Le « train de la liberté franchit le rideau de fer » par Claus Kahn

Se souvient-on de l’extraordinaire nouvelle qui, en 1951, se répandit dans le monde ? Le mardi 11 septembre 1951, arrivait en gare de Selb-Ploessbery (Allemagne de l’Ouest, zone américaine) un train que personne n’attendait ; il portait à l’avant de sa locomotive l’étoile soviétique : c’était l’express tchécoslovaque Prague-Asch, qui venait, avec trois wagons, de percer le rideau de fer. Pour la première fois, un convoi de chemin de fer entier jouait ainsi les évadés. Parmi les voyageurs, peu nombreux étaient ceux qui, en montant dans leur compartiment, une heure plus tôt, se doutaient de l’incroyable aventure qu’ils allaient vivre. Cet exploit sans précédent avait été préparé par quelques membres d’un réseau tchèque de résistance qui, sur le point d’être arrêtés par la police, avaient décidé de passer avec leurs familles en Europe occidentale. Les principaux organisateurs de cette extraordinaire équipée étaient, avec le chef de gare Truksa, le docteur Jaroslav Svec, l’architecte Jarda Loskot et l’étudiant René Skalsky. Ce sont ces trois derniers qui ont fourni au journaliste Claus Kahn les éléments du récit, passionnant comme une histoire policière vécue, que publie Historia en 1954.

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Le 3 septembre 1951, à 9 heures précises, l’infirmière-chef de l’hôpital d’Asch entra, comme d’habitude, dans le bureau du « patron ». Toutefois, alors que, d’habitude, elle s’affairait sans bruit auprès de la cartothèque pour y rassembler les fiches des malades qui allaient passer la visite, ce jour-là elle vint s’appuyer à la table du médecin-chef :

— Docteur, dit-elle, il y a deux hommes qui attendent dans le couloir…

— Et alors ? Vous n’avez qu’à les conduire dans la salle d’attente.

— Mais non, ce ne sont pas des malades. Ils veulent vous parler personnellement…

Le docteur Svec leva les yeux. Un instant son regard rencontra celui de l’infirmière, mais pas plus aujourd’hui que les autres jours on ne pouvait rien lire dans ces yeux.

— Faites-les entrer tout de suite !

Un train franchit le rideau de fer. Arrestation discrète d’un membre de la résistance tchèque

Le docteur Svec, médecin-chef de l’hôpital d’Asch, médecin-expert auprès du tribunal d’Eger, médecin d’état-major et, en même temps, le plus jeune commandant de l’armée tchèque, se leva derrière son bureau lorsque la porte s’ouvrit :

— Docteur Svec ? demanda le premier des deux visiteurs.

Au même instant, il lui tendit sa carte. En lettres rouges, sur le carton gris, s’étallait l’inscription Statni Tajna Pecpecnost (Police secrète politique d’État). Les inspecteurs remarquèrent-ils que la main du docteur Svec tâtait instinctivement le tiroir du bureau ? Toujours est-il que le médecin, quand il détacha son regard de la carte du policier, aperçut un pistolet braqué sur lui, tandis qu’une voix disait :

— Vous n’allez pas faire de difficultés, n’est-ce pas, docteur ?

Et, toujours sur le ton de l’homme d’affaires, le fonctionnaire poursuivit :

— La police d’État souhaite que votre arrestation passe complètement inaperçue. Dans cinq minutes, vous monterez dans votre voiture et vous partirez en direction d’Eger. Nous vous attendrons dans le bois avant Haslau. Ne téléphonez pas inutilement, ne prenez pas une autre direction, cela ne ferait que vous attirer plus d’ennuis.

Les « visiteurs » étaient repartis. Le docteur Svec décrocha l’écouteur du téléphone… et le reposa sur l’appareil. Il tira le tiroir, regarda son pistolet… et referma le tiroir. Il alla jusqu’à la fenêtre ; dans la rue, deux promeneurs faisaient les cent pas. Finalement, le médecin prit son chapeau et son paletot de cuir.

— Pas de consultations aujourd’hui ! cria-t-il dans le couloir de l’infirmerie.

Une demi-heure plus tard, il garait sa voiture dans le bois indiqué. Sans dire un mot, il monta dans la voiture de la police qui l’attendait ; sans un mot, on lui passa des menottes et on le força à mettre une paire de lunettes noires.

L’interrogatoire auquel le docteur Svec fut soumis à la police fut décisif. Il commença à midi pour se terminer à huit heures du soir.

Lorsqu’on retira au médecin ses lunettes noires, il se trouva en face de huit hommes de la police secrète et il vit sur les murs de la pièce des traces de sang séché.

Le commissaire commença par ces mots :

— Docteur Svec, nous vous soupçonnons très fortement d’appartenir à une organisation séditieuse.

— À vous de le prouver, s’écria le médecin en jouant l’indignation.

— Vous êtes imprudent, docteur. Vous avez déjà apporté votre aide à un nombre trop grand d’ennemis de l’État. Vous avez fait devant le tribunal des expertises médicales ; nous les avons vérifiées : elles étaient fausses… Malgré tout, vous avez encore une chance. C’est-à-dire que nous pouvons encore vous donner une chance. Il faut que vous fassiez vos preuves… camarade Svec…

La voix du commissaire Ivan Prdelka se fit paternelle :

— Vous devriez travailler avec nous. Vous pouvez… (Une petite pause.) Il faut que vous deveniez notre collaborateur, camarade Svec. Vous avez des amis à l’étranger ; on pourrait, peut-être, penser à vous envoyer faire un utile petit séjour hors de vos frontières. Mais, bien entendu… quand vous aurez fait vos preuves.

Le docteur Svec réprima un sourire. Pendant les huit heures qu’avait duré l’interrogatoire, il avait sans arrêt joué avec un petit instrument médical. Peu à peu, le commissaire et ses sept policiers devenaient nerveux :

— Arrêtez, Svec ! ordonna le commissaire, nous avons aussi d’autres méthodes, vous ne les ignorez pas ! Vous allez réfléchir un peu. D’ici au mercredi 12 septembre, vous avez le temps. Si…Le docteur Svec se leva et dit calmement :

— J’ai déjà réfléchi. Oui, je crois, monsieur le commissaire, qu’on se méprend sur mon compte. Si la police d’État me donne l’ordre de travailler pour elle, c’est bon, je travaillerai pour elle !

Ce soir-là, c’est dans d’excellentes dispositions d’esprit que le commissaire de police d’État Prdelka quitta son bureau. Il avait tenu à reconduire lui-même dans sa voiture le docteur Svec, ce matin délinquant et à présent allié. C’était le moment où le chef de gare d’Eger, Karel Truksa, s’apprêtait à raccrocher sa casquette et à rentrer chez lui. Il était déjà tard. Neuf heures du soir. La porte de son bureau s’ouvrit.

— Toi ici, Svec ? demanda Truksa.

— Il faut que je te parie.

Truksa ferma la porte :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il faut que je parte, Karel. Au plus vite ! Ils m’ont arrêté aujourd’hui. J’ai encore une fois réussi à m’en sortir, parce que j’ai signé. Tu comprends ?…

Sous l’abat-jour vert, le chef de gare cligna de l’œil.

— Oui, il faut que tu partes le plus vite possible.

— Je n’ai qu’à utiliser la combine ordinaire pour passer la frontière : le train de charbon, dit le docteur Svec.

Mais Truksa secoua la tête :

— Ça ne marche plus.

— Pourquoi ? Jusqu’à présent, on a pourtant toujours…

— Fini ! coupa Truksa. Récemment, M…, qui faisait partie de notre groupe, devait passer de l’autre côté. Il était convenu qu’on le mettrait dans le réservoir d’eau du tender de la locomotive du train de 17 heures. Le mécanicien était un type à nous. Mais ça s’est su, je ne sais pas comment. Au dernier moment, le mécanicien a été affecté à la locomotive du train de 20 heures. Son remplaçant était communiste et il a fait arrêter le malheureux à Asch. Truksa avait une estime toute particulière pour le docteur Svec. Ils étaient tous les deux pêcheurs. C’était en pêchant dans l’Eger qu’ils avaient fait connaissance. Six mois auparavant, Truksa avait été arrêté et c’est alors que le docteur Svec avait agi utilement. Il passait encore pour un communiste tout à fait orthodoxe, si bien que ses démarches en faveur de Truksa n’attirèrent pas de soupçons. Finalement, Truksa fut relâché avec un simple rappel à l’ordre. Ce ne fut qu’après que le docteur Svec apprit pourquoi Truksa n’avait jamais le temps, le soir, d’aller prendre un demi, pourquoi il se déplaçait toujours sur une grosse motocyclette, pourquoi enfin il avait de moins en moins de temps pour aller à la pêche. En un mot, le docteur Svec sut alors qu’il existait deux Truksa, le chef de gare d’Eger et l’organisateur infatigable d’un groupe de résistance patriotique…

— Tu vas bien rire, docteur, dit brusquement Truksa. Je me trouve à peu près dans la même situation que toi. Il faut aussi que je passe la frontière.

Le médecin leva les yeux.

— Oui, poursuivit Truksa, à vrai dire, ils ne m’ont pas encore arrêté pour la deuxième fois, mais ça pourrait bien se faire très vite et très brusquement. Il faut que je disparaisse…

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Je crois qu’il faut essayer de passer la frontière avec un wagon de marchandises et une locomotive. Ça fait déjà un certain temps que j’ai mon plan. On ne l’a encore jamais mis à exécution, parce que ça ne vaut la peine que pour un grand coup. Cette fois, en dehors de nous, il y en a d’autres qui doivent absolument prendre le large. Je pense à Jarda. Et à René, que je ne peux pas cacher indéfiniment.

— Tu ne dois pas dormir beaucoup la nuit, dit le docteur en souriant.

À 22 h 15, les deux hommes quittaient la gare. Le policier Vlasta Dvorsy, qui guettait dehors, en prit note. Il se tenait dans l’obscurité, mais un instant on vit son ombre s’allonger devant la lumière du bec de gaz.

— Ça peut nous faire des ennuis, murmura Truksa d’une voix enrouée.

— Pas du tout, dit Svec en ricanant. J’ai rendez-vous avec lui. Tu sais bien qu’ils attendent que je te rende visite. Plus souvent je viendrai, mieux ça vaudra !

Un train franchit le rideau de fer. L’architecte Jarda Loskot, reclu volontaire, est un mort vivant

Tandis que le docteur Svec et le chef de la gare Truksa échafaudaient un plan, en cette soirée du 3 septembre, pour fuir la Tchécoslovaquie, la maison que les Truksa habitaient à Franzensbad était plongée dans l’obscurité. Mme Truksa passait quelques jours auprès de ses parents à Pilsen. Pourtant, il y avait un habitant dans la demeure. Dans la cuisine, un homme était assis devant la table ; il faisait noir comme dans un four, ce qui n’empêchait pas le singulier personnage de braquer devant lui un pistolet et d’appuyer sans arrêt sur la gâchette. L’architecte Jarda Loskot, reclu volontaire depuis trois ans pour échappe à la police politique de son pays, s’entraînait pour une éventuelle bagarre. Au moment où il se dirigeait à tâtons vers le robinet d’eau pour rafraîchir son index droit meurtri, on sonna à la porte. Pour commencer, Jarda se précipita derrière le buffet : les trois dernières années l’avaient rendu nerveux. Ensuite, il rassembla les balles, le magasin et le pistolet, poussa le tout sous le buffet de la cuisine… On sonnait pour la deuxième fois. Jarda se résigna à se glisser jusqu’à la porte et à demander :

— Qui est là ?

— Ne fais pas l’idiot, ouvre ! répondit une voix.

C’était celle de l’étudiant René Skalsky, un « outlaw », lui aussi, pour la police communiste. L’architecte ouvrit :

— Voilà trois heures que tu es parti acheter du pain et tu m’avais dit que tu reviendrais tout de suite.

— Eh bien ! je suis allé au cinéma…

Jarda Loskot, qui ne sort plus jamais, n’en croit pas ses oreilles. Voilà trois ans, il est devenu suspect aux rouges ; on a lancé contre lui un mandat d’arrêt. Heureusement, le service de renseignements de son organisation de résistance fonctionnait, déjà à cette époque, de façon remarquable. Loskot fut averti de l’imminence de son arrestation. En 1948, il était encore relativement facile de disparaître ; les frontières n’étaient pas aussi hermétiquement closes qu’elles le sont devenues aujourd’hui. Loskot quitta Prague avec l’idée de passer en Allemagne occidentale. C’est alors que commença à se dérouler tout un enchaînement de circonstances, qui valurent à Loskot le surnom d’« oiseau de malheur ». Sa tentative pour franchir clandestinement la frontière se termina par un échec. Au bout de quelques jours, l’architecte dut retourner à Prague. De nuit, il se glissa dans son appartement ; mais entre temps sa femme avait signalé à la police sa disparition :

— Que devais-je faire d’autre ? dit Mme Loskot en larmes. Tu sais aussi bien que moi qu’il fallait avertir la police immédiatement pour ne pas tomber sous le coup de leurs lois !

Loskot, depuis ce moment, disparut. Pour les autorités communistes, il était mort : il n’avait plus de tickets de rationnement, plus de permis de séjour, plus de logement et plus de travail. Il était mort et, pourtant, il vivait en plein Prague… Tout récemment, on l’avait amené à Eger.

Un train franchit le rideau de fer. De fausses lettres d’amour pour transmettre les consignes

— Tu sais, disait-il ce soir-là à René Skalsky dans l’obscurité de la maison du chef de gare Truksa, avec le temps j’ai fini par avoir quatre paires d’yeux : derrière, devant, à droite et à gauche.

Dans sa main, le pistolet tremblait. Il l’avait ressorti de dessous le buffet de cuisine et jouait avec la gâchette.

— Laisse ça, dit Skalsky d’une voix qui semblait lointaine, pose donc ce machin quelque part…

Lui non plus, le destin ne l’avait pas épargné au cours des dernières années. L’étudiant en droit qu’il était ne s’était pas borné à suivre sagement les cours universitaires ; il s’était intéressé à la pratique communiste, mais surtout pour la critiquer. Un jour, son professeur lui déclara : « Avant de perdre mon temps encore à discuter avec vous… » et, aussitôt après, l’étudiant Skalsky fut envoyé pour une période de travail forcé dans une mine de charbon. Cela dura six mois. Ensuite, il travailla encore pendant six mois au service des petites annonces de l’un des journaux nationalisés et, finalement, la police tira cette conclusion : de cet esprit inquiet nous n’arriverons jamais à faire un membre du parti. Le S.T.B. (police politique secrète d’État) envoya donc un panier à salade où René Skalsky fut poussé avec ces mots :

— Arrive, mon petit gars, ça faisait longtemps qu’on t’attendait !

Mais, même en régime communiste, un élément humain peut entrer en ligne de compte. Il se trouva que le conducteur de la voiture eut besoin de descendre et de s’arrêter le long du mur d’un cimetière. En quelques secondes, René prit la décision de risquer le tout pour reconquérir sa liberté ; par la portière restée ouverte, il sauta sur le mur et s’enfuit à travers les tombes, cependant que des coups de feu allaient se perdre dans les branches des buissons.

À partir de ce moment, sa vie ressembla beaucoup à celle de « l’ennemi de l’État » Loskot. Dans son existence monotone de fugitif, il n’y avait guère qu’une seule distraction : les lettres qu’il recevait de son « amie ». De belles lettres d’amour en vérité. Toutes les semaines Mme Truksa écrivait ces lettres d’amour. Non seulement son mari, Karel Truksa, était au courant, mais encore c’était lui qui dictait les mots les plus passionnés. Mme Truksa écrivait d’ailleurs apparemment à une femme en contrefaisant une écriture d’homme. Ses lettres étaient adressées à une certaine Anna Homolka, à Prague dont le rôle se bornait à remettre à René Skalsky les lettres d’amour qu’elle recevait d’Eger. C’était ainsi qu’on transmettait les consignes à l’étudiant.

Et un jour arriva la dernière lettre :

Eger, le 1er septembre 1951…

Anna chérie, ma maison m’accorde deux semaines de congé. Dès demain, je serai libre. Enfin, nous allons pouvoir passer ensemble nos vacances ! Tu ne peux pas t’imaginer à quel point j’ai envie de te voir. Viens aussi vite que tu pourras…

Que pouvait penser le censeur ? « Anna chérie », cela avait un air un peu bourgeois, mais ça ne sentait pas la haute trahison. C’était le signal que René attendait depuis plus d’un an pour aller à Eger.

Cependant, la mise sur pied de l’évasion collective avançait rapidement. Truksa avait vu le mystérieux « patron » du réseau de résistance ; ce personnage – qu’il était un des rares à connaître – avait approuvé son projet, il avait également désigné, pour conduire la locomotive, le mécanicien Jaroskav Konvalinka.

Le 6 septembre eut lieu une réunion de tous les participants de l’aventure. Mme Konvalinka était la seule femme présente.

— Voilà comment je compte procéder, dit le chef de gare. Je prends un wagon de marchandises vide. J’établis une « lettre de voiture » pour Asch, en déclarant des meubles, des choux-fleurs, ou n’importe quoi. Le wagon part avec la locomotive, mais à vide, en direction d’Asch. Je suis sur la machine avec Konvalinka. Dans le bois de Haslau, on s’arrête. Là, vous montez avec vos familles. Je replombe le wagon. Et, à Asch, à condition naturellement que la voie soit libre, on traverse à toute vapeur…

Mais Konvalinka hocha la tête :

— Cela n’ira pas. Les risques d’accidents sont trop grands. Et puis, comment concevez-vous une invasion familiale dans le bois de Haslau en plein jour ? Il suffit qu’il y ait une patrouille sur la route, et on est tous fichus… Et encore faut-il que le chauffeur soit un des nôtres. Si je suis avec un communiste et que je stoppe dans les bois de Haslau, il pensera d’abord que je suis devenu fou, mais quand il verra les passagers monter dans le wagon de choux-fleurs, il m’attaquera à coups de pelle à charbon. En outre, je suis en ce moment en congé. Comment irai-je expliquer que je veux conduire un train de marchandises pendant mes vacances… ?

À ce moment, Mme Konvalinka prit la parole :

— Pourquoi, au fond, ne partirions-nous pas avec le train régulier ?… J’ai une idée… Je pense à des pommes…

À partir de ce moment s’effectua la mobilisation des fugitifs. C’est la meilleure appellation qu’on puisse donner à leur activité fébrile du 7 au 11 septembre.

Un train franchit le rideau de fer. Un jour de congé inattendu

Tous les matins, un rapide fait le service de Eger à Prague en passant par Komotau. Le mécanicien qui est de service sur la locomotive de ce train ne va pas jusqu’à Eger, mais là ne s’arrête pas son travail de la matinée : en effet, à midi, un deuxième rapide arrive à Eger en provenance de Prague, cette fois par la ligne directe, c’est-à-dire par Pilsen et non pas par Komotau. Les trois derniers wagons de ce rapide sont détachés à Eger, pour repartir à 14 h 05 en omnibus jusqu’à Asch, à la frontière en passant par Franzensbad et Haslau. Le mécanicien du rapide Prague-Komotau reprend à Eger une autre locomotive, l’attelle aux trois derniers wagons du train de Pilsen et continue jusqu’à la frontière pour faire le service de l’omnibus. Le 11 septembre, le mécanicien de la locomotive du rapide Komotau-Eger devait être un communiste, Antonin Cuvacek. Or, tout à fait par hasard, Konvalinka rencontra Cuvacek dans une rue d’Eger.

— Alors, toujours en congé ? grogna celui-ci d’un air mécontent.

Et il murmura encore :

— Moi aussi, j’aimerais bien prendre des vacances un de ces jours !

Konvalinka sauta sur l’occasion :

— Pourquoi pas ? répondit-il en riant. Si tu veux, ça peut t’arriver plus vite que tu ne penses !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Voilà, tu pourrais me rendre un vrai service… en te reposant. J’ai la possibilité d’avoir quelques caisses de pommes qui viendraient de la région de Komotau. Tu sais qu’il est interdit d’expédier par le train des marchandises « privées », je ne voudrais donc pas te demander de monter mes pommes sur ta machine mardi, mais j’ai pensé que je pourrais prendre ton service ce jour-là ; comme ça, tu aurais une journée de repos et moi j’aurais mes pommes… Les petits yeux de cochon de Cuvacek étincelèrent d’excitation. Il toussa pour s’éclaircir la voix :

— Ça n’est pas si simple. Il va falloir demander à Truksa. Ça va faire des histoires, tout dépend de lui…

— Ne t’en fais pas ! répondit Konvalinka. Je viens justement de le rencontrer à la gare, il est de bonne humeur et il veut bien.

— Oui, dit Cuvacek, encore un peu hésitant. Seulement, que tu prennes mon service pour la journée entière. Après l’aller et retour de Komotau, il y a encore l’omnibus jusqu’à la frontière. Il faut se mettre d’accord là-dessus, autrement…

— Eh bien, c’est d’accord, Cuvacek !

Un autre point était à prévoir. La station-frontière d’Asch est une petite gare. Il n’y existe que deux ou trois aiguillages et tous les embranchements qui partent de la gare ramènent à la voie principale en direction de l’Allemagne ; quelle que soit la position des aiguilles, on va toujours vers l’Allemagne. Mais, presque toujours, quand un train arrive, le personnel de la gare d’Asch s’arrange pour garer sur les rails un wagon de marchandises, afin de bloquer la voie en direction de l’étranger, car la méfiance existe jusque dans le subconscient des communistes. Naturellement, tout le plan d’évasion était par terre si, au jour choisi, c’est-à-dire le mardi 11 septembre, la voie était ainsi barrée ; il fallait donc observer la gare jusqu’au dernier moment, de façon que le train ne risque pas de se précipiter en pleine vitesse contre un wagon de marchandises. Truksa et le docteur Svec s’en chargèrent. Truksa, en outre, se procura des armes, trois pistolets-mitrailleurs du type allemand MP 38 et plusieurs pistolets belges calibre 7,75.

Un train franchit le rideau de fer. Les jeux sont faits

Neuf heures cinquante-cinq… L’aiguille de l’horloge de la gare principale de Prague, au-dessus du quai nº 7, saute à moins cinq. Une voix retentit à travers la vapeur et le brouillard qui emplissaient la verrière :

— Les voyageurs pour Eger par Pilsen, en voiture !

Un coup de sifflet, une légère secousse, un grincement d’essieux ; lentement, le grand kiosque à journaux passa ; encore une fois apparurent les manchettes : « Clement Gottwald a décidé… Staline, le père des peuples, déclare… » Et le train 185 s’inclina légèrement dans la première courbe. Dans son compartiment, le maçon Karel Hovorka avait tiré une lettre de sa poche et la relisait : « Assieds-toi, si possible, dans le dernier wagon pour que je ne te rate pas. Apporte aussi ton violoncelle ; ce serait tellement agréable si nous pouvions faire un peu de musique ensemble ! » Le gros étui à violoncelle était à côté de Karel Hovorka, calé sur la banquette. D’une main soigneuse, le maçon en contrôla l’équilibre. « Pourvu qu’il ne tombe pas ! », pensait-il. (Le pistolet mitrailleur allemand MP 38, par suite d’un vice de construction dans le dispositif de sécurité, a la particularité de partir tout seul lorsqu’on le pose par terre un peu fort.) Et l’on sentit que les roues passaient sur les derniers aiguillages de la banlieue de Prague…

Depuis plusieurs heures, Truksa se trouvait à Asch pour contrôler la gare. Sous un quelconque prétexte, il avait pu se rendre compte qu’aucun wagon n’avait été mis à l’arrêt sur la voie allant en Allemagne. Toutefois, le docteur Svec devait passer une nouvelle inspection vers midi, avant de quitter Asch, où le « train de la liberté » ne s’arrêterait pas. Il avait été prévu que les fugitifs devraient, autant que possible, prendre le train à différentes gares. Seul, Hovorka était parti de Prague. À Pilsen, montèrent Mme Truksa et son enfant. Elle avait reçu une lettre de son mari avec ces mots : « Rentre le plus vite possible. Je t’attends à Eger à 14 h 05, par le rapide de Prague… » À Eger, même devaient monter les personnes suivantes : Mme Konvalinka et ses deux enfants, Truksa, une famille Kotil, et enfin Mme et M. Trobl, un inspecteur de la police judiciaire qui venait d’être relevé de ses fonctions par les communistes.

L’architecte Loskot et l’étudiant Skalsky, qui devaient monter à Franzensbad, étaient décidés à ne rien laisser aux communistes ; ils avaient fait le vide dans la maison des Truksa. À présent, il était environ midi. Trois heures auparavant, le mécanicien Konvalinka avait pris son poste sur la locomotive du rapide Eger-Komotau. Le chauffeur, passablement étonné de se trouver en face d’un camarade qui n’était pas celui qu’il attendait, lui dit :

— C’est toi qui conduis le train ? Depuis quand ? Je croyais que tu étais en vacances ?

— Mais oui, je suis en vacances, mais j’avais à régler une petite affaire personnelle, alors j’ai changé avec Cuvacek… On part…

Et le rapide Eger-Komotau quitta la gare selon l’horaire. Tout, au cours de cette matinée, semblait du reste se dérouler selon l’horaire. C’est selon l’horaire que le mécanicien Konvalinka décrocha sa locomotive à Komotau. Comme on sait, le rapide continuait sur Prague, mais la locomotive de Konvalinka devait rentrer à Eger avec le train qui faisait le parcours en sens inverse.

À la gare de Komotau, il n’y avait qu’un petit arrêt. Le chauffeur se mit à ricaner lorsque le mécanicien Konvalinka chargea sur la machine une caisse de pommes :

— C’est donc ça, ton affaire personnelle ! dit-il.

La locomotive siffla et le rapide Prague-Eger se mit en marche.

Un train franchit le rideau de fer. La plaque tournante ne fonctionne plus

Lorsque, un peu avant Eger, Konvalinka retira la vapeur, il vit que le rapide 185, qui provenait de Prague par Pilsen, était déjà à quai… Cela signifiait que les wagons de tête avaient déjà été garés et que, seuls, les trois derniers wagons, qui faisaient le service d’omnibus jusqu’à Asch, la station-frontière, se trouvaient là. Konvalinka s’engagea avec son rapide sur la voie d’en face. Il y eut une secousse et le train s’arrêta. Un cheminot détela aussitôt la machine que Konvalinka conduisit immédiatement au dépôt de la gare. Là, il devait en prendre une autre parce que le rapide Prague-Pilsen-Eger, qui continue sur Asch en omnibus, n’a pas besoin d’une locomotive de rapide.

La nouvelle machine était déjà sous pression. Konvalinka et son chauffeur descendirent de leur locomotive et entrèrent dans le dépôt, enjambant rails et aiguilles, en passant par la plaque tournante.

— On part ! dit Konvalinka, cependant que la vapeur entrait en sifflant dans le cylindre.

Au moment précis où il sortait la locomotive du dépôt pour la conduire sur la plaque tournante – manœuvre obligatoire, étant donné que tous les tronçons du dépôt ne sont reliés aux voies de départ que par l’intermédiaire de cette plaque – à ce moment précis, il entendit un appel du cheminot chargé de la manœuvre de la plaque :

— Halte ! Halte ! criait l’homme.

— Qu’est-ce qui se passe ? répondit Konvalinka en freinant aussitôt.

Il sauta de la plate-forme et courut vers le cheminot dont il n’arrivait pas à comprendre les cris à cause de l’éloignement.

— Le moteur est fichu ! dit l’homme.

— Quel moteur ?

Konvalinka sentit des gouttes de sueur perler sur son front.

— Eh bien ! le moteur électrique de la plaque tournante. C’est déjà arrivé souvent ces derniers temps.

Konvalinka jura :

— Il faut tout de même que j’aille jusqu’au train. Il n’y a plus que cinq minutes, sans ça, il y aura un de ces retards !

— Ne t’en fais pas, ça ne sert à rien, répliqua le cheminot… Ça peut prendre deux heures pour que ce machin se remette en marche…

— Tu es fou !

— Ce n’est pourtant pas si grave, reprit le cheminot sur un ton d’apaisement. Si tu ne peux pas, c’est un autre qui fera le service.

Konvalinka se mordit les lèvres. Le cheminot partit au trot pour prévenir le bureau que la machine ne pouvait pas sortir du dépôt. Les yeux du mécanicien se portèrent distraitement de l’autre côté des voies. Il vit un petit groupe d’ouvriers qui revenaient du travail, leurs outils sur l’épaule :

— Hep ! cria Konvalinka, par ici !

Ils levèrent les yeux.

— Il faut me donner un coup de main, il y en a juste pour une minute…

Les hommes hésitaient. Finalement, le premier se décida et enjamba les rails. Il pensait au fond de lui-même qu’il n’était jamais bon, en régime communiste, de se soustraire à une invitation au travail. Ses camarades, qui pensaient de même, l’imitèrent. En quelques secondes, dix hommes remplaçaient un moteur électrique. Lentement et en grinçant, la plaque commença à tourner.

Quelques minutes plus tard, la machine sortait du dépôt en passant sur la plaque tournante. À peine le premier aiguillage de la gare était-il franchi que Konvalinka donnait déjà de la vapeur au point que des étincelles sortaient de la cheminée. Ensuite, il entendit le bruit qu’il attendait : on attelait la locomotive aux trois wagons du train 183…À 14 h 05 le train 185 quitte Eger pour Asch, en passant par Franzensbad et Hallau. Il était 14 h 03. Le mécanicien Konvalinka, de sa plate-forme, jeta un coup d’œil sur le quai. Il attendait le signal du départ et regardait l’aiguille de l’horloge qui lui semblait ne pas avancer. Il vit trois écoliers d’une quinzaine d’années franchir en courant le portillon et se précipiter dans le dernier wagon.

— Ceux-là, tous les jours, ils arrivent à la dernière minute, dit en riant le chauffeur ; ils habitent à Asch, et viennent ici en classe.

C’est à ce moment que Konvalinka vit arriver sur le quai le chef de gare d’Eger qui s’avança jusqu’à la hauteur de la machine.

— Eh ! Konvalinka ! s’écria Karel Truksa ; ça ne vous dérange pas que je vous tienne compagnie jusqu’à Asch ?

Cette demande n’avait absolument rien d’extraordinaire, car le chef de gare d’Eger prenait assez souvent place sur la locomotive d’un train régulier pour aller inspecter des stations avoisinantes. Konvalinka fit oui de la tête. Le chauffeur ouvrit la porte. Truksa se tint un instant immobile sur l’échelle de fer ; il se pencha en arrière pour jeter un dernier coup d’œil sur la gare :

— Tout va bien, dit-il lorsqu’il vit le chef de train lui faire signe ; on peut partir.

Lentement, le train où se trouvaient environ cent voyageurs se mit en marche.

Un train franchit le rideau de fer. Les signaux d’alarme ne sonneront plus

À la gare de Franzensbad, René Skalsky et Jarda Loskot étaient dans la foule. Le premier avait emporté sous le bras, dans un paquet, un pistolet-mitrailleur ; arrivé à la station avec trois quarts d’heure d’avance, il était allé à la consigne et les yeux de Loskot s’étaient agrandis quand ils avaient vu l’étudiant y déposer tranquillement le colis contenant l’arme :

— Qu’est-ce que vous avez là-dedans ? demanda l’employé de la consigne.

— Un pistolet-mitrailleur, dit Skalsky en riant de sa blague.

L’homme du guichet rit avec lui :

— Ça va, répondit-il sans insister.

À peine le « Train de la Liberté » était-il à quai que Truksa, se penchant hors de la locomotive, se mit à secouer la tête ; c’était le signal convenu pour dire : « Tout va bien, il n’y a pas de patrouille dans le convoi. »

— Eh bien, c’est splendide ! dit Skalsky en donnant à Loskot, tout excité, une bourrade dans les côtes.

Maintenant leurs routes devaient se séparer. Dans chaque wagon devait se trouver un homme responsable de la sécurité. Il fallait à tout prix empêcher quelqu’un de tirer la sonnette d’alarme à la dernière minute. Les fugitifs s’étaient donc partagé la surveillance : le Dr Svec dans le premier wagon, Skalsky dans le second et, dans le troisième, Loskot et Hovorka.

À 14 h. 15, le train 185 repartit. La prochaine station était Haslau. Konvalinka sauta sur le quai :

— Tuma ! appela-t-il. Tuma !

Le chef de train se tenait près de la portière ouverte de son fourgon à bagages, sa montre en main. Lorsqu’il entendit son mécanicien l’appeler, il leva la tête :

— Il y a trop d’air pour les freins, cria le mécanicien. Il faut baisser la pression…

Le chef de train avait compris. En gémissant, le vieil homme se pencha sous les wagons et ouvrit les soupapes.

— Encore plus ! cria Konvalinka ; beaucoup plus !

Le vieil homme obéit. Il n’avait pas la moindre idée de la quantité d’air qui doit se trouver dans le système de freinage ; quand il y a trop d’air, le train est freiné, même si le mécanicien ne veut pas freiner ; aussi le vieux chef de train, sur les indications de Konvalinka, fit repartir tout l’air comprimé des freins. De cette façon, les sonnettes d’alarme devenaient inutilisables.

Tandis que se déroulait cette manœuvre, le Dr Svec était monté dans le train avec sa famille. Auparavant, le médecin avait fait un tour pour vérifier si la voie était toujours libre. Pour pénétrer dans la gare d’Asch, il était allé commander du bois de chauffage à la scierie, située de l’autre côté des voies. De là, il avait aperçu la frontière, située exactement à 1.100 mètres. Il avait même vu quelques soldats de l’armée rouge tchécoslovaque ; l’un d’eux était appuyé contre une barrière, aménagée pour pouvoir, en cas de besoin, être poussée en travers des voies et y constituer un barrage[1]. « Ils n’auront pas le temps de s’en servir », pensa Svec, et il remonta dans la voiture. Chez lui, sa femme l’attendait avec un de ses fils.

— Il est temps de partir, sinon on rate le train, dit-il. Mais où est Jaroslav ?

L’aîné des enfants, Jaroslav, avait disparu… Finalement, on le retrouva sur la place en train de manger des glaces !…

Un train franchit le rideau de fer. Le chauffeur est maîtrisé

Après le départ de Haslau, les événements se déroulèrent en une demi-heure, exactement entre 14 h. 28 et 15 heures, heure où le train aurait dû normalement s’arrêter à Asch. Depuis que le train avait quitté Eger, Karl Hovorka se remuait sur sa banquette avec impatience. Il était maintenant tout seul dans son compartiment : tout le monde était descendu. Il alla dans le couloir et ouvrit une fenêtre. Par-dessus les champs, l’ombré du train dansait dans la lumière du soleil. Hovorka referma la fenêtre et marcha dans le couloir. La plupart des compartiments étaient occupés normalement, sans être bondés : « Juste assez pour avoir des histoires », pensa Hovorka. Alors il se mit à considérer les voyageurs qui étaient assis. Il aurait bien voulu savoir où s’était placé l’homme du S.T.B. (police secrète politique). Dans tous les trains, un policier en civil voyageait incognito. Il savait bien aussi que, dans son wagon, devait se trouver un autre fugitif, Loskot, mais il ne le connaissait pas. Quelques instants avant trois heures, il y eut un peu de mouvement parmi les voyageurs. Çà et là, on ouvrait la porte d’un compartiment. Karl Hovorka prit son étui à violoncelle ; dans le wagon à côté, un autre jeune homme enleva un paquet du filet. Les premières maisons passèrent devant les fenêtres. Un aiguillage isolé provoqua une petite secousse.

— Nous sommes arrivés ! dit un voyageur à la femme qui l’accompagnait.

— C’est curieux, le train ne freine pas ! répondit-elle.

Pendant qu’elle disait ces mots, le maigre Karl Hovorka, son étui à violoncelle sous le bras, passait devant la contrôleuse. Il se plaça contre la porte, l’étui devant lui, en tournant le dos à l’employée. Les maisons devenaient plus nombreuses. Par les fenêtres du train on apercevait les rues :

— Tiens, il prend de la vitesse ! s’écria quelqu’un dans le premier wagon.

Les aiguillages produisaient un crépitement de coups de feu.

Le chauffeur de la locomotive s’inquiéta tout à coup :

— Pourquoi donnes-tu de la vapeur ? cria-t-il, dans le vacarme, à Konvalinka.

À cent mètres à peine on voyait la gare. Le compteur de vitesse marquait 80 kilomètres à l’heure et il se mit encore à monter : 85… 90… Le chauffeur se retourna :

— Qu’est-ce qui se passe, voulut-il crier. Mais le chef de gare Truksa braquait sur lui un pistolet :

— Non ! cria le chauffeur ! Non !

— Silence ! tonna Karel Truksa. Couche-toi sur le ventre : il ne t’arrivera rien !

La gare d’Asch fila. L’horloge indiquait 15 heures. Il n’y avait presque personne sur le quai : le chef de gare, six soldats, quelques civils qui étaient peut-être venus chercher des amis ou des parents. Mais le train ne s’arrêta pas. Il passa dans un fracas de tonnerre devant le bâtiment de la gare. Des étincelles jaillissaient des mâchoires de frein du fourgon. À cet instant, Karl Hovorka ouvrit son étui à violoncelle et en sortit son pistolet-mitrailleur :

— Laissez ça ! cria-t-il à la contrôleuse qui, n’étant pas très grande, était déjà grimpée sur le tuyau du chauffage pour atteindre la sonnette d’alarme…

Les passagers, qui s’étaient groupés dans le couloir pour voir ce qui se passait, furent aussi effrayés que la contrôleuse. L’un après l’autre, ils levèrent les mains. À l’exception de Jarda Loskot qui, blanc comme un linge, tenait aussi un pistolet à la main et le pointait sur Hovorka. Il se disait que c’était peut-être l’homme du S.T.B…En réalité, l’homme du S.T.B. se tenait derrière Loskot ; il s’était fait tout petit et utilisait Jarda comme bouclier.

— Tout le monde dans les compartiments ! cria Hovorka.

D’Asch à la frontière, il n’y a qu’un kilomètre. À 90 km à l’heure, cela ne dure même pas une minute. Au cours de cette minute, Loskot transpira comme jamais encore il ne l’avait fait de sa vie. Jusqu’à ce que l’éclat de rire de Karl Hovorka vînt dissiper tous ses doutes. Quelques instants plus tard, le train s’arrêtait en gare de Selb-Ploessberg, en zone américaine. Trente et un voyageurs (quelques-uns, d’ailleurs, sans le savoir) avaient gagné la liberté et allaient la conserver, les autres retourneraient en Tchécoslovaquie.
Claus Kahn

À suivre Paul Cézanne par Georges Charensol

 


 

[1]Depuis, un nouveau dispositif permet de bloquer la voie automatiquement, s’il y a lieu.

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