
La langue de tous les jours. Opération Pamplemousse par Jean Fayard
Comment doit-on prononcer les mots étrangers ? En 1954, l’écrivain et journaliste Jean Fayard, directeur des éditions éponymes, donne son avis sur la question.
La prononciation de sa propre langue est déjà difficile et nous avons déjà rencontré des occasions de disputes entre ceux d’oc et ceux d’oïl, ou entre ceux du Levant et ceux du Couchant, ou encore entre les plébéiens et les patriciens. Le bilinguisme et le multilinguisme viennent nous offrir par là-dessus de nouveaux problèmes difficiles. Impossible de les escamoter. Les pays s’interpénètrent sans cesse davantage, la radio ne peut ignorer ce qui se passe chez les voisins et il faut bien prononcer Shakespeare, Puccini ou Darmstadt.
Dire les mots étrangers à la manière de la langue d’origine
Comment les speakers de la radio doivent-ils prononcer les mots étrangers ? À mon avis, correctement, c’est-à-dire à la façon admise dans la langue d’origine, mais sans accent. En d’autres termes, il faut dire « Chèque-spire » « Poutchini » et « Darmechtatt ». C’est évidemment plus simple quand il s’agit de « Londres », « Cologne » ou « Milan ».
Une lectrice, choquée d’entendre certains speakers anglais dire « Victor Hiougo », ne voudrait pas que les nôtres disent « Avenue de Frièdeland ». Évidemment, il vaudrait mieux dire « Fridland », d’autant plus que ce n’est pas difficile. Mais dans tous les pays, on a admis que les avenues (et aussi les victoires) étaient en quelque sorte naturalisées. Trop de gens sont appelés à prononcer leur nom, qui ne savent pas tous les langues étrangères.
Un lecteur hollandais ne se choque pas, lui, de ce que nous fassions trop souvent sonner les deux 1 de Hollande. Il nous reproche de donner à son pays un nom incorrect. En effet, il y a beau temps que la Hollande ne s’appelle pas la Hollande. La Hollande n’est qu’une province des Pays-Bas, ce pays dont les sujets s’appellent des Néerlandais.
Il s’agit là d’une de ces habitudes dont on met des années, parfois des siècles à se défaire. Les gens de Paris continuent à dire l’avenue du Bois et le Trocadéro. Les Italiens, comme nous, persistent à donner aux Néerlandais le nom des indigènes de la province d’Amsterdam (Olandesi). Il n’y a là aucune idée péjorative, mais simple routine.
Les Hollandais ne sont pas seuls à souffrir (?) d’une appellation erronée. Nous disons aussi presque toujours Anglais pour désigner un habitant de la Grande-Bretagne, qu’il soit Anglais proprement dit, Gallois ou Écossais. Mais il faut reconnaître que « Britannique » fait administratif en diable et qu’il est presque impossible de dire : « J’emmène au cinéma une petite Britannique ». Néerlandais aurait aussi, pendant longtemps, ce caractère officiel et pompeux. Si nous l’adoptions vraiment, il faudrait bien un bon siècle pour qu’il descendît dans le langage familier.
L’opération pamplemousse. Un fruit et plusieurs appellations
J’ai provoqué « l’opération Pamplemousse » et je suis ravi de la documentation que l’on m’a fournie, en particulier venant du Canada. Merci pour ces précieux renseignements. Il apparaît que ce fruit que nous consommons aujourd’hui, fabriqué par greffe, beaucoup plus gros et plus juteux que le (ou la) pamplemousse national des Antilles n’a qu’un rapport lointain avec ce fruit exotique et très acide. Les Américains ont donc été justifiés à lui donner un nom inventé de toutes pièces. Pourquoi pas « grape fruit » ?
Pour nous, il en va autrement. Les fruits trouvés à la Jamaïque par les voyageurs du xixe siècle s’appelaient « pamplemousse », « pomelo » et « chadec ». Les Anglais et les Américains écrivaient « pompelmous », « pummelo » et « shaddock ». Ces trois fruits différaient quelque peu, ils étaient plus ou moins gros, mais c’étaient sans doute trois variétés de la même espèce. Les Brésiliens disent encore « pomelo ». Dès le moment où le pamplemousse originel (que nous n’avons jamais consommé et dont nous ne connaissons pas le goût) n’éveille aucun souvenir pour nous, pourquoi ne pas adopter son nom, qui est charmant et neuf, pour désigner un fruit nouveau, charmant lui aussi ? Grape fruit est sottement étranger, il désigne des fruits qui, paraît-il, poussent par grappes (mais on n’a jamais vu ces grappes) et enfin, fruit est un mot anglais difficilement prononçable car, avec la même orthographe que le français, il commande des sons tout différents. Faut-il dire « fruit » ou « froutte ». Allons-y donc pour pamplemousse, et ne réservons que la question du genre de ce mot. La dispute n’est pas aussi importante que celle sur le sexe des anges. Elle a tout de même son intérêt.
Une expression mal employée : « soulever un lièvre »
Et, maintenant, un dernier petit paragraphe pour en venir à l’autocritique. J’ai écrit « soulever un lièvre » assez légèrement, je dois dire, et sans analyser ce cliché assez vieux, qui a déjà tenté pas mal d’auteurs. Plusieurs lecteurs m’ont fait remarquer que l’image est absurde, qu’on « lève un lièvre » à la chasse, en ce sens qu’on le fait lever de son gîte. Et je dois reconnaître qu’on soulève plutôt des poids que des lapins. Mes lecteurs ont raison. J’ai tort. Il est des pays où je solliciterais quelque temps de réclusion pour réfléchir aux légèretés de plume qui menacent l’écrivain.
Jean Fayard
À suivre Le « train de la liberté » franchit le « rideau de fer » par Claus Kahn