
Louis XIV par Ernest Lavisse, de l’Académie française
En 1909, l’historien Ernest Lavisse, auteur des manuels mythiques qui portent son nom et dans lesquels les écoliers se plongeront jusque dans les années soixante, évoque Louis XIV, sa personne, son éducation et le « moi » du roi.
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Louis XIV avait vingt-deux ans et demi à la mort de Mazarin. Tout le monde le trouvait très beau. Un léger retrait du front, le nez long, d’ossature ferme, la rondeur de la joue, la courbe du menton sous l’avancée de la lèvre, dessinaient un profil net, un peu lourd. La douceur se mêlait dans les yeux bruns à la gravité, comme la grâce à la majesté dans la démarche. Une belle prestance et l’air de grandeur haussaient la taille qui était ordinaire. Toute cette personne avait un charme qui attirait et un sérieux qui tenait à distance. Les contemporains pensaient qu’elle révélait le Roi :
En quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître,
dira Bérénice. L’ambassadeur de Venise écrivait dix ans plus tôt : « Si la fortune ne l’avait pas fait naître un grand roi, c’est chose certaine que la nature lui en a donné l’apparence. »
Cette naturelle majesté n’empêchait pas le jeune Roi d’être jeune. Les nièces du cardinal lui avaient donné le goût des romans et des vers. Il lisait des recueils de poésies et de comédies, et il aimait à parler de cette littérature : « Quand il donnait son jugement sur ces choses-là, écrit Mademoiselle, il le donnait aussi bien qu’un homme qui aurait beaucoup lu et qui en aurait une parfaite connaissance. Je n’ai jamais vu avoir un aussi bon sens naturel et parler plus justement. » Il se plaisait à tous les plaisirs ; à merveille il joutait, courait la bague, dansait les ballets et jouait la comédie. Il ne se refusait pas même les espiègleries des mascarades. Les jeunes seigneurs et les jeunes femmes qu’il admettait à ses jeux s’arrêtaient d’eux-mêmes aux limites de la familiarité.
Il était poli, d’une politesse naturelle et en même temps réfléchie, mesurée à la qualité des personnes, et qui jamais ne se trompait d’une ligne. Il écoutait « mieux qu’homme du monde », et personne ne trouvait ni ne disait mieux que lui ce qu’il fallait dire en toute rencontre. Par bonheur, il n’avait pas la sorte d’esprit à la mode de France, qui raille à tort et à travers les personnes et les sentiments : « Jamais, a dit Saint-Simon, de discours qui pût peiner. » Il était calme, étonnamment maître de lui ; une colère de lui faisait événement. Dans les premières années, il se laissait dire par Colbert des choses très dures. Jamais roi ne mit tant de grâce à commander. Le grand air qu’il gardait dans cette grâce même, qu’on sentait descendre de haut, lui donnait un charme auquel personne, ni Français, ni étranger, jamais n’a résisté.
Louis XIV. Un vrai Don Juan
Il n’était point méchant, il avait des mouvements de bonté, même de sensibilité. Il aimait sa mère, qu’il pleura à chaudes larmes. Il avait pour son frère une amitié que ne méritait pas ce trop joli garçon pomponné, de mœurs ridicules et ignobles, et qui fut marqué par madame de Lafayette d’un mot terrible : « Le miracle d’enflammer le cœur de ce prince n’était réservé à aucune femme du monde, » – c’est-à-dire à aucune femme au monde. – Il témoignait de la tendresse à la Reine, l’enfantine infante dont les grands yeux l’admiraient. Il « pleura fort » d’une maladie qu’elle fit en 1664. Comme on portait à la malade, que l’on croyait désespérée, le bonnet miraculeux de saint François de Paule, rencontrant la relique dans l’antichambre, il la baisa avec dévotion. La première fois qu’il voyagea sans la Reine, « il jeta des larmes qu’il voulut cacher au public, mais qui, étant vues de celle qui en était la cause, la consolèrent de tous ses maux ». En bien d’autres circonstances, on le vit abondamment pleurer, mais les larmes séchaient vite aux joues de ce visage triomphal. Il est possible, au reste, que Louis XIV n’ait pas été plus égoïste que qui que ce soit en son temps et dans le nôtre, mais il n’était pas préparé à résister aux tentations que les autres, en l’adorant, lui donnaient de s’adorer lui-même.
Les maux dont la Reine fut consolée par les larmes du Roi étaient des maux de jalousie déjà. Un an après le mariage, a commencé la série des maîtresses. La Reine Anne reprochant à son fils sa mauvaise conduite, le fils répondit à la mère « avec des larmes de douleur qu’il connaissait son mal, qu’il avait fait ce qu’il avait pu pour se retenir d’offenser Dieu et pour ne pas s’abandonner à ses passions, mais qu’il était contraint de lui avouer qu’elles étaient plus fortes que sa raison, qu’il ne pouvait plus résister à leur violence, qu’il ne se sentait pas même le désir de le faire ». Il était un sensuel, très gros mangeur, prompt à toutes les occasions d’amour, aux « passades », qui étaient des infidélités aux maîtresses déclarées et comme de la menue monnaie d’adultère. En vrai don Juan, il courait à l’appel de toutes les sortes de charmes. Ni Marie Mancini, ni La Vallière n’étaient belles, et leurs charmes étaient très différents. Un esprit « hardi, emporté, libertin » étincelait dans les yeux et endiablait le sourire de la brune Italienne. La Vallière était une demoiselle noble de province, une blonde aux yeux bleus, amoureuse avec un air d’étonnement et le trouble du péché. Après, le Roi se prendra aux splendeurs de la chair et à l’éclat de l’esprit en madame de Montespan. Puis ce sera le caprice pour la chair sans esprit de mademoiselle de Fontange, et, à la fin, le sérieux attachement pour la délicate beauté mûre et pour la raison de madame de Maintenon. Amoureux toujours, il demandera, presque septuagénaire, de l’amour à sa septuagénaire compagne, qui s’en effarouchera. Mais jamais, même aux moments et sous l’empire de ses plus fortes passions, il n’a oublié ni n’oubliera qu’il est le Roi. Il lui a été dur de renoncer à Marié Mancini. La veille au soir du départ de la jeune fille, il parut si accablé de tristesse chez sa mère qu’elle le prit à part, lui parla longtemps, puis l’emmena dans un cabinet, où ils demeurèrent une heure ensemble. Il en sortit avec de l’enflure aux yeux, et la Reine dit à madame de Motteville : « Le Roi me fait pitié. Il est tendre et raisonnable tout ensemble… » Toute sa vie, il demeurera, comme il a dit dans ses mémoires, maître absolu de son esprit. Il tiendra pour « deux choses absolument séparées », les « plaisirs » et les « affaires ». Peut-être la preuve la plus forte de la maîtrise qu’il gardait sur lui, même dans l’obéissance à son tempérament, est-elle la séparation qu’il a faite de « l’amant » et du « souverain ».
Louis XIV. Un des mots qu’il répétera le plus souvent est : « Je verrai. »
Saint-Simon, qui a dit que Louis XIV était « né bon », – ce qui est beaucoup dire, – ajoute qu’il était né « juste » aussi, et qu’il a gardé jusqu’à la fin « des inclinations portées à la droiture, à la justice et à l’équité. » Cela est très vrai, mais il a montré de très bonne heure, par de grands signes, comme les projets de sa politique et les injustices du procès de Fouquet, ou par de petits, comme la disgrâce dont il frappa la duchesse de Navailles, que, pour qu’il suivit ses inclinations à l’équité, il fallait qu’elles ne fussent pas traversées par d’autres dont la pente fût plus douce. Le crime de madame de Navailles, dame d’honneur de la Reine, fut « d’avoir fait murer une porte secrète que le Roi avait fait ouvrir derrière le lit des filles d’honneur ». Louis XIV ne sera juste que dans les affaires où son autorité ne se trouvera intéressée, ni son orgueil, ni ses convenances, ni ses aises.
Ce qui est inattendu et surprend, c’est que ce jeune homme, sous la superbe des apparences, est prudent, circonspect, modéré même. Il avoue dans ses mémoires une timidité que lui donnait la peur de mal faire ou de mal dire. Au temps du cardinal, il travaillait à se former un avis sur les questions qu’il entendait discuter ; il était fier, quand il se trouvait avoir pensé comme « les gens d’expérience ». À présent qu’il est le maître, il hésite souvent et se trouble : « L’incertitude désespère quelquefois. Souvent, il y a des endroits qui font de la peine ; il y en a de délicats qu’il est difficile de démêler… » Jamais il n’improvise une décision. Un des mots qu’il répétera le plus souvent est : « Je verrai. » Il n’improvise pas non plus ses paroles. Il apprend par cœur celles qu’il faut dire dans les circonstances difficiles, et s’arrête, s’il a perdu la mémoire. La chose lui arriva un jour des premiers temps, comme il entretenait des membres du Parlement d’une affaire délicate, le procès de Fouquet. D’Ormesson, qui était là, raconte : « Le Roi demeura quelque temps à s’arrêter pour se reprendre, et songea encore assez de temps. Ne retrouvant pas ce qu’il avait médité, il nous dit : “Cela est fâcheux quand cela nous arrive, car, en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce que l’on a pensé.” Enfin, il apporte à ses entreprises la prudence de l’inquiétude préalable : “En tout ce qui est douteux, le seul moyen d’agir avec assurance est de faire son compte sur le pis.” Il a écrit cette maxime : “Se garder de l’espérance, mauvaise guide.”
Pour Louis XIV, « Le métier de Roi est grand, noble, délicieux. »
Voilà des qualités de gouvernement, et voici une grande vertu royale : la joie d’être le Roi. Louis XIV la laissait voir à toute sa façon d’être, il l’exprimait en termes naïfs : « Le métier de Roi est grand, noble, délicieux. » Mais cette belle et joyeuse idée du métier impliquait le devoir de le faire soi-même. Le principal honneur de Louis XIV est d’avoir compris que la condition de cette « grandeur », de cette « noblesse » et de ce « délice », était le travail. Colbert raconte qu’un même jour le jeune Roi présida le Conseil des finances, de dix heures du matin à une heure et demie, dîna, présida un autre conseil, s’enferma deux heures pour apprendre le latin, – il le savait très mal et voulait se mettre en état de lire lui-même les actes de la chancellerie pontificale, – et, le soir, tint un troisième conseil jusqu’à dix heures. Ce jour-là, il ne fit qu’ajouter un peu à l’habituel travail de ses journées.Pour travailler, il ne se confinait pas dans le silence d’un cabinet. Il ne se prenait pas la tête entre les mains. Il n’avait pas l’âme méditative. Le travail de Louis XIV, c’était l’attention aux conseils, aux audiences, qui étaient nombreuses, aux entretiens privés avec les ministres ou avec des hommes dont il estimait les avis. C’étaient les ordres donnés de pied levé à tel secrétaire d’État, qui guettait l’oreille du Roi et lui exposait une affaire entre le lever et la messe. C’était la préoccupation des entreprises commencées, la crainte de manquer le succès et la gloire. C’était la même application donnée aux divertissements de chaque jour et aux programmes des fêtes enchantées qu’aux grandes choses de la politique ; le même soin à écouter le maréchal de Bellefonds parlant « des inclinations particulières des dames de la Cour », et le maréchal de Turenne « entretenant l’âme de Sa Majesté de desseins guerriers ». C’était le regard en constante activité, qui voulait tout voir, et voyait tout, en effet, et l’effort pour garder en toute circonstance l’air de majesté et de calme souverain. Tout le monde s’agite autour du Roi. Les courtisans sont en perpétuelle inquiétude, les ministres laissent apercevoir qu’ils peinent Qui voyait en ces premiers temps passer Colbert et de Lionne pouvait dire ce que plus tard écrira La Bruyère en pensant à Colbert et à Louvois : « On ne les a jamais vus assis, jamais fixes et arrêtés : qui même les a vus marcher ? » Le jeune maître va d’une occupation à l’autre, « sans peine, sans que son esprit soit jamais embarrassé ni emprunté », et l’on « ne peut imaginer que ce soit le même prince ».
Le futur Roi-Soleil a de belles qualités et vertus royales, mais une intelligence ordinaire
Louis XIV se fatigua vite à remplir ainsi plusieurs rôles avec la même attention. Il était vigoureux, endurant à tous les exercices, il faisait le même visage tranquille aux beaux jours et aux intempéries, mais, depuis l’enfance, il souffrait de dérangements d’estomac et d’intestins. En 1662, il a « des ressentiments de vertiges, de maux de cœur, faiblesse et abattement » et des crises de mélancolie. Sans doute, l’appétit glouton, l’énorme mangerie coutumière – avec de mauvaises dents – suffiraient à expliquer le désordre de la santé royale, mais l’ambassadeur de Venise, qui voit le Roi « perdre les belles couleurs de son visage », et paraître, dès la fleur des années, plus vieux que son âge, écrit en 1665 : « Il s’applique extraordinairement aux affaires avec l’émotion la plus vive. Il se passionne profondément pour toutes ses entreprises et surtout appréhende toutes celles qui pourraient nuire à la gloire de son nom. Il se fatigue l’esprit et succombe alors à des maux de tête aigus. »
Cependant ni la maladie, ni la médecine, plus redoutable alors que la maladie même, ne trouble la régularité où il enferme et distribue chaque journée de sa vie. On le verra, pendant un demi-siècle, travailler de la même façon, aux mêmes heures. « Avec un almanach et une montre, écrira Saint-Simon, on pouvait, à trois cents lieues de lui, dire ce qu’il faisait. » Cet ordre immuable dans le travail semblait une loi de la nature.
Ce jeune homme avait donc de belles qualités et vertus royales. Malheureusement, si le duc de Saint-Simon a été injuste de dire que l’intelligence du Roi était « au-dessous du médiocre », il n’y a pas de doute qu’elle n’était qu’ordinaire. Elle lui suffisait pour comprendre les choses même difficiles, après qu’on les lui avait expliquées, et il aimait qu’on les lui expliquât. Colbert, qu’on accuse de l’avoir noyé dans les détails, lui a toujours exposé d’ensemble et plutôt trois fois qu’une ses grands projets ; il savait que « bien rapporter au Roi » était une des meilleures façons de lui faire la cour. Mais l’intelligence de Louis XIV était presque toute passive, sans initiative aucune, nullement curieuse, point en quête de problèmes. Elle ne cherchait rien au-dessous ni au-delà du visible, et elle avait été meublée très pauvrement par une éducation qui, en somme, fut déplorable pour l’esprit et pour le caractère.
Ernest Lavisse, de l’Académie française.
À suivre, Un régicide ignoré par le docteur Cabanès