
Parachutages au Groenland de Paul-Émile Victor
Avec les avions à réaction et les découvertes de la science, les zones arctiques prennent de plus en plus d’importance. De la Russie aux États-Unis, le plus court chemin ne passe-t-il pas par le pôle ? Depuis longtemps la France a exploré ces régions. On connaît le rôle de l’explorateur et ethnologue Paul-Emile Victor. Après avoir dirigé les trois premières campagnes sur le désert de glace du Groenland, il avait voulu suivre les opérations de support aérien. En 1953, il nous raconte les terribles difficultés auxquelles le mauvais temps voua leur nouvelle campagne.
Photo : ©Staff/AFP
Parti le 14 juin 1951 du camp VI dans la partie ouest de l’Inlandsis[1], le groupe séismique « bleu », celui de Joset, est arrivé le 27 juin au point extrême sud de son trajet.
Il s’est arrêté exactement au point porté théoriquement sur la carte avant le départ de France, en vue des Jensen Nunatakker, par 62° 45’ N et 49° W. Les six hommes ont parcouru environ 800 km. Ils ont fait des sondages séismiques[2] tous les 20 à 25 km. Ils ont eu du mauvais temps. Ils ont rencontré des crevasses et des bosses et ont dû changer leur route plusieurs fois pour les contourner. Mais rien de particulier. Ce à quoi ils pouvaient s’attendre, rien de plus.
Leurs véhicules à chenilles, les weasels peints en orange, ont crevé des ponts de neige vingt, trente fois. Ils ont vu des trous béants s’ouvrir sous leurs chenilles, véritables ogives de cristal au sommet desquelles ils étaient restés suspendus. Ils ont toujours pu, plus ou moins facilement, récupérer véhicules et traîneaux sans perte.
Le 27 juin, tout était conforme au programme. Il faisait beau sur eux. Un parachutage était prêt à partir pour les ravitailler comme prévu : des vivres pour trois semaines, supplémentaires, le courrier et 4 000 litres d’essence environ pour leur permettre de se remettre en route immédiatement et se trouver au nord du mont Forel, dans la partie est de l’Inlandsis, 500 km plus loin et, 15 jours plus tard, pour y recevoir le matériel qui devait leur être envoyé par la voie aérienne.
Quelques jours plus tard, ils demandaient en effet plusieurs centaines de boulons pour réparer leurs traîneaux fatigués par le terrain rencontré et par plusieurs années de campagne. Mais, depuis le 27 juin, il a fait sans cesse mauvais temps sur eux. Depuis trois semaines ils sont coincés. Quelques heures d’éclaircies de temps à autre n’ont pas permis à l’avion de prendre son vol avec une chance de succès suffisant. Plus de 1 300 km les séparent en effet de Reykjavik, point de départ du DC-4, plus de quatre heures et demie de vol, assez d’heures pour voir changer le temps plusieurs fois.
Nouvelle campagne au Groenland. 10 juillet 1951. Temps toujours mauvais
Le 10 juillet, Rouillon, le chef d’expédition sur le terrain, m’envoie le télégramme suivant : Temps été 1951 toujours mauvais intérieur Inlandsis. Actuellement tous groupes ont retard sur plan prévu faute de parachutages. Vous rappelle aucun parachutage depuis le 11 juin.
Vincendon et moi, nous le savons bien. Nous passons tout notre temps, presque 24 heures sur 24, entre le bureau météo de la tour de contrôle du terrain de Reykjavik et les télétypes de la Flugfelag, la compagnie islandaise d’aviation qui assure nos parachutages lorsque leur skymaster DC-4 n’est pas pris par leur vol hebdomadaire vers l’Angleterre. Les cartes de prévisions ne changent guère depuis plusieurs semaines. Une zone de basse pression se forme et se dissout ou se déplace lentement le long de la pointe sud du Groenland. Il neige sur le groupe bleu.
Dès qu’un coin de ciel apparaît, Joset télégraphie : conditions s’améliorent et comptons absolument sur vous immédiatement. Mais, deux heures plus tard, son QAM – son état du temps – annonce une fois de plus des nuages à quelques centaines de mètres au-dessus de lui et une visibilité de quelques kilomètres seulement.
Partir d’ici pour faire 1 300 km sans pouvoir se repérer avec précision sur l’une des deux côtes, c’est jouer à un contre dix et risquer de revenir à pleine charge après une dizaine d’heures de vol pour rien. Et dix heures de vol d’un DC-4 skymaster quadrimoteur qui, trois fois par semaine fait la ligne transatlantique, cela coûte un peu plus cher qu’un Piper Cub…
Car aucune autre navigation n’est sûre dans ces régions proches du pôle Nord magnétique, hors de la portée du Loran nord-atlantique. La navigation au compas est incertaine. Les points calculés lorsque le temps le permet donnent une précision insuffisante. Pour ce vol particulier, nous avons 350 km à faire sur un désert plat, blanc, aveuglant, sans un point de repère, sans un seul point de repère suffisant, même pour mesurer la dérive de l’avion.
Une expédition polaire est un coup de poker. « Tenir un an »
Temps très mauvais en général ici cette année. Si pouvons pas profiter premier beau temps campagne compromise, télégraphie Joset. C’est vrai. C’est grave. Après les succès enregistrés les années précédentes, ce serait pour le moins ennuyeux. Pour ne pas dire plus. Il serait difficile de faire comprendre « à Paris » qu’une expédition polaire est un énorme coup de poker que l’on joue contre les conditions rencontrées. Rien ne doit y être laissé à l’imprévu, mais tout y est imprévisible.
Si pas parachutage avant 12 jours serons obligés abandonner matériel et tenter gagner côte à pied, télégraphie Joset. Non, le terrain d’aviation de BW I et ses avions de l’Air Rescue américaine ne sont qu’à une heure de vol de Joset. En 1951, il n’y a plus aucune raison d’abandonner du matériel pour tenter de descendre à la côte à pied. Un seul Dakota peut leur apporter, lors d’une courte éclaircie, tout ce qu’il faut pour tenir un bon mois supplémentaire. Il n’y a pas de quoi s’affoler. Malheureusement nous ne sommes pas à BW I, base américaine, mais à Reykjavik. Nous ne sommes pas à une heure de vol, mais à plus de quatre heures.
Sommes arrivés Station centrale où avons fait jonction avec groupe rouge[3] arrivé fin juin. Tous groupes ici attendent parachutage essence pour pouvoir continuer suivant programme fixé. Station centrale a encore maximum huit jours essence pour assurer fonctionnement. Mais vous propose mettre tout priorité premier vol sur Joset extrême urgence, télégraphie Rouillon. J’ai en effet moins d’inquiétude pour ceux qui sont à la Station centrale. Les conditions y sont relativement confortables. Les vivres qui y sont stockés leur permettraient de « tenir » une bonne année si nécessaire.
Profiter d’une éclaircie sur la pointe sud du Groenland
Le terrain d’aviation de BW est un terrain américain ouvert au trafic international, situé sur la pointe sud du Groenland, à 61 degrés de latitude nord. Joset est à 63 degrés, dans le nord-ouest, et à 250 km seulement : à peine plus d’une heure de vol en Dakota. Nous, ici, à Reykjavik, en Islande, nous sommes à 1 300 km, à plus de quatre heures de vol en DC-4. Une heure de vol, seulement… on pourrait profiter de la moindre éclaircie[4]. De la plus courte éclaircie…
Il faudrait pouvoir partir de « là-bas » au premier appel. Mais pas avec le skymaster qui doit assurer aussi ses vols réguliers vers l’Europe. Alors ? Avec un Catalina ou un Dakota ? Mais si le skymaster peut emporter plus de quatre tonnes et demie, c’est-à-dire la totalité de la charge nécessaire à Joset, le Catalina ou le Dakota, tous deux bimoteurs, ne peuvent en prendre que la moitié. Alors ?
Alors il existe une solution : emporter des jerrycans vides en nombre suffisant – environ 200 – le courrier, les vivres. Faire le plein des jerrycans à BW I ou dans les environs. Attendre la première éclaircie. Faire deux courts vols et dropper le tout sur Joset. La situation serait sauve. Pour faire de l’essence, il y a trois possibilités : la base aérienne américaine de BW I ; la base navale américaine de Gronedal, près d’Ivigtut ; la base navale danoise de Godthaab. Et la Loftleidir met un Catalina à notre disposition ; la Flugfelag, un Dakota. Je télégraphie à mon ami le commander Lichtenberg, qui commande la base danoise. Je télégraphie à mon ami Juhl à Ivigtut. Je télégraphie au commandant de BW I.
« Chenaux officiels »
Moins de 18 heures plus tard, je reçois les réponses : regrets Gronedal possède pas essence aviation amitiés. Juhl. Regrette pas pouvoir vous aider moi-même stop Vous suggère contacter commandant BW I seul endroit où vous pouvez procurer essence stop Meilleures amitiés. Lichtenberg. Autorisations nécessaires doivent être demandées par voies officielles légation U.S. Reykjavik stop Pour votre information, consultez règlement U.S. A.F. 55 – 20 que trouverez probablement Keflavik. Signé : Commandant BW I.
Les « chenaux officiels » on sait ce que cela veut dire dans tous les pays du monde. Et avant de me rendre à la légation américaine, je télégraphie au capitaine Friedline, le patron de l’Air Rescue à BW I. Il nous connaît. Je lui expose la situation, rien de grave encore ; mais si les conditions devaient continuer ainsi pendant encore une semaine, nous serions devant un cas d’extrême urgence et je serais amené à faire appel à son aide ; pour éviter cela, je lui demande d’aller faire un petit tour au-dessus de Joset à la première occasion favorable pour voir exactement où il est, dans le cas où cela deviendrait urgent plus tard. « Et envoyez-leur quelques vivres, de l’essence et des cigarettes, merci. »
Chez le Consul
Il est deux heures de l’après-midi.
— Sit down, Mister Victor.
Le consul Gibbon est assis dans une chaise basculante totalement basculée en arrière.
— Nous pourrions envoyer un télégramme, dit-il, à vos frais naturellement. Ce n’est pas possible autrement. Mais il serait bien plus rapide de donner un coup de téléphone si vous connaissez quelqu’un à Washington. J’y connais en effet quelqu’un : Dana Coman, qui est au Research and Development Board, et Paul Siple, tous deux anciens compagnons de Byrd…Dana Coman est au bout du fil. Il est dix heures du matin à Washington. Je passe sur son étonnement de m’entendre. Il va s’occuper de cela immédiatement. La réponse sera donnée directement à la légation. Mercredi 18 juillet 1951. Midi. Il neige toujours sur Joset et sur la Station centrale. Il crachine toujours sur Reykjavik. Tous les bulletins météos sont pareils, alors qu’ils apparaissent lentement sous la frappe du télétype. Kangerdlugssuaq : visibilité un mile, plafond 60 pieds ; neige. Baker : visibilité 30 miles…
Sur la feuille jaune les touches ont bien marqué 30 miles.Vincendon, Gudmund, Jakobsson, le météo de service et moi, tendus sur le papier qui avance par secousses, nous suivons anxieusement la suite du message… 2/8 de nuages à 10 000 pieds, pression en montée rapide. Nous nous regardons. Baker, c’est la frégate météo B. Elle est située dans le sud-ouest du cap Farvel, la pointe la plus sud du Groenland. Elle annonce qu’il fait beau au-dessus d’elle ; qu’il se forme là un « high », une zone de haute pression venant du sud-ouest, que l’air y est sec. Si cela se maintient, que le « high » monte vers le Groenland, on peut prévoir une sérieuse amélioration sur le camp Joset pour demain. La situation de 14 heures confirme l’amélioration sur Baker : ciel sans nuage, pression en hausse continue. Mais partout, sur le Groenland, le temps reste inchangé. Il neige dru sur Joset et sur la Station centrale.
— On les prévient ?
— On les prévient I
À 14 h. 45, Vincendon envoie le télégramme suivant à Joset : Prévisions météo bonnes sur toi demain stop. Allons décoller avec DC-4 dès que QAM donneront amélioration prévue stop. Il faut absolument que quel que soit le temps tu donnes tes QAM toutes les trois heures et si possible toutes les deux heures pour suivre évolution temps sur BW I et sur toi stop. Espérons que ça va aller stop. Si échec demain enverrons Dakota ou Catalina à BW I. Mais le QAM[5] de Joset pour 14 heures est catastrophique. Joset, qui est en plein dans la crasse, doit se dire que nous rêvons. Et c’est d’heure en heure maintenant que nous suivons l’évolution du temps. Pas de changement sur le Groenland. Mais, sur Baker, pas un nuage, et la pression continue à monter en flèche. Air sec. Tout va bien. À 21 heures, la pression commence à monter à BW I : 3/10 de millibars en trois heures.
— On charge l’avion ? demande Vincendon.
À minuit, le plafond commence à s’élever à BW I, où la pression monte encore de 4/10 de millibars. Mais partout ailleurs, pas de changement. Jeudi 19 juillet, 9 heures du matin. BW I annonce 7/8 de nuages à 1 500 pieds au lieu des 8/8 à 300 pieds habituels. La pression monte toujours. Et Joset, laconique, car incrédule probablement, envoie : neige, pas de visibilité, pas de plafond. Mais la pression a monté, de 808 millibars à 3 heures du matin, à 816 millibars : 8 millibars en six heures. Le temps s’éclaircit sur la côte et la pression monte au-dessus de Joset : ça va.
Joset attend depuis 23 jours
Il est 9 heures du matin. Dans moins de 24 heures, demain matin à 8 heures, l’avion doit partir pour Copenhague pour transporter ses passagers réguliers et pour y procéder à un changement de moteur dont le travail doit irrémédiablement commencer à 17 heures. Et il ne sera pas de retour avant trois jours pleins. Le 27 juin Joset attend depuis 23 jours. Si nous ne faisons pas ce vol d’ici demain matin, quand le temps sera-t-il favorable de nouveau ? 24 heures pour gagner ou perdre. Quelle partie de poker ! Vingt-quatre heures pour gagner ou pour perdre ! À midi, toutes les stations de la pointe sud du Groenland donnent une amélioration sensible : plafond plus haut, pression croissante.
— Vincendon, votre chargement est paré ?
— Oui, bien sûr.
— Bon ! Alors, on y va aussitôt prêts.
Je m’assieds devant le télétype et le mets en route. Son ronronnement accompagne le bruit de la frappe et de sa sonnette. Et je tape le message tant attendu : TFW de Victor. OYD 3. Décollerons 1630 Z. Stop. Préparez Dz[6] pour 2 030. Stop. Envoyez vos QAM toutes les heures. Stop. À bientôt. Amitiés.
À 15 heures Joset télégraphie : Ici temps très favorable pour para. Stop. Nécessaire en profiter maintenant ou risque jamais. Stop. Comptons sur vous notre seul espoir. Amitiés de tous. Joset.
« Vous êtes notre dernière chance »
Il est 16 heures, l’avion est prêt à partir ; 4 500 kilos se sont enfournés dans son ventre. Il y a quelques heures à peine, il avait l’air d’un gentilhomme bien peigné, avec ses sièges rembourrés, ses couchettes relevées, sa cuisine de bord dans laquelle il ne manquait que la stewardesse blonde. Maintenant, c’est un docker, un débardeur. Des bâches ont été étendues sous les jerricans d’essence, les caisses à parachuter, la chenille de weasel de rechange. Sur les jerrycans, on a remis quelques fauteuils pour nous. 16 h. 16. Le Gullfaxi DC-4 de la Flugelas vient de décoller. Sous le crayon de Sigurvisson, le radio, arrive le QAM de 17 heures :
Oba. Visibilité 30 miles – Obb nuages 3/8 à 3 000 pieds. – Qam vent nul. – Pression 817,5 mbs.
Et Joset ajoute : Temps magnifique, ici. Espérons cette fois-ci c’est pour de bon. Comptons absolument sur vous. Êtes notre seul espoir et notre dernière chance.
Eiriksson, le navigateur, monte sa table devant la porte, étale ses cartes, le plan de vol et le graphique météo. Dans trois heures et demie, nous devons être sur la côte sud-est et faire tête au-dessus de Imarsivik. Puis ce sera l’Inlandsis. L’avion est plein. Nous marchons sur les jerrycans, au total 200, bien rangés, leurs goulots assurés par du fil de fer de gros diamètre pour empêcher qu’ils ne s’ouvrent à l’arrivée au sol. Une longue sangle les maintient en un seul bloc compact. Vincendon et Marinier fixent déjà les parachutes sur les caisses fragiles et sur la chenille de rechange. Katz fait le paquet de courrier. Sur une boîte de carton remplie de sciure de bois : « pinard », au crayon gras. Dans la boîte, des bouteilles de vin fin, cadeau du ministre de France : « Pour qu’ils puissent, un peu en retard, mais dignement, fêter le 14 juillet. » Le badin marque 160 nœuds. C’est peu. L’avion, très chargé, – il doit avoir assez d’essence pour lui permettre, en cas de mauvais temps, d’aller atterrir à Gander (Terre-Neuve) ou Prest-wick (Écosse) – vole la queue basse. Le travail dans l’avion terminé, nous nous asseyons sur les jerrycans. Cela sent terriblement l’essence.
— Si tout cela prenait feu, dit Vincendon, on ne s’en apercevrait même pas !
— Alors, pourquoi en parler, dit Marinier.
Nous n’avons pas eu le temps de déjeuner. Sigurarsson, le pousse-colis islandais, qui est inscrit sur le rôle d’équipage comme in charge of parachutes, déballe le carton de vivres : boîtes de sardines, boîtes de harengs marinés, morue salée, morue séchée. Il y a aussi des boules noires grosses comme le poing. Elles ressemblent à des balles de peau cousues. Nous les regardons avec suspicion.
— Blood pudding, explique Sigurarsson en mettant son énorme nez sur l’une des boules. Sa moustache en brosse la caresse. À le voir cela a l’air bon.
— C’est du boudin de sang de baleine, probablement, dit Marinier.
— C’est fait avec quoi ?
— Du sang de mouton et de cheval, répond Sigurarsson.
Nous ouvrons une des boules d’un coup de couteau. Du boudin froid, cela n’a jamais été très bon. Mais celui-ci tient du caoutchouc et de la boue. Il a un goût qui rappelle l’odeur des navires morutiers. Nous survolons les nuages à 8 000 pieds. La mer du Groenland, presque trois mille mètres sous nous, est invisible. Si ça continue comme cela, nous ne verrons pas la côte. Et, sans voir la côte, combien avons-nous de chances de trouver Joset ? Il n’y a plus rien à faire, une fois de plus, qu’à attendre. Vincendon, Marinier, Katz, Sigurvisson, confortablement enveloppés de nombreuses couvertures, se sont installés à même l’essence ou dans les fauteuils. Ces fauteuils qui, tout à l’heure, serviront aux passagers pour Copenhague. Tout à l’heure, en effet, dans dix-sept heures, l’avion doit repartir assurer son service normal vers l’Europe. Dans dix-sept heures nous saurons.
— Je voudrais déjà être à demain, dit Vincendon.
Je m’étends sur l’une des couchettes de l’équipage. Elle est encombrée de boîtes, de sextants, de vestes en peau de mouton qui sentent le suint, de combinaisons de vol. Par le hublot, les deux moteurs babord et leur collier rouge. L’aile aussi, immobile sur le fond de nuages mille mètres au-dessous de nous. Dans quatre heures, je saurai. Pas avant… Quel jeu !…
Nous voici dans ce quadrimoteur chargé jusqu’à la gueule. Chaque minute, il consomme 32 litres d’essence, assez pour alimenter une 4 CV Renault sur 450 km. Au prix où est l’essence, l’enjeu est gros ; car, au bout de notre course, il y a Joset qui attend. Si nous ne le trouvons pas, nous reviendrons plein. Si nous ne le trouvons pas, que deviendra-t-il ? Il faudra faire appel à l’Air Rescue de BW I. Pas drôle. Et la campagne d’été sérieusement compromise. Et ce vol pour rien : neuf heures de vol de cet énorme quadrimoteur pour des prunes. Mais si nous le trouvons, ce brave Joset !…Toutes les demi-heures, maintenant, Joset envoie son bulletin de santé. Je le consulte comme le ferait un médecin au chevet d’un malade. Oui, la pression reste stable ; amélioration encore dans l’état du ciel ; visibilité toujours excellente.
Mais Joset, comme un malade inquiet, ajoute des commentaires : « toujours beau ici » ou « situation reste inchangée, toujours excellente ». Pour le faire patienter je lui envoie le message suivant : établissez dz comme suit primo camp marquera début de dz a gauche de l’avion face au vent secondo un demi mile plus loin weasel marquera fin dz tertio encore un demi mille plus loin deuxième weasel pour permettre meilleure évaluation altitude avion au-dessus terrain stop sommes en route tout bien serons sur vous vers 20 30 Z.
Quelques minutes plus tard arrive la réponse : d’accord trouverez dz conforme direction sud-nord vent nord 5 nœuds. Mais plus de commentaires. Ils ont de quoi s’occuper maintenant. 19 h. 30 : il y a plus de deux heures que nous avons pris l’air. Nous devrions être en vue des côtes. À l’avant, il n’y a plus que le pilote, le navigateur et moi. L’avion vole tout seul : c’est le pilote automatique qui tient les commandes. Au-dessous de nous, c’est toujours la même mer de nuages. Devant nous, elle se confond dans un gris uniforme avec le ciel. Un front de nuages éclairés en transparence par le soleil avance une main puissante vers nous. Son énorme bras vient du nord. Il gagne sur nous. Le badin marque toujours 160 nœuds. Nous volons à 10 000 pieds. Pas de côte en vue. Les postes côtiers se sont bouchés. Nous avançons en aveugles. Eiriksson, le navigateur, vérifie sa dérive à chaque instant et porte son point, qu’il ne peut qu’estimer sur la carte. Nous ne sommes plus qu’à une demi-heure de vol de la côte. Il y a longtemps qu’elle serait visible par temps clair.
Le contact est perdu et repris
— Still good ? demande Jonnsson, le pilote.
Les crocs, les griffes du bras menaçant sont sur nous. Jonnsson débranche le pilote automatique et la danse commence. Nous devons être à vingt minutes de la côte. Nous commençons à monter. Verrons-nous quelque coin de la côte ? Sinon, quelles sont nos chances de trouver Joset ? Nous pourrions évidemment faire un tour sur la côte ouest, essayer de la reconnaître et revenir ensuite sur lui. Il se trouve tout près d’un groupe de quelques nunataks,[7] les Jensens Nunatakker : mais les voit-il ?
Je griffonne un message que je tends au radio. Il reste sans réponse ; nous avons perdu le contact. Les secousses ont réveillé les dormeurs et, derrière nous, apparaissent des visages aux yeux interrogateurs. Vincendon lève les sourcils et abaisse la commissure des lèvres : il exprime bien ce que je ressens. Et soudain, d’un seul coup, nous sortons des nuages, comme si nous étions catapultés. Sous nous, dans une brumaille grise, apparaît la côte, de gros blocs noirs qui se détachent sur le fond gris clair des glaciers. Sur la mer, quelques icebergs. De la brume dans toutes les entrées de fjords. Devant nous, à notre hauteur, la ligne horizontale de l’Inlandsis presque complètement bouchée par le front dont nous venons de traverser un bras. Devant nous, un seul trou, dans les nuages, par lequel il faudra passer… s’il ne se ferme pas.
Il n’y a pas d’erreur possible : nous sommes au-dessus de l’entrée du Bernstorffs Fjord. Voici, à notre droite, le cap Masting ; à notre gauche, les îles d’Igdluluarssuk et de Akorninarmiut, dont les pointes seulement dépassent de la brume… Nous sommes en plein sur notre route. 19 h. 55. Le contact radio est repris. Nous passons aussitôt en phonie. Je mets les écouteurs et je prends le micro que me tend Gudmunsson. Malgré le grésillement intense, une voix me parvient :
— Allo, Victor. Bonjour, Victor ; bonjour, Vincendon ; bonjour à vous tous là-haut. Ça fait du bien de vous entendre depuis le temps que nous vous attendons. Je vous passe Joset.
— Allo, Victor. Ici, Joset. M’entendez-vous bien ?
— Bonjour mon vieux. Moi aussi, cela me fait rudement plaisir de vous entendre depuis le temps que nous essayons de parvenir jusqu’à vous. Nous arrivons dans vingt minutes. Mettez le beacon en route dans cinq minutes et préparez-vous à allumer vos fumigènes dans quinze minutes. À vous.
— Bien, compris. Tout est prêt et fin prêt. Nous sommes tous en alerte et je vous dirai aussitôt que nous aurons entendu vos moteurs ou vu l’avion. À vous.
— Bon. Nous avons encore un peu de temps. Nous vous apportons un volumineux courrier qui s’accumule depuis un mois. Nous vous envoyons aussi quelques friandises et du vin, qui vous est offert par le ministre de France en Islande pour le 14 juillet. À vous.
— Bien compris. Merci. Tout cela sera le bienvenu. À vous.
— Surtout le vin, dit une voix dans les écouteurs.
Je reconnais celle de Demoulin, le navigateur du groupe bleu.
— Bonjour, Demoulin, bonjour tout le monde. Alors, Joset, comment est le moral ?
— Excellent. Excellent, maintenant que vous êtes là. Il a d’ailleurs toujours été bon, mais nous avons cru un moment que vous ne pourriez jamais venir jusqu’à nous. Mais maintenant, tout va bien. Si vous nous trouvez. À vous.
« Arrivons dans dix minutes »
— Quel temps fait-il sur vous ? Voyez-vous les nunataks ? À vous.
— Ici il fait très beau. Grand soleil. Oui, nous voyons les nunataks. À vous.
— Ici nous volons toujours au-dessus d’une couche de nuages qui cache toute la surface et sous une autre couche de nuages. Mais nous devinons l’horizon. Nous finirons bien par trouver le trou dans lequel vous êtes. Dites-moi exactement, si vous le pouvez, où s’arrêtent les nuages dans l’est de vous. À vous.
— Bon. La bande de nuages couvre tout l’horizon à l’est de nous et s’arrête presque au-dessus de nous. À vous.
— Alors ce sera facile de vous trouver. Voyez-vous les montagnes de la côte ? À vous.
— Non, nous ne voyons que les nunataks. À vous.
— Dites-moi dans l’est magnétique exact de quel nunatak vous vous trouvez. À vous.
— Au sud. Au nord, nous voyons d’abord un groupe de petits nunataks. Puis, plus loin, un gros nunatak pointu. Puis, plus au nord encore, un groupe d’assez gros nunataks. Nous sommes dans l’est magnétique du gros nunatak pointu.
— Bon. Nous arrivons sur vous dans quinze minutes. Joset, êtes-vous satisfait du travail ?
— Cela a été très dur jusqu’ici. Plusieurs centaines de kilomètres de crevasses. Nous sommes tombés presque tous les jours et parfois plusieurs fois par jour dans des crevasses. Mais nous en sommes toujours sortis sans perte. Cela nous a perdu beaucoup de temps. Nous avons fait un sondage sismique tous les 25 kilomètres environ. Je crois bien qu’au centre du Groenland nous avons découvert une sorte de fosse dont le fond est au-dessous du niveau de la mer. J’ai l’intention, après le parachutage du mont Forel, de faire un trajet en zigzag jusqu’au camp VI pour voir mieux de quoi il s’agit. Qu’en pensez-vous ?
— D’accord, naturellement, si vous jugez la chose intéressante. Vous ne vous êtes pas trop ennuyés pendant ces trois semaines d’attente ? À vous, à vous.
— Pendant les périodes de blizzard, au cours desquelles nous ne pouvions pas sortir de nos traîneaux. Mais, entre les périodes de blizzard, nous avions trop à faire à déblayer la neige et faire nos sondages. Un groupe est allé jusqu’aux nunataks prélever des échantillons de terre vierge que nous ramenons. Nous sommes tous au complet de nouveau ici. Nous vous attendons. À vous.
— Nous arrivons sur vous dans dix minutes. Commencez la veille.
Nous volons toujours entre les deux couches de nuages. Rien ne nous laisse deviner le trou de soleil dans lequel se trouve Joset. Pourvu qu’il soit assez grand et que nous ne passions pas à côté ! Inutile, en tout cas, pour l’instant, de commencer la veille dans l’avion.
— Bonjour, Victor. Ici, le toubib. Bonjour à tous. Je voulais vous dire que tout va bien du point de vue sanitaire. On commençait à être fatigué, ici, mais c’était à force d’attendre. Maintenant, tout va parfaitement. Au revoir, Victor. Je vais reprendre la veille.
20h55 : mission terminée
Devant nous, le trou de soleil. Au loin, derrière les nunataks qui tout à coup apparaissent à contre-jour, comme des taches d’encre minuscules sur un immense papier buvard blanc immaculé, de gros nuages irisés noient les montagnes de la côte ouest. Nous sommes à mille mètres au-dessus de la surface. Je fais signe à Jonnsson de se diriger sur les nunataks et de commencer à descendre.
— Allo, Victor, ici Grémeaux. Bonjour Victor. Bonjour Vincendon. À vous.
— Bonjour, Grémeaux. Ça va toujours la mécanique ? À vous.
— Oui, sauf que les traîneaux en ont pris un vieux coup et qu’ils commencent à être fatigués. À vous.
— Vous en faites pas. On vous apporte des tonnes de boulons pour les réparer. Nous sommes sur vous dans trois minutes. Les fumigènes sont-ils allumés ? À vous.
— Oui. Voilà Tosy qui hurle qu’il vous a vus ! Je vous le passe !
— Allo, Victor, dit la voix essoufflée de Tosy, avion en vue, avion en vue. Je vous passe Joset.
— Allo, nous vous voyons. Vous êtes encore très haut. Tournez un peu à droite. À vous.
— Bon.
Jonnsson comprend mon geste.
— C’est bon comme ça. Maintenant, venez droit sur nous.
À contre-jour, dans ce soleil déjà assez bas sur l’horizon aveuglant, nous ne voyons presque rien. Seuls les nunataks se rapprochent comme nous descendons, grossissent, bleuissent.
— Bon, comme ça ?
— Oui, bon comme ça.
Et soudain, droit devant nous, une légère traînée orange, à peine visible à côté de quelques points noirs minuscules.
— Allo, Joset. Ça y est. Nous vous voyons. Nous descendons pour prendre la DZ. Nous commençons tout de suite à faire deux passes de parachutage, puis nous descendrons le plus bas possible pour vous larguer le reste en free-drop. On tient le bon bout, cette fois-ci. À vous.
— Oui, répond Joset. On tient le bon bout.
Il est 20 h. 19. Dans une minute commence le parachutage.
20 h. 55. Mission terminée. Sans plus attendre, après un dernier passage en rase-mottes, à moins de 10 mètres de la surface, pour leur envoyer le courrier – Jonnsson se figure piloter un Spitfire – nous reprenons de la hauteur, cap à l’est.
— Voilà, terminé. Tout va bien ?
— Oui, merci. Tout va bien. Nous allons ramasser tout de suite pour pouvoir lire notre courrier aussitôt le ramassage fait. Merci, Victor ; merci, Vincendon. Remerciez aussi l’équipage et surtout le pilote. Merci. J’ai bien cru qu’il nous enlèverait l’antenne tout à l’heure. Merci. Embrassez tout le monde. À vous.
— Au revoir mon vieux Joset. Au revoir tout le monde. Nous nous retrouverons dans quinze jours au point prévu, près du mont Forel. À vous.
— D’accord, je vous passe Jarl.
— Allo, ici Jarl. Mille fois merci, old man. Tout le monde vous embrasse avant d’aller ramasser les dégâts. Farvel. farvel, à dans quinze jours. À vous.
— Merci. Au revoir à tous. Au revoir Joset. Terminé pour moi. À vous.
— Au revoir à tous et encore merci. À dans quinze jours. Terminé pour moi aussi.
— Terminé.
Nous sommes déjà rentrés dans la crasse qui a gagné sur nous. Quinze jours plus tard, le 4 août 1951, le véhicule dans lequel se trouvaient Joset et Jarl crevait le pont d’une crevasse invisible, près du mont Forel, dans une région parfaitement plane, sans un seul indice permettant de supposer là l’existence de crevasses. Ils tombaient entre deux parois de glace distantes de trois mètres. Ils tombaient de cinquante mètres, à pic, avec le weasel, le traîneau et une tonne et demie de matériel…
Paul-Émile Victor
À suivre Opération Pamplemousse par Jean Fayard
[1]Inlandsis : désert de glace qui couvre le Groenland et dont la superficie est quatre fois supérieure à celle de la France, 2 400 kilomètres de long, 1 200 kilomètres dans sa plus grande largeur, altitude dépassant 3 000 mètres.
[2]Sondages séismiques : sondages de l’épaisseur de la glace destinés à tracer des profils du sous-sol rocheux sous l’Inlandsis. Les sondages permettent de dire aujourd’hui que l’épaisseur de la glace dépasse 3 000 mètres et que le Groenland a la forme d’une cuvette entièrement remplie de glace.
[3]Groupe rouge : deuxième groupe de sondages séismiques de la campagne au Groenland 1951. Le groupe bleu (Joset) avait à couvrir la partie sud de l’Inlandsis ; le groupe rouge (Guillard), la partie centre nord.
[4]Pour des raisons techniques, le seul terrain d’aviation dont l’expédition pouvait disposer était un terrain en Islande.
[5]Les QAM sont donnés en miles, en pieds et en nœuds parce que la presque totalité des avions du monde occidental ont des instruments de bord américains dont les unités sont le mile : 1 609 m. – le pied : 33 cm. – le nœud : 1 860 m. par heure.
[6]D.Z. : Dropping zone : espace balisé sur lequel le parachutage et le largage en chute libre du matériel doivent se faire.
[7]Nunatak : sommets de montagnes émergeant de l’Inlandsis comme des îles.