matins, cependant que Zola acceptait aux docks un très modeste emploi. Ce ne fut, hélas ! qu’une courte flambée. Rapidement, Cézanne se trouva dépaysé à Paris. Il avait d’Aix une nostalgie contre laquelle luttait Zola. Mais souvent il désespérait : « Paul peut avoir le génie d’un grand peintre, écrivait-il à l’ami Baille resté à Aix, il n’aura jamais le génie de le devenir. Le moindre obstacle le désespère. » Cette opinion, qu’il exprimait à vingt ans, Zola n’en changera pas malgré la profonde amitié qui l’unit durant tant d’années à son ancien condisciple. Rentré à Aix, Paul accepta de prendre place derrière les guichets de la banque Cézanne et Cabassol. Car il est assez curieux de remarquer que les deux hommes qui allaient bouleverser le plus profondément la peinture, Cézanne et Gauguin, furent tous deux banquiers. Ce n’est d’ailleurs pas le seul trait commun qu’on peut leur trouver : l’un et l’autre furent des êtres essentiellement insociables ; l’un et l’autre rompirent avec les milieux artistiques pour travailler solitaires, Gauguin à Tahiti, Cézanne à Aix. Ainsi qu’on pouvait le penser, aussitôt revenu dans sa ville natale, Paul ne pensa plus qu’à Paris ; sur le livre de comptes de la banque, il traçait des dessins et des vers de ce genre :
Cézanne le banquier ne voit pas sans frémir
Derrière son comptoir naître un peintre à venir.
À Paris, Cézanne se lie d’amitié avec Monet, Degas, Renoir, et Frédéric Bazille
Le second séjour de Cézanne à Paris fut déterminant pour sa vocation. Son père dut reconnaître qu’il ne s’agissait plus de velléité confuse et accepta que son fils étudiât sérieusement la peinture. Où pourrait-il le faire mieux qu’à l’École des Beaux-Arts ? Malheureusement, il fut refusé au concours d’entrée comme, plus tard, il le sera régulièrement au Salon et rejeté de tous les milieux officiels où son esprit conservateur l’incitait à se faire admettre. Car ce grand révolutionnaire en art était plein de contradictions et il souffrit toute sa vie de ne jamais trouver un équilibre auquel il aspirait profondément : « C’est effrayant la vie », disait-il. Il retourna donc à l’Académie Suisse où il rencontra quelques-uns de ceux qui allaient devenir les chefs de file de l’impressionnisme, Pissarro en particulier, qui exerça sur lui une si profonde influence. Cette année de 1863 est marquée par le fameux Salon des Refusés où se groupèrent autour du Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet, les œuvres qu’avait rejetées le jury du Salon. Ce fut un beau scandale, et c’est là, sans doute, que Cézanne prit conscience des voies naturelles qui s’ouvraient à la jeune peinture. Il se lia d’amitié avec Monet, Degas, Renoir, et aussi avec Frédéric Bazille, le plus doué peut-être des peintres de ce groupe, mais qui allait être tué pendant la guerre de 1870. Une des rares copies que l’on possède de celles que Cézanne exécuta comme élève à l’Académie Suisse. Bientôt paraissait le premier livre de Zola, la Confession de Claude, et il était dédié à Baille et à Cézanne. L’amitié des deux Aixois s’était fortifiée dans les luttes que soutenaient parallèlement le romancier et le peintre et on retrouve l’écho de leurs discussions dans la série des retentissants articles sur la peinture que Zola donna alors à l’Événement. Au cours de ces années où la personnalité de l’artiste commence à se dégager, il partage son temps entre Paris, dont l’excitation lui est favorable, et Aix, dont il aime la paix et dont les paysages l’attirent. Il travaille avec un acharnement que la guerre ne modère pas puisque, pendant qu’on se bat aux frontières, il est à l’Estaque, tout occupé à traduire la lumière exaltée de la mer provençale.
Quelques mois auparavant, il avait fait la connaissance d’un jeune modèle, Hortense Fiquet, mais, suivant en cela la tradition paternelle, il attendra pour l’épouser la naissance de son fils. Son père ayant eu vent de sa liaison et de la naissance d’un petit-fils essaya d’en savoir davantage. Son fils, qui avait pourtant alors une trentaine d’années, nia farouchement. Il ne semble pas qu’une grande intimité ait d’ailleurs existé entre sa femme et lui. Il lui demandait seulement de poser « comme une pomme », et on imagine le nombre d’heures qu’elle passa ainsi dans une immobilité totale quand on connaît les portraits très poussés qu’il a faits d’elle. En revanche, il adorait son fils. Ce qui ne l’empêcha pas de vivre presque constamment séparé de l’un et de l’autre. Ils restaient le plus souvent à Paris tandis qu’il était à Aix et, quand il accepta qu’ils viennent s’installer dans sa ville, il loua pour eux un logement alors que lui-même restait fidèle à la maison paternelle. La femme a toujours attiré et inquiété, à la fois, Paul Cézanne. L’attrait qu’elle exerce sur lui se révèle en particulier dans ses compositions où il multiplie les nus, mais ceux-ci sont faits d’imagination ou d’après des croquis réalisés dans sa jeunesse à l’Académie Suisse. Dans cette méfiance, on peut voir aussi la crainte qu’il ne cessa d’exprimer qu’on mît « le grappin » sur lui. Ses relations avec ses camarades du groupe impressionniste sont marquées par une méfiance analogue. D’abord, il a fréquenté le café Guerbois où ils se réunissent et il a exposé avec eux ; puis il refuse de participer à leurs expositions, cependant qu’il continue à envoyer chaque année au Salon un tableau avec le secret espoir qu’il serait accepté ; triomphant, pourtant, quand il est refusé, ce qui arrive régulièrement puisqu’une seule fois il eut la satisfaction d’être accroché au palais de l’Industrie quand, en 1882, son ami Guillement, en qualité de membre du jury, put « repêcher » une de ses toiles. Cette consécration officielle il la recherchait d’abord parce qu’il aspirait à l’ordre, qu’il avait horreur de se singulariser ; ensuite parce qu’il souffrait du mépris dans lequel on le tenait dans sa ville natale.
Cézanne, victime d’un article injurieux dans l’Intransigeant
L’article injurieux que publia sur lui, au moment de la vente Zola, Henri Rochefort dans l’Intransigeant lui fut envoyé en multiples exemplaires par ses compatriotes qui marquaient ainsi leur réprobation envers une peinture qui nous paraît, aujourd’hui, dans la grande tradition classique mais qui, à cette époque, provoquait des colères insensées… On conçoit ce que pouvait ressentir un homme bon, sensible et très faible comme Cézanne devant une hostilité presque générale. L’isolement farouche dans lequel il se confina ne fut pas étranger aux bizarreries sur lesquelles insistent tous ses biographes. Ses colères étaient terribles et il lui arrivait de cribler, alors, de coups de son couteau à palette la toile à laquelle il travaillait et qui lui avait demandé tant d’efforts.
Ambroise Vollard a raconté comment il tremblait chaque jour, tandis qu’il posait, devant le peintre, qu’un mot malheureux ne déchaînât sa fureur et ne l’incitât à détruire un portrait auquel il consacra cent quinze séances de quatre ou cinq heures, le laissant inachevé en déclarant pourtant qu’il était assez content du plastron de la chemise…Cette lenteur est une des caractéristiques de son travail. Les pommes, pour lesquelles il avait une prédilection, pourrissaient avant que la nature morte fût terminée et il avait renoncé à peindre des fleurs véritables qui se fanaient trop vite, il leur préférait les fleurs artificielles. Il demandait à ses modèles une immobilité absolue et Vollard, plus d’une fois, en s’endormant pendant les longues séances de pose, tomba de l’estrade où il l’avait installé dans un équilibre instable, pour le forcer à « garder la pose ». Méconnu, même de la plupart de ses camarades peintres, on ne voyait nulle part de toiles de Cézanne. Le seul marchand qui acceptait d’en exposer dans sa boutique de la rue Clauzel était le père Tanguy qui les vendait quarante francs et ne amateur. Seul Ambroise Vollard eut le courage d’organiser en 1895 dans son magasin de la rue Laffitte une exposition pour laquelle Cézanne lui adressa d’Aix cent cinquante tableaux que nul n’avait jamais vus. Pour quelques-uns ce fut une révélation. Pour le plus grand nombre un scandale. Le bruit que cette manifestation remportait un certain succès parvint jusqu’à Aix où l’on déclara :
— On achète ça à Paris pour se moquer de nous !… sans se douter que, durant ses séjours à Paris, le peintre allait au Louvre copier les maîtres dont il se sentait le continuateur. Edmond Jaloux, qui l’a vu à Aix, l’a décrit comme un petit bourgeois finaud et cérémonieux : « Un teint halé, marqué de teintes brique, le front nu, des cheveux blancs, de petits yeux perçants. »
Cézanne, personnage singulier, timide, violent et émotif
Tous ceux qui l’ont connu ont été frappés par ce personnage singulier, timide et violent, émotif à un point extrême. À Fribourg, au cours d’un voyage qu’il fait en Suisse avec sa femme et son fils, une manifestation anticléricale bouleverse le catholique fervent qu’il est au point qu’il quitte immédiatement la ville, qu’il s’enfuit sans même prévenir sa famille et, alors que la mère et l’enfant le recherchent, ils reçoivent une lettre de Genève leur demandant de venir le rejoindre.
À Monet qui, au cours d’un déjeuner offert en son honneur, à pris la parole pour exprimer toute son admiration pour Cézanne, il dira : « Ainsi, vous aussi, vous vous moquez de moi ! » et son ami aura beaucoup de mal à le convaincre de sa sincérité. D’ailleurs un jour qu’il est en villégiature à Giverny, il part sans même prendre congé de son hôte, et sans que Monet puisse soupçonner ce qui peut avoir blessé son ombrageuse susceptibilité. Un autre de ses amis, le critique d’art Gustave Geffroy qui l’admirait, fut ravi quand Cézanne lui annonça qu’il viendrait faire son portrait. Mais tous les visiteurs de la récente exposition de l’Orangerie ont pu constater que ce chef-d’œuvre était resté inachevé. En effet, un jour Cézanne abandonna son tableau sans un mot d’explication et c’est seulement plus tard que Geffroy apprit par un ami que le peintre. était déçu par le mince résultat obtenu après tant de séances de pose… Car Cézanne douta toujours de lui-même, et sa réaction nous paraît incompréhensible quand nous regardons ce superbe morceau de peinture. Ses dernières années furent les plus sereines. Non qu’il ne se méfiât des enthousiasmes que son art commençait à susciter et le poète Joachim Gasquet nous a laissé le récit d’une scène qui n’est pas sans rappeler celle qu’il avait faite quelques années auparavant à Claude Monet :
Voyant Cézanne attablé en compagnie de son père à la terrasse du célèbre café des Deux-Garçons, il s’approcha du peintre : « Je lui murmurai mon admiration, a-t-il raconté. Il rougit, se mit à bégayer, puis il se dressa, me décocha un terrible regard qui me fit rougir à mon tour : « — Ne vous fichez pas de moi, mon petit, hein ! « Et il ébranla le guéridon d’un formidable coup de poing. Tout chavira. Ses deux mains m’empoignèrent : « — Asseyez-vous là ! C’est ton petit, dit-il en s’adressant à mon père. Il est gentil… « Sa voix de colère traînait maintenant, tout attendrie de bonté. »
Sa femme était morte. Il vit rue Boulegon avec sa sœur et sa gouvernante. Il s’est fait construire en 1902, au chemin des Lauves, un atelier où il va travailler chaque jour. Chez lui il reçoit les poètes, Joachim Gasquet, le jeune Léo Larguier qui fait son service militaire à Aix. De jeunes peintres aussi viennent lui dire leur admiration : Emile Bernard avec qui il entretiendra une correspondance qui reste comme une des chartes de la peinture moderne, et Charles Camoin qui, aujourd’hui encore, aime évoquer ses souvenirs aixois. Jusqu’au bout il restera fidèle à ce noble paysage que forme, aux portes d’Aix, la Montagne Sainte – Victoire. Il s’y fait conduire en calèche et cale son chevalet avec des pierres quand le mistral risque de l’emporter. C’est là qu’un de ses rares familiers entend un jour le vieillard dire : « C’est la première fois que je vois le printemps », car le spectacle de la nature reste pour lui aussi neuf, aussi pur qu’au premier jour…
Trois semaines avant de mourir, il a ce mot sublime :
— Il me semble que je fais de lents progrès…
Cette mort il ne pouvait en espérer une plus douce : comme chaque jour, il était allé peindre dans la campagne malgré la pluie menaçante. L’orage éclata, mais le motif était beau, la toile venait bien. Le peintre n’interrompit son travail que lorsqu’il fut trempé jusqu’aux os. Il tomba sans connaissance. Un blanchisseur passant par là le chargea dans sa voiture et le ramena chez lui. Sa gouvernante hésita à le déshabiller, car il ne pouvait supporter d’être touché même par une main familière. Le lendemain matin, en se réveillant, il vit que la lumière était celle qu’il aimait. Il descendit dans le jardin et se mit à peindre. Le jardinier Vallier qui lui servait de modèle le vit tout à coup vaciller. Il ne reprit pas connaissance et mourut le 22 octobre 1906.
Georges Charensol
À suivre Les Russes par André Siegfried