Le mystère du train postal par Boileau-Narcejac

Tous les éléments du plus sensationnel roman policier ont été réunis au cours d’un extraordinaire vol. L’attaque du train postal qui, le 8 août 1963, circulait entre Londres et Glasgow a été, hélas, un modèle d’intelligence, de stratégie et d’audace. Le plan a été minutieusement conçu par un « cerveau » puis mis en œuvre par une équipe. Mais, pour le réaliser, des moyens énormes, un véritable capital, étaient indispensables. C’est pourquoi un vol ingénieux devait d’abord fournir la mise de fonds. En 1968, Boileau-Narcejac (Pierre Louis Boileau et Pierre Ayraud, dit Thomas Narcejac), dont on connaît les célèbres romans policiers, ont voulu reconstituer en historiens cette gigantesque opération.

Visuel ©Gamma

Il est un peu plus de 3 heures du matin, le 8 août 1963. Jack Mills, à bord de la locomotive Diesel qui remorque les douze wagons postaux, du Glasgow-Londres, vient de dépasser la petite gare de Leighton Buzzard, Il est à soixante-huit kilomètres d’Enston. Soudain, un signal orange. Jack Mills freine. Un signal orange annonce toujours un feu rouge. Là-bas, brille, en effet, le feu rouge qui commande l’arrêt. Mills ne s’étonne pas. En cette période de vacances, le trafic est intense et les triages de Cheddington sont engorgés. Mills stoppe devant le feu rouge. C’est le règlement. Witby, l’aide-conducteur, descend et se dirige vers le poste téléphonique, en bordure de la voie. C’est aussi le règlement. Le chef de train, Tom Miller, abandonne son poste, dans la dernière voiture, pour aller couvrir le convoi à l’aide de détonateurs. Distance réglementaire : 1 500 mètres, à couvrir deux fois.

Un véritable coffre-fort roulant

Ainsi, à 3 h 03, en rase campagne, ce train, véritable coffre-fort roulant, perd, en quelques secondes, deux de ses gardiens. Il en reste quatre, dans les deux wagons qui contiennent les sacs de bank-notes. Mais il leur est interdit de sortir. Ils sont virtuellement neutralisés. Quant aux soixante-quinze postiers qui trient les lettres, ce qui se passe sur la voie ne les concerne pas.Les pirates n’ont qu’à monter dans le poste de pilotage et à immobiliser Jack Mills. (Ils l’assommeront à moitié et c’est grand dommage, car le coup de main était calculé pour réussir sans violence.) On dételle la tête de la rame, c’est-à-dire la locomotive et les deux wagons précieux ; on la conduit un peu plus loin, sur le pont de Bridego, qui enjambe une petite route. Un camion et des voitures attendent, là, les pillards et leur butin. En quinze minutes, cent dix-neuf sacs plombés contenant 2 millions 631 784 livres sterling, soit 3 milliards et demi d’anciens francs, passent du train dans le camion. C’est fini. L’attentat s’est déroulé proprement, élégamment, comme une intervention chirurgicale. En quinze minutes, quelqu’un s’est emparé d’un trésor qui représente le budget d’un petit État. Il y a désormais un homme, en Angleterre, qui dispose des ressources d’un souverain et peut lutter, à armes égales, avec la police de Sa Majesté. Le Cerveau, le Génie du Mal, Moriarty, Fu Manchu, le Docteur No, existe réellement. Le roman policier vient d’entrer dans l’Histoire. L’histoire de ce hold-up extraordinaire ressemble étonnamment, en effet, à un « thriller » de grande classe. Un train pillé par une bande, à la tête de laquelle se trouve un malfaiteur génial, rien de plus conforme à la tradition du roman policier anglais. Mais, dans cette affaire, un mystère demeure. Chacun se pose encore la question : qui a pensé et organisé le coup ?

Un cerveau à l’origine de ce hold-up

Car il y a forcément, à l’origine de ce hold-up, un cerveau. L’œuvre porte une empreinte. Elle est signée. Autant les entreprises des gangsters professionnels manquent d’originalité, d’imprévu et sont des besognes conçues à l’échelon d’une patrouille, autant ce coup de main porte la marque d’un grand capitaine et révèle la marque d’une étonnante intelligence. D’emblée, l’homme nous apparaît comme un personnage hors série, un aventurier sorti de l’imagination d’un romancier. Et pourtant, dans l’exécution de ce hold-up apparaisent des faiblesses, des erreurs, des fautes, qui font de ce coup, si remarquablement préparé, un demi-échec. Si nous établissons le bilan de l’opération, nous constatons qu’il est très lourd. La plupart des bandits ont été arrêtés et lourdement condamnés. Ils passeront vingt ou trente ans en prison… à moins que « quelqu’un » ne les en sorte. Pour certains, c’est déjà chose faite. Ils sont libres. D’autres, certes, n’ont pas encore été inquiétés. Mais la police les a tous identifiés. Ils ont pu gagner l’étranger, se procurer de faux états civils, s’installer dans des cachettes sûres. Ils disposent de sommes considérables, mais leur signalement a été communiqué dans le monde entier. Ils restent à la merci de la plus légère imprudence, de la moindre indiscrétion et même, simplement, d’un fâcheux hasard. Une rencontre, un objet oublié, un accrochage de pare-chocs, une infraction, une formalité, et c’est peut-être la catastrophe. De l’argent plein les poches, mais, sous les pieds, une corde raide. On le voit, on le sent, entré celui qui a conçu le plan, tout pesé, tout préparé dans les moindres détails, et les exécutants, il y a un fossé. On peut presque dire que tout l’actif est du côté du Cerveau ; tout le passif, du côté des hommes de main. En France, les pirates du pont de Brigedo ont fait des émules. Mais là, le cerveau a manqué. Aussi l’affaire n’a présenté aucune zone d’ombre. Imitateurs serviles, trois gangsters ont décidé de dévaliser un fourgon postal et ont choisi un pont comme lieu d’attaque. À l’aide d’une voiture volée, ils bloquent l’entrée du pont, tuent le convoyeur, s’emparent des sacs. Les trois criminels ont été arrêtés. Ils ont tout avoué. Précisons que les sacs ne renfermaient pas un centime. De bout en bout, l’aventure est donc restée minable. Elle ne s’est pas élevée au-dessus du fait divers. Les journaux ne lui ont accordé que quelques articles. Le public ne s’y est pas intéressé. Il en est tout autrement avec le hold-up du pont de Brigedo. On sait que ce hold-up a été littéralement inventé par un individu dont l’identité, officiellement du moins, n’a pas été découverte[1]. Le train est bien connu de tous les gens du milieu. On sait qu’il transporte régulièrement de fortes sommes que les banques de province envoient à Londres. Il est certain qu’il a éveillé bien des convoitises, mais les difficultés sont insurmontables. Depuis 1963, en effet, trois wagons blindés ont été mis en service sur cette ligne. Il est impossible d’y pénétrer par effraction. L’homme de garde, à l’intérieur, n’ouvre la porte que sur un mot de passe, choisi au dernier moment. De plus, les compagnies d’assurances préviennent, la veille d’un envoi de fonds important, les services de sécurité des Postes (car les fourgons postaux dépendent des Postes et non des Chemins de fer). Enfin, les banques ont coutume de faire subir aux liasses transportées un traitement spécial qui les rend inutilisables, en cas de vol. Et comment stopper un train sur un parcours équipé d’une manière moderne, où chaque convoi est surveillé à distance, où sa position est contrôlée presque sans arrêt ? Comment le prendre d’assaut sans blesser, sans tuer ? Or, la loi anglaise, dans ce cas, est impitoyable.

Le Cerveau du hold-up du train postal

Non, il est beaucoup’ plus facile à Gold-finger de rafler l’or de Fort Knox qu’à un pirate, même génial, de cambrioler le train postal. Soyons sûrs qu’avant le Cerveau, beaucoup de mauvais garçons, un soir de spleen, avaient caressé le projet, pour y renoncer aussitôt. Ce qui classe immédiatement à part le Cerveau, c’est qu’il a eu, lui, assez de sang-froid pour pousser à fond l’analyse du problème et assez de perspicacité pour comprendre que tous les obstacles n’étaient qu’un rideau d’apparences. La suite des événements prouve clairement qu’il a résolu, sur le papier, toutes les difficultés. Il n’a nullement rêvé autour d’un projet déf ant les forces humaines. Il a, au contraire, et de la façon la plus réaliste, prévu toutes les initiatives à prendre. En termes de cinéma, il ne s’est arrêté ni au synopsis ni même au traitement, il a poussé jusqu’à la continuité. Il fallait, d’ailleurs, faire le tour complet du problème pour s’apercevoir qu’au fond, l’attaque du Glasgow-Londres ne présentait pas plus de risques que celle d’un garçon de recettes. Mais, pour oser penser une affaire aussi impensable, il fallait être autre chose qu’un truand. Il y a, dans le Cerveau, du polytechnicien, de l’officier d’état-major. Le plan, simple, rationnel, fatalement efficace, se recommande par une sorte d’élégance. Il est presque trop parfait. Ce qui retient l’attention, dans la démarche de cet homme, c’est à la fois une sorte de génie de l’abstraction, qui lui fait oublier provisoirement les petits détails de l’exécution, et un mépris presque souriant pour l’homme de la rue, passant ou policier, qui sera toujours pris de court par l’événement et, donc, peut être négligé dans le calcul des probabilités. On a l’impression qu’il est jeune : pour lui, ce hold-up, c’est surtout du sport. C’est un défi à relever. Cela se prépare comme une première dans l’Himalaya. Mais, comme il ne s’est certainement pas donné la peine de travailler sur ce projet pour le seul amour de l’art, comme il a eu, sans aucun doute, l’intention de tenter l’aventure pour son propre compte, certains autres traits de son caractère s’imposent à nous. Le Cerveau semble être l’homme d’un seul « coup », du tout ou rien. On a presque envie de dire qu’il n’est pas malhonnête dans la mesure où la récidive ne tente pas. Il gagne et se retire ; il perd et renonce. L’essentiel est de jouer. On imagine assez facilement un garço instruit, blasé, qui ne se fait aucune illusion sur les chances de réussir dans la vie La politique ? C’est long et aléatoire. Le affaires ? Il faut des années pour percer, devenir un magnat. Il n’y a qu’un raccourci, pour quelqu’un de pressé qui veut avoir le temps de vivre à sa fantaisie : le hold-up, un hold-up propre, qui, lésant la communauté, ne causera de tort à personne en particulier. I s’agit d’un problème de mécanique plus que de morale. Il suffit d’un petit coup de pouce donné à bon escient, et le trajet des milliards sera imperceptiblement modifié au lieu d’aboutir aux caves d’une banque il finira dans celles d’un homme avisé qui se chargera, ensuite, de faire travailler el fructifier cette fortune. Alors, tranquillement, avec un sens aigu de la mystification et un sérieux d’ingénieur, le Cerveau se met à l’œuvre. Impossible de réaliser un projet aussi vaste sans recruter un personnel important. Où trouver l’argent ? Des dizaines de millions sont nécessaires à titre de premier investissement, et il ne les possède pas. A-t-il cherché un bailleur de fonds ? C’est probable. Mais où le trouver, sinon dans le monde de la pègre ? Alors, tout doucement, le grand roman policier commence à devenir une histoire de la Série Noire. Personne ne fait confiance au Cerveau. Il se décourage. En calculant au plus juste, on pourrait s’en tirer avec quatre-vingts millions. C’est encore trop. Un petit hold-up de rien du tout, comme il s’en commet quotidiennement un peu partout, permettrait de récolter les fonds de départ. On peut supposer qu’il a étudié ce nouveau projet, l’a soumis à des spécialistes du coup de main. Les gangsters ne manquent certes pas d’imagination, mais ce sont, en général, des malfaiteurs à court terme. Or, ce qui effraie, dans les plans du Cerveau, c’est qu’ils couvrent une énorme durée. Investir une centaine de millions dans une affaire qui ne paiera que des années plus tard, ce n’est pas rentable. Bref, il se décourage. Il se retire. Mais ses « bleus », ses épures, ses documents existent toujours. Le hold-up dort dans des cartons, comme un projet d’architecte qui n’a pas trouvé ses maçons. Jusqu’au 27 novembre 1962.

Les 60 000 livres destinées à payer le personnel

Ce jour-là, le chef du personnel de la British Overseas Airlines Corporation (la BOAC) attend les 60 000 livres destinées à payer le personnel. Cette somme (près de 80 millions d’anciens francs) va disparaître en quarante secondes. Voici comment. Deux gardiens attendent la voiture qui transporte l’argent de Londres à l’aérodrome. Les billets de banque sont enfermés dans une caissette blindée qu’il faut convoyer depuis le trottoir jusqu’au troisième étage. Le trajet est court : il suffit de traverser le hall du rez-de-chaussée et de monter dans l’ascenseur. Trois étages, et l’argent est à l’abri. En outre, les deux gardiens, Brian Howe et Arthur Smith, sont des gaillards solides. Depuis longtemps, à la fin de chaque mois, ils font la même manœuvre : à 10 heures précises, ils poussent un chariot près de la camionnette ; la caisse est chargée sur le chariot. Smith signe un reçu qu’il donne aux deux occupants de la voiture. Ensuite, Howe, encadré par les deux comptables et précédé par Smith, conduit le chariot devant la porte de l’ascenseur. Où pourrait-on les attaquer ? Sur le trottoir ? Mais comment les approcher sans éveiller leur méfiance ? Dans le hall ? Mais leur petit groupe, bien compact, offrirait une résistance telle que l’alarme serait tout de suite donnée… Le chef des gangsters, avec ce coup d’œil à la Bonaparte ou à la Dupin qui note toutes les particularités du terrain et discerne l’endroit (il n’y en a toujours qu’un seul !) où l’adversaire se divisera et où il conviendra donc de frapper de toutes ses forces, choisit de tendre son embuscade au pied même de l’ascenseur. Smith appuie sur le bouton d’appel et ne se doute pas que son geste fait descendre quatre bandits masqués, cachés dans la cabine. Il tourne le dos à la cage et note, sur un carnet à souche, l’heure d’arrivée de la camionnette : il est exactement 10 heures 2 minutes 20 secondes. La porte s’ouvre. Un coup de matraque l’étend à terre. Les quatre assaillants sautent sur les trois gardes. Et, pendant que les sept hommes luttent autour du chariot, deux gentlemen habillés comme on l’est, à Londres, quand on appartient au monde des affaires, s’approchent des combattants. Cela, c’est vraiment le morceau de bravoure, la touche d’art ! De leurs mains impeccablement gantées, le parapluie suspendu à l’avant-bras, ils s’emparent du chariot et le poussent vers l’esplanade. Deux Jaguar attendent à quelque distance. En un clin d’œil, le coffre passe du chariot dans la malle d’une des voitures. Les quatre hommes masqués, après un dernier échange de coups, sautent dans les automobiles. Il est 10 heures 3 minutes. Le trésor a disparu. Quelques contusions, quelques courbatures. À aucun moment, les bandits n’ont songé à tuer. L’un d’eux a été blessé à la tête et sera arrêté. Les deux « gentlemen », Charles Wilson et Douglas Gordon Goody, seront à leur tour inquiétés, mais relâchés, faute de preuves. S’ils n’avaient pas été impliqués dans l’affaire du train postal, personne n’aurait songé à établir un lien entre le hold-up de l’aérodrome et celui du pont de Bridego. Cependant, ce raid marquait le début de l’opération qui allait aboutir au vol de trois milliards. Le Cerveau a donc conçu l’attaque du train postal. Mais l’entrepreneur, celui qui a eu l’envergure, la poigne et la rapidité de décision d’un excellent lieutenant, est sans conteste Bruce Reynolds. Il y a tout lieu de penser qu’il a eu vent, le premier, du projet imaginé par le Cerveau et qu’il se choisit, comme associé, dès le début, Douglas Gordon Goody. Ces deux hommes ne répondent en rien à l’idée que nous nous faisons, naïvement, des caïds de la pègre.

Bruce Reynolds, le lieutenant du « Cerveau ». 41 ans : un homme d’envergure et de décision

Bruce Reynolds est le fils d’un militant ouvrier. Progressiste, il est un peu l’équivalent de ce que furent nos libertaires. C’est donc par conviction et par choix qu’il vit en marge de la loi. Il a un visage intelligent, énergique. Il est cultivé. On l’a accusé d’être le chef du gang du Sud-Ouest de Londres. Entendons par là qu’il a la haute main sur un certain nombre d’affaires illégales qu’il dirige en véritable businessman.L’imagerie popularisée par le film, boîtes de nuit où se tiennent de mystérieux colloques, rivaux à liquider, pistolets sous le bras et voitures dérapant aux carrefours, tout cela ferait sourire Bruce Reynolds. Ça existe, d’accord ! Mais à Londres, on est civilisé. La preuve ? Reynolds exerce, à titre de couverture, le métier d’antiquaire, et ce métier, il le pratique avec compétence. C’est grâce à ses connaissances, à son sérieux, à son coup d’œil, qu’il s’est imposé, et non par la violence. Il y a probablement une certaine parenté d’esprit entre Reynolds et le Cerveau. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi Reynolds s’attache au projet du hold-up. Mûrir un plan, c’était sa spécialité. Ajoutons que Reynolds s’impose par un ascendant extrême. Il a trente-deux ans, il est grand, il est toujours irréprochablement habillé. C’est vraiment « the right man in the right place ». Douglas Gordon Goody (trente-quatre ans, un mètre quatre-vingt-dix, élégant) est très différent de Reynolds. C’est un garçon qui aime l’action, qui n’a pas trouvé de cause à laquelle se vouer et qui s’occupe sans enthousiasme de trois salons de coiffure. Il vit largement, adore les voitures de sport et les filles aux longues jambes. De temps en temps, il commet un vol et se fait prendre. En 1956, il récolte trois ans de prison pour un cambriolage, et, à sa libération, il commence à comprendre qu’il est temps pour lui d’opérer un gros coup et de raccrocher. Il en a assez de cette vie à la petite semaine. Reynolds sait qu’il peut compter sur lui. Goody a été un soldat brillant ; il possède les qualités de l’attaquant ; il est calme, maître de lui, capable de plaisanter à l’heure du danger. Il pense à tout, règle les plus petits détails, fait régner quand il le faut une discipline très ferme. C’est lui qui commandera, à l’heure H. Reynolds, assuré d’être brillamment secondé, entre alors en pourparlers avec Ronald Edwards. D’abord, Ronald est son ami depuis des années ; ensuite, il est à la tête du gang du Sud-Est. Il serait imprudent de monter une affaire comme celle du hold-up sans en parler à un confrère qui, au dernier moment, pourrait créer des difficultés. Mais surtout Reynolds sent que le coup est trop important pour un homme seul. Il aperçoit mieux que le Cerveau la foule de petits détails qu’il faudra régler pour mettre toutes les chances du bon côté. Or R. Edwards est un homme de ressource. Ancien boxeur, il est devenu propriétaire d’un club et sa situation est florissante. Il a trente-deux ans, le visage plein et coloré, l’œil vif. C’est un homme heureux, très populaire dans le milieu, et à l’affût d’une bonne affaire.

Reynolds, plans en mains, n’a pas de peine à le convaincre. Edwards s’occupera de la partie technique et recrutera des hommes chargés de saboter les signaux, de détacher les wagons, de conduire, le cas échéant, la locomotive. C’est Ronald Edwards, en un mot, qui fournira les « cheminots ».

L’équipe du hold-up du train postal

L’état-major ainsi constitué, reste à désigner d’autres titulaires pour tenir des emplois subalternes mais de grande importance. Charles Frederik Wilson, que sa spectaculaire évasion d’août 1944 devait rendre célèbre, est contacté parmi les premiers. Il est bookmaker en même temps que grossiste en primeurs. C’est dire qu’il aura les moyens, le moment venu, de fractionner le magot, d’en confier les parties à tel ou tel, bref, d’escamoter l’énorme quantité de billets qui restera un danger permanent pour les voleurs tant qu’elle ne sera pas divisée, répartie, absorbée par un réseau receleurs amis. En outre, Wilson, surnommé le Taciturne, est absolument régulier. Il sait garder un secret. D’emblée, il inspire confiance tellement il a l’air respectable. Jamais un mot d’argot, un geste familier. Il habite le quartier le plus chic de Clapham. C’est un mari modèle, un père de famille irréprochable. Il y a, en lui, un côté pince-sans-rire d’une grande drôlerie. Il a trente-huit ans. Comme le Cerveau, tous ces gens veulent réussir un tiercé fabuleux qu’on ne touche qu’une fois, et après on change de peau. Pourquoi William Gerald Boal fut-il engagé à son tour ? Sans doute parce qu’il était ingénieur, à Fulham. Boal a cinquante ans, trois enfants à élever. Il travaille dans une petite usine qui fabrique des pièces pour avions. Il gagne gentiment sa vie mais, lui aussi, rêve de se retirer, une fois fortune faite. Il se laisse séduire et va se consacrer à la mise au point de certains détails techniques concernant les chemins de fer. Il a probablement été entraîné dans l’affaire par Roger John Cordrey, curieux personnage qui lui devait une grosse somme d’argent et qui ne pouvait s’acquitter de sa dette. Cordrey a quarante et un ans et il est fleuriste. Père de quatre enfants, mal marié, il dépense beaucoup au jeu. Rien ne le désignerait à l’attention de Reynolds, s’il n’était un fanatique des trains. Il aime le rail, comme d’autres la voile. À ce titre, il est précieux. Mais il n’a pas la tête très solide, on le verra bientôt. Il a voulu se tuer, quand sa femme l’a quitté. Il croit qu’en gagnant beaucoup d’argent, il parviendra à la reprendre. Ses maladresses et ses imprudences contribueront à mettre la police sur la piste des malfaiteurs. Quant à Ronald Arthur Biggs (dont on a beaucoup parlé au moment de sa fantastique évasion), il est encore plus effacé. Marié, deux enfants, âgé de trente-quatre ans, il est menuisier à Redhill, dans le Surrey. Il a rencontré Reynolds en prison, où l’avaient conduit quelques vols, mais il ne paraissait nullement taillé pour jouer un rôle dans cette pièce à grand spectacle qu’est l’attaque du train. Vraisemblablement, Reynolds a engagé Biggs en tant qu’assistant, par pure amitié, pour le faire profiter de l’aubaine. Biggs l’admirait tellement ! Les autres n’offrent pas plus de relief, à l’exception de Roy John James, dit la Belette. C’est un des plus jeunes de la bande. Vingt-huit ans. Visage ouvert, sourire désarmant. Un grand gosse qui a la passion des courses d’automobiles. Il est très doué pour ce sport puisqu’on le compare souvent à Stirling Moss. Toujours à court d’argent, il saute sur l’occasion de s’enrichir en une nuit. A-t-il bien compris la gravité de ce qu’on lui demandait, ou n’a-t-il pas été flatté, plutôt, d’avoir été choisi pour conduire à toute allure, par des routes difficiles, le camion chargé de sacs ? Le goût de l’exploit impossible a eu raison de ses scrupules plus encore que l’appât du gain. Quelques comparses jouent les utilités : Robert Alfred Welch, trente-quatre ans, marié, directeur d’un club, timide et démoralisé par le départ de sa femme qui l’a quitté quelques mois avant le coup de main ; James Hussey, dit Big Jim, trente et un ans, peintre et décorateur, plusieurs fois condamné ; Thomas William Wisbey, trente-quatre ans, bookmaker et père de famille. Celui-là, tout le monde l’aime. Il a bon cœur, il est serviable. Dans l’armée, il n’a laissé que de bons souvenirs. Il a bien attrapé trois petites condamnations, mais on a passé l’éponge et chacun le tient pour un honnête homme. Il faut citer encore James White, quarante-quatre ans, ex-parachutiste et habile serrurier, ce qui le qualifie heureusement pour un travail de sabotage. Et Leonard Field, encore un fleuriste.

Arrêter le train le plus près possible de Londres, où il serait plus facile de se cacher

Sans doute d’autres complices, non identifiés, se cachent-ils encore. Mais nous avons sous les yeux les principaux responsables, et ce qui frappe, c’est que, dans l’ensemble, ces gens-là, s’ils ne sont pas recommandables, ne sont pas non plus ce qu’on pourrait appeler des malandrins. Il semble qu’ils aient tous été saisis par l’importance du vol à commettre, car ils savaient tous qu’ils rafleraient au moins un milliard. La fascination de l’enjeu les a tous transformés, a créé entre eux une solidarité difficile à imaginer mais telle que, pendant des mois, personne n’a parlé. Ils étaient mariés, ils avaient des clients, des amis… Personne n’a laissé échapper un mot imprudent. La fièvre de l’or les tenait, une frénésie silencieuse, sèche, dévorante. De Reynolds à Wisbey, ils n’avaient plus qu’une pensée : réussir ! Ils possédaient le plan du Cerveau et les dizaines de millions volés à la B.O.A.C. Neuf mois seulement s’écoulèrent entre ce vol et le pillage du train. C’est très peu, quand on songe au travail d’organisation qu’il a fallu fournir, ce qui prouve bien que Reynolds est allé droit au but, en homme qui possède un plan directeur. Il n’est pas absurde d’admettre que le Cerveau avait déterminé le lieu de l’attaque. Or, le choix de l’endroit commande toute la suite des opérations. Aujourd’hui, le lecteur, qui a vu la photographie du pont de Bridego, la longue ligne droite entre Leighton Buzzard et Cheddington, le petit chemin creux qui, au pied même du remblai, se perd tout de suite dans la campagne, se dit que l’attentat ne pouvait pas se produire ailleurs. On oublie qu’il y a 673 kilomètres entre Glasgow et Londres. C’est-à-dire un nombre considérable de petits ponts et de chemins creux. Pourquoi, justement, le pont de Bridego ? Parce qu’il est situé en un lieu désert, qu’il enjambe une route peu fréquentée et que le convoi a l’habitude d’y passer à une heure propice : 3 heures du matin. Le Cerveau devait résoudre le problème du transport des billets. Il savait que le pays serait mis sur pied de guerre dans les trois ou quatre heures suivant le hold-up. Donc, il fallait arrêter le train le plus près possible de Londres, où il serait plus facile de se cacher. D’où le pont de Bridego, accepté comme un moindre mal, car s’il facilitera le transbordement des sacs, il présente, en revanche, l’inconvénient d’être situé à plusieurs centaines de mètres du signal lumineux devant lequel le convoi stoppera. Il sera donc nécessaire de dételer la locomotive et les fourgons pour les conduire à pied d’œuvre, pendant que l’employé chargé de couvrir l’arrière du train s’éloignera le long des voies. 1 500 mètres pour aller, autant pour revenir, cela donnait environ trente minutes pour emmener les deux wagons et les piller. C’était juste, mais cela pouvait se jouer, et une grande partie du butin serait mise à l’abri au petit matin.

Le hold-up du train postal, une minutieuse préparation

Reynolds mit au travail l’équipe Cordrey, spécialisée dans les chemins de fer. Sa tâche était immense, car tout devait être prévu avec une minutie presque maniaque. Mais l’argent coula à flots, dans les bars, autour des gares. Connaître très exactement les mouvements du train, leurs dates, leurs heures, savoir qui prend place à bord, comment le personnel est réparti, ce qu’il doit faire en cas d’accident, se renseigner sur l’importance des fonds transportés, leur destination, enfin, se familiariser avec la technique même du trafic, la signification des signaux, leur transmission, tout cela demande de l’ordre, de la tête, mais aucun génie particulier. L’équipe Cordrey suffit largement à la besogne. Chacun des acteurs voyage à son tour, de jour et de nuit, dans le Glasgow-Londres, pour posséder la ligne d’une manière concrète, ou bien, sous l’aspect rassurant de pêcheurs à la ligne, on s’en va flâner dans les prés, du côté de Leighton Buzzard, pour repérer les allées et venues des cheminots. Ronald Edwards, le « directeur technique », a acheté une agréable maison à Twickenham. Reynolds et Wilson l’y retrouvent souvent. C’est là qu’ils mûrissent leur plan, loin des policiers de la ville. Quand ils sont obligés de communiquer avec leurs hommes, ils utilisent des codes. Et bientôt ils constatent que le Cerveau avait raison, que si les gens d’en face s’entourent de précautions, ils ne restent pourtant pas sur un qui-vive permanent. Une fois monté leur système de défense, ils vaquent paisiblement à leurs occupations, s’en remettent à des dispositifs plus qu’à la vigilance. Il suffit de ne pas commettre une fausse manœuvre au dernier moment. On commence donc à répéter. On étudie des films, pris le long de la voie, on fixe à chaque homme du commando l’emplacement qu’il devra occuper, au moment de l’attaque. L’ex-parachutiste White se chargera des signaux. Cordrey surveillera la manœuvre qui consistera à dételer la tête du convoi. Naturellement, personne ne sera armé, les vols à main armée encourant des peines très lourdes.
Boileau-Narcejac

À suivre : Le procès Laval. L’accusation par Henri Noguères

 


 

[1]Selon Mrs. Wilson, femme d’un des évadés, repris au Canada, ce « cerveau » serait un Français, héros de la Résistance, au sein de laquelle il organisait des raids contre les trains ennemis et des évasions de maquisards tombés aux mains de la Gestapo.

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