Mes rencontres avec Mao par Edgar Faure

Le président Edgar Faure* a toujours eu la curiosité indulgente des hommes, qu’il s’agisse de ceux de son temps – et le monde politique en fournit un étonnant vivier – ou de ceux du passé, comme le montrent ses études historiques sur Law, Turgot, l’Antiquité romaine, etc. Aussi était-il naturel qu’un jour sa recherche se portât vers cette masse mystérieuse qui, à l’autre bout de la planète, pose tant de points d’interrogation. Avec Lucie Faure qui, romancière, recompose le comportement des êtres, il est allé plusieurs fois en Chine. Il a d’ailleurs rapporté de son premier voyage un livre, le Serpent et la Tortue (Julliard), aujourd’hui épuisé. Il y est retourné. Il a eu, sur le désir du général de Gaulle, un important rôle secret pour la reconnaissance diplomatique de la Chine. En 1970, Il raconte à nos lecteurs comment se sont déroulées ces missions capitales.

*Né à Béziers en 1908, mort à Paris en 1988, avocat d'origine, plusieurs fois ministre des Finances et président du Conseil sous la IVe République, de nouveau ministre sous la Ve puis président de l'Assemblée nationale, Edgar Faure sera envoyé en  en Chine par le général de Gaulle en octobre et novembre 1963. Il sera de plus élu à l'Académie française en 1978.
Visuel : ©KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho

 

Mon premier voyage en Chine a eu lieu en 1957, au début du mois de juin. C’était un voyage personnel. J’avais été invité par le gouvernement chinois et j’ai dû être un des premiers hommes d’État occidentaux, peut-être même le premier, mais je ne le garantis pas, à franchir la frontière chinoise muni d’un visa sur feuille volante puisqu’il n’existait pas de passeports en raison de l’absence de relations diplomatiques avec la Chine.

Au cours de ce premier voyage, qui a duré six semaines environ, j’ai visité plusieurs régions du pays, j’ai rencontré naturellement des hommes politiques et j’ai été reçu personnellement, avec ma femme, par le président Mao Tsé-toung. Je veux d’abord évoquer cette première visite telle que je l’ai notée à l’époque. Le soir de notre audience, à dix heures, nous entrons dans le quartier présidentiel, sous l’arche d’un beau portique rouge : la porte de la Chine nouvelle (elle s’est d’ailleurs toujours appelée ainsi). Je n’aperçois que deux sentinelles. La voiture suit une allée de saules le long de la « Mer du Sud ». Une petite cour chinoise, deux arbres de Judée, des aubépines en fleurs. Le président Mao s’est avancé à notre rencontre jusqu’au bas du perron et je suis surpris de me voir soudain aussi près de lui. Je comprends alors que la minutie de l’horaire correspond à cette marque délicate de courtoisie.

Moitié petit palais, moitié bungalow, nous entrons dans une assez grande salle éclairée de rampes au néon et de lampes chinoises, avec des ornements en bois sculpté descendant du plafond. D’un côté, une table de conférence recouverte d’étoffe rouge. De l’autre, un rond de fauteuils club où nous prenons place.

Il y a là le président Chou En-laï, le président Chang Hsi-jo, M. Wu Mao-sun et l’interprète, M. Toung. Sur les guéridons, le thé est servi dans des pots à couvercle, en belle porcelaine.

Vous êtes une toute petite délégation, plaisante Mao Tsé-toung, une délégation de deux personnes, il est plus facile de se mettre d’accord.

Auprès du chef de l’État ; le président Chou En-laï paraît plus malicieux que jamais. Il s’amuse visiblement de comprendre avant tout le monde ce que je dis et il guette, pour les rectifier, les erreurs de traduction de M. Toung. Le président Mao Tsé-toung parle de la Chine avec une passion contenue, une expression mélangée d’accablement et de confiance.

Vous avez vu quel est l’état du pays, à quel point nous sommes en retard. La tâche est immense.

Il baisse légèrement la tête comme sous le poids d’un destin trop lourd. Ses mains se rejoignent. On a dit de Mao Tsé-toung qu’il y avait en lui du militaire et du paysan, mais je trouve qu’il a plutôt des attitudes d’homme d’église ; il fait penser à un chef de communauté religieuse, de préférence à l’époque des ordres-chevaliers. J’observe que le communisme chinois a tiré bénéfice de son absence de dogmatisme ; ne peut-on concevoir un certain avenir pour ces formules souples, telles que l’économie mixte ? Ne nous faisons pas d’illusion :

Cela ne peut être qu’une étape, une transition. Notre but est le socialisme total.

Le Président, qui s’intéresse à l’économie agraire, se fait expliquer le système français de coopératives par produits. J’insiste sur ses excellents résultats. Il hoche la tête : approbation et négation à la fois.

Ici, ce ne serait pas possible. Les terres sont trop réduites. Le paysan ne peut pas se diviser entre une exploitation coopérative et une exploitation personnelle.

La fable chinoise du héron et de la moule

En politique extérieure, les événements fournissent à Mao Tsé-toung le thème d’une de ces allégories qu’il affectionne :

Nous avons en Chine une histoire, celle d’un héron et d’une moule. Le héron trouve la moule sur une plage, mais la moule se referme sur le bec du héron. Alors commencent entre eux de longues controverses. Dans trois jours, dit la moule au héron, tu seras mort. Et toi aussi, dit le héron à la moule, dans trois jours tu seras morte de sécheresse. Aucun ne veut céder, et cependant un pêcheur passe et les prend tous les deux.

Question : « Est-ce que c’est un pêcheur russe ou un pêcheur américain ? » La réponse attendue vient avec un sourire :

À mon avis, ce serait plutôt un pêcheur américain.

Les Américains inquiètent la Chine.

Pourquoi leur faut-il des bases si près de notre territoire ? Nous n’avons pas de bases chinoises près du continent américain.

Croyez-vous vraiment que les Américains pensent à la guerre ?

Le peuple américain, certainement, ne veut pas la guerre.

Les dirigeants non plus, dis-je. J’expose à mes interlocuteurs que pendant la semaine de la conférence de Genève en 1955, voyant tous les jours le président Eisenhower, j’ai pu me convaincre de la profonde volonté de paix qui l’anime. Puisque les dirigeants chinois veulent bien reconnaître mes efforts personnels en faveur de la détente internationale, je leur demande de retenir ce témoignage.

J’ajoute que si la politique de détente, qui avait fait quelques progrès, semble depuis s’être bloquée, j’en vois la cause dans des événements qui ne sont pas tous imputables aux dirigeants occidentaux. J’essaie de faire comprendre l’émotion, le sentiment de rétraction de la population française à la suite des événements de Hongrie. Cette réflexion paraît toucher vivement le Président.

Voulez-vous dire, me demande-t-il aussitôt, que le peuple français éprouverait de ce fait de l’amertume à l’égard de la Chine ?

Certainement pas. La Chine n’est pas en cause dans cette affaire. Mais il y a une tendance à raisonner par « blocs » ; la politique des blocs, le « bloc communiste ».

La Chine, affirme Mao Tsé-toung, est un État indépendant. Elle est absolument indépendante de l’U.R.S.S. Si nous avons demandé des experts et des machines à l’Union Soviétique, c’est parce que nous en avions besoin. Nous ne pouvions pas nous en passer. Mais les hommes qui sont venus sont partis une fois leur tâche finie. Et ce que nous avons pris, nous le payons.

Le Président rejette l’idée de « bloc communiste ».

Vous ne vous êtes pas entendus avec Nasser, remarque-t-il, et cependant il n’est pas socialiste. Que craignez-vous donc ? Un quart seulement de l’humanité est socialiste. Il vous reste les trois quarts, y compris des États comme l’Inde, pour appliquer votre système économique. La concurrence, la comparaison, peuvent se faire dans la paix.

Avant de prendre congé, nous parlons au Président de ses poèmes.

C’est ancien, cela. Je composais jadis des poèmes, en effet, lorsque je vivais à cheval. À cheval, on a le temps. On peut chercher les rythmes et les rimes. On peut réfléchir. C’était bien, la vie à cheval. Il m’arrive aujourd’hui de la regretter…

La poésie n’est pas une simple anecdote dans la biographie de Mao Tsé-toung. Je pense que c’est une des clefs de son personnage. Mao n’est pas, comme beaucoup de marxistes, l’homme d’un seul livre. Dans ces courtes pièces, sa pensée se libère du jargon du parti et du fatras de la dialectique. Les thèmes de la révolution y sont présentés de façon simple, imagée et profonde, accessible à tous les hommes de ce pays – et aux hommes de tous les temps.

Il y a de l’humaniste dans ce révolutionnaire. Par là aussi s’expliquent certains aspects originaux du communisme chinois. Le Président nous accompagne jusqu’à nos voitures. Il me prend par le bras pour me signaler une marche dans l’ombre. De sa dernière image encore à travers les glaces – le visage célèbre au-dessus du col fermé de la vareuse beige – cette main levée en geste de sympathie – je retiens une impression de force, de naturel et de « présence ». Et je pensais – en m’éloignant le long de la Mer du Sud, à l’incroyable paradoxe qui faisait que ce chef d’État n’était alors pas reconnu, en cette qualité, par un grand nombre de puissances. Juridiquement et diplomatiquement, pour une partie de l’Occident, Mao Tsé-toung et la Chine de Mao Tsé-toung n’existaient pas ! Était-il pourtant un seul homme d’État qui gouvernât un pays aussi peuplé ? En était-il un qui gouvernât, où que ce soit, avec plus de pouvoir que lui ?

Quant au Premier ministre, Chou En-lai, c’est à plusieurs reprises que j’eus l’occasion, au cours de ce premier voyage, de m’entretenir avec lui, parfois en présence de divers membres du gouvernement. Dans les pays comme la Chine – et en U.R.S.S., d’ailleurs, c’est la même chose – les conversations les plus intéressantes ont lieu « au sommet » parce que dès le moment où ils savent que vous allez rencontrer des personnalités de tout premier plan, les gens de rang intermédiaire ne prennent aucune initiative et ne disent pas grand-chose.

Au retour de ce premier voyage, j’ai publié un livre qui s’appelle le Serpent et la Tortue, et j’ai été sollicité par plusieurs journaux pour écrire des articles.

Au cours de mes entretiens avec le Premier ministre, nous avions naturellement beaucoup parlé des rapports entre la Chine et la France et, en particulier, de problèmes comme celui de l’Algérie, qui se posait alors. Et, dans mon livre, j’avais suggéré qu’il serait bon pour la France de reconnaître la Chine. Je pensais en effet qu’il était absolument grotesque que la plupart des grands pays ignorent purement et simplement ce continent. D’autre part, dans mon livre, j’évoquais le problème de Formose qui constituait une des principales difficultés, et je suggérais qu’on le règle en rouvrant l’ambassade de Pékin – les Chinois auraient alors rouvert leur ambassade à Paris –, mais en gardant à Formose une représentation consulaire, pour ne pas rompre définitivement avec le gouvernement du maréchal Tchang Kaï-chek.

J’avais envoyé ce livre au général de Gaulle. Et le Général m’avait répondu de sa main, comme il le faisait toujours, une lettre assez longue, me disant combien il avait été intéressé par cette lecture et que mon idée d’une reprise des relations diplomatiques avec la Chine lui paraissait intéressante.

De Gaulle s’intéresse à la Chine

C’est probablement en raison de cette correspondance et du fait qu’il se souvenait de mon livre que le général de Gaulle, quand il fut revenu au pouvoir – mais pas tout de suite, je crois que ce fut en 1960… –, me demanda un jour de venir le voir pour lui parler du problème chinois.

Au cours de cette conversation, il me demanda si je lui conseillais de faire quelque chose dans ce domaine. Je lui répondis que, malgré l’opinion favorable que j’avais donnée dans mon livre, je ne pouvais pas lui conseiller d’engager, à ce moment, une quelconque procédure de reconnaissance de la Chine. Et cela parce que la conjoncture ne me paraissait pas favorable. Je redoutais en particulier des difficultés à cause de l’affaire algérienne. Si nous avions envoyé un ambassadeur en Chine, il aurait pu être exposé, sur ce terrain, à quelque rebuffade, il aurait couru le risque de se trouver un jour face à face avec le représentant du F.N.L.

Je fais maintenant un saut qui nous amène à l’année 1963. Au mois d’août de cette année, j’avais été frappé par la position qu’avait prise le Général sur le problème du Viêt-nam. Tout à coup, au sortir d’un Conseil des ministres, il avait fait une déclaration extrêmement importante, mettant en garde le monde contre le grave danger que constituait la détérioration de la situation en Asie du Sud-Est.

Ce fut d’ailleurs encore une fois une démonstration de l’extraordinaire lucidité du général de Gaulle, de sa clairvoyance, car cela se passait en août et c’est au mois d’octobre 1963 que se produisit à Saigon le grand « clash », c’est-à-dire l’élimination et l’assassinat de Diem.

Donc, le général de Gaulle, en août 1963, porte tout à coup son regard sur les problèmes d’Asie et mesure très clairement les risques d’une aggravation de la situation. Et, simultanément, il me demande de venir le voir pour me dire à brûle-pourpoint :

Quand je vous ai consulté il y a quelque temps sur le problème de la reconnaissance de la Chine, vous m’aviez dit qu’il n’y avait rien à faire. Êtes-vous toujours de cet avis ?

Je répondis :

Puisque vous m’en parlez c’est que vous avez vous-même étudié la question. Eh bien, je pense que tout est changé.

« Premièrement, vous êtes délivré de l’hypothèque algérienne, ce qui signifie que vous n’avez pas à redouter de déconvenue dans l’hypothèse d’une ouverture diplomatique vers Pékin. En deuxième lieu, les Chinois eux-mêmes sont dans une situation difficile, à cause de leurs frictions avec les Soviétiques. Et en troisième lieu, vous avez donné déjà de tels signes d’indépendance vis-à-vis des Américains qu’un de plus ou un de moins… Cela ne sera pas tellement sensible…

Edgard Faure accréditéau nom du général de Gaulle pour une mission de sondage

Toujours est-il qu’au cours de cette conversation, je signalai au Général que, par une coïncidence curieuse, j’avais fait dire aux Chinois que je me proposais de revenir à Pékin, et ils venaient de m’inviter officiellement à faire ce voyage. J’avais en effet pensé qu’il serait utile que je me rende en Chine à ce moment – en Chine et en Russie – pour étudier le fond du conflit sino-soviétique. Le Général me dit alors :

Oui, vous irez en Chine. Mais vous irez comme mon représentant.

 Le Général m’a alors donné une lettre destinée à m’accréditer en son nom auprès du gouvernement chinois. Et c’était d’ailleurs assez habile puisqu’au lieu d’écrire au gouvernement chinois qu’il ne connaissait pas et ne reconnaissait pas, il se contentait de m’écrire, à moi, pour me donner un mandat officiel. J’ai donc compris à la lumière de cet échange de vues, que le Général était désireux, autant que possible, de parvenir à une solution complète du problème de la reprise des relations. J’ai donc revu l’ambassadeur de Chine – c’était l’ambassadeur à Berne puisque nous n’avions pas de relations –, et je lui ai dit :

Je vais vous indiquer aujourd’hui ce que je ne vous avais pas signalé la dernière fois que nous nous sommes vus. Ce voyage, je ne le fais pas pour moi, mais pour le général de Gaulle.

J’ai passé le temps qui me restait avant mon départ à étudier les dépêches, à travailler et finalement j’ai décidé de ne pas prendre de collaborateur fonctionnaire, bien que le Général m’ait proposé de mettre quelqu’un à ma disposition (mais cela aurait par trop attiré l’attention) et de ne voyager qu’avec ma femme. D’autant plus que les Chinois sont très sensibles à l’atmosphère, aux relations humaines, etc.

Les réunions avec les Chinois durent plusieurs heures à travers une série de conversations subtiles

Dès notre arrivée en Chine j’ai compris qu’il y avait un cran de plus à l’accueil traditionnel par le fait que nous avons été accueillis à Canton par le maire et non par un maire-adjoint comme c’est généralement l’usage. De plus, dans son discours de bienvenue, ce magistrat a fait allusion aux relations « économiques, culturelles et politiques » entre nos deux pays. Et le mot « politique » était assurément nouveau.

Ensuite, je suis arrivé à Pékin où j’étais l’hôte d’une association pour les relations internationales. C’était là un expédient qu’avaient trouvé les Chinois pour entretenir des relations avec les pays avec lesquels ils n’en avaient pas officiellement. Cette association était donc vouée à s’occuper de gens comme nous, c’est-à-dire des hérétiques en quelque sorte. Dès le lendemain, j’ai vu le Premier ministre, M. Chou En-laï et je lui ai montré la lettre du général de Gaulle. Il m’a demandé d’ailleurs de pouvoir la garder pour l’étudier et je la lui ai confiée. Je suis resté deux semaines en Chine. C’était mon plan. Je ne voulais pas y rester davantage, quoi qu’il arrive. Je m’étais dit que la mission réussirait ou ne réussirait pas mais que de toute façon il était inutile de s’attarder.

Ces deux semaines ont été occupées par des conversations politiques, mais aussi par une visite de trois jours dans des sites variés, en Mongolie intérieure, etc. J’ai compris que les Chinois étaient assez contents de se débarrasser de moi pendant trois jours pour pouvoir réfléchir et discuter entre eux de ce que j’avais pu leur proposer. Et d’ailleurs, pendant cette escapade, j’étais accompagné d’un fonctionnaire des Affaires étrangères qui ne cessait de m’interroger sur tous les sujets et qui chaque soir faisait un rapport à Pékin.

À mon retour dans la capitale chinoise nous avons encore eu trois jours de discussions. Cela signifie qu’en tout il y a peut-être eu six ou sept jours de travail effectif. Les réunions avec les Chinois durent plusieurs heures. Ils répètent longuement leurs points de vue. Ils expriment toujours les choses en reprenant les problèmes à la base, en disant beaucoup de généralités.

Comme je connaissais leur méthode, j’en faisais autant. Quand ils parlaient pendant trois quarts d’heure, je parlais pendant quarante-cinq minutes. Nous parlions abondamment du communisme, du capitalisme, d’histoire contemporaine, etc. Et, entre-temps, nous préparions des papiers pour voir ce que nous pourrions faire, concrètement.

Naturellement j’avais refusé des discussions détaillées sur Formose. J’avais adopté le système suivant : nous ne pouvions pas prendre d’engagement sur Formose, mais nous appliquerions le droit international. Donc, au bout d’un moment, il s’agissait en somme de leur faire me demander ce que disait, en cette matière, le droit international. Ce qui me donnait l’occasion de leur répondre que ce droit ne permettait pas de reconnaître deux gouvernements, en même temps, comme ayant la souveraineté au même endroit. Donc, si nous reconnaissions la Chine, nous n’avions pas besoin de rompre avec Formose puisque nous nous contenterions alors de rétablir notre ambassade là où elle était auparavant. Et d’ailleurs nous n’avions à Formose qu’un chargé d’affaires « ad interim ». Il me paraissait certain que Formose romprait avec nous dès que nous aurions reconnu Pékin.

Et finalement nous nous sommes mis d’accord sur une formule assez curieuse : nous nous engagions à rompre avec Formose… si Formose rompait avec nous. Je crois que je pouvais prendre cet engagement sans inconvénient.

Le lendemain je rendis visite à Mao, mais il est évident que même si le Président fut consulté et donna son accord, tout fut réglé à l’échelon de M. Chou En-laï. Nous avons donc rédigé un document que je signai, mais « ad referendum », en précisant qu’il appartenait en dernière analyse au général de Gaulle de le rendre officiel. De l’autre côté ce fut M. Chou En-laï qui signa. J’ai alors quitté la Chine mais je ferai remarquer que jusqu’ici je n’avais rien pu faire tenir à Paris, au général de Gaulle.

En réalité on peut savoir aujourd’hui que cette affaire avait été extrêmement délicate et complexe à traiter et que les Chinois eux-mêmes ne savaient pas du tout si, en définitive, nous pourrions aboutir à une reconnaissance. Nous avions même envisagé, eux et moi, deux solutions. La solution maximaliste, qui était la reconnaissance pure et simple, et une formule intermédiaire qui aurait consisté à installer des échelons culturels et économiques, avec quelques particularités comme l’utilisation du drapeau, du chiffre, etc.

Aujourd’hui que cette affaire est terminée je peux révéler qu’après de longues hésitations j’ai rédigé mon rapport en ne faisant mention que de la première formule. Je craignais que l’existence des deux possibilités fasse hésiter le Général. Et je me suis dit :

On verra bien… Si par hasard la première solution ne marche pas, je sortirai la deuxième…

Mais cela n’a pas été nécessaire. Lorsque le général de Gaulle m’a reçu à l’Élysée pour conclure, il se fait qu’il venait d’apprendre l’assassinat du président Kennedy. Et cela a sans doute changé quelque chose car je crois que nous avions vaguement dans l’idée que les Américains pourraient tirer parti, d’une façon ou d’une autre, de notre initiative. En me quittant ce jour-là, le général de Gaulle me dit qu’il comptait donner une suite positive à l’affaire si les conversations qu’il devait avoir aux États-Unis – aux obsèques de Kennedy – ne le faisaient pas changer d’avis. Et la suite positive était prévue pour janvier 1964.

Finalement, c’est bien ainsi que les choses se passèrent. Je me souviens que les Américains, à l’époque, étaient assez inquiets. Le Général leur avait communiqué que la reconnaissance de la Chine « ce n’était pas pour demain », mais ils se demandaient s’ils devaient prendre le mot dans son sens littéral.

En tout état de cause on voit aujourd’hui combien le Général a été un précurseur. Il a fallu attendre huit ans pour que le président des États-Unis fasse le même raisonnement que lui. Mais je crois que, bien que le délai ait été assez long, notre initiative de 1964 a été un début, un précédent dont l’existence a pu jouer par la suite.

Edgar Faure

À suivre : Naissance de l’Égypte nouvelle par Jean et Simone Lacouture

Newsletter subscription form block

Inscrivez-vous à notre newsletter