Juin 1952. Naissance de l’Égypte nouvelle par Jean et Simonne Lacouture

L’Égypte d’aujourd’hui a rompu avec un passé plusieurs fois millénaire. En 1952, le roi Farouk successeur de Mehemet Ali s’attira le mécontentement de ses sujets. Un groupe de jeunes officiers, où dominait Gamal Abdel Nasser, le contraignit à abdiquer. Le groupe d’officiers révolutionnaires donna le pouvoir au général Néguib (26 juillet 1952), comme le racontent en 1970, Jean et Simonne Lacouture, auteurs de l’Égypte en mouvement (Le Seuil). Moins de deux ans plus tard, en mars 1954, Néguib cédait la place à Nasser.

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En ce début d’été 1952, l’Égypte « sue » la révolution. Faut-il évoquer le mois de juillet 1789 ? Mais le tiers-état porte ici l’uniforme, et c’est lui qui a en main les baïonnettes que bravait Mirabeau. Jusque dans l’entourage immédiat du roi Farouk, princes et dignitaires critiquent alors ouvertement ses initiatives, son divorce, son remariage avec une petite bourgeoise fiancée à un diplomate, et la naissance même d’un héritier n’a pas désarmé la mauvaise humeur. Les frasques de Farouk, qui naguère amusaient, ne provoquent plus que le dégoût, et ses voyages en Europe, où il traîne de casino en casino et où la presse le prend pour cible favorite de ses railleries, exaspèrent les Égyptiens. Au palais, une minable camarilla d’entremetteurs levantins et de valets nubiens organise les nuits du roi, défait les ministères et assure les nominations dans l’armée. Il est de notoriété publique que les portefeuilles de ministres et les titres de pacha sont payés à prix d’or, et que pas une affaire d’importance n’aboutit si le roi n’y participe. Il n’est plus d’homme au Caire qui, nanti d’une jolie femme, ne craigne de la conduire en un lieu où peut venir Farouk ; il est dangereux de résister aux caprices du Gargantua couronné, qui semble se saouler de scandales, se suicider dans les excès, toutes illusions perdues. Un jour de juillet, il adresse à une chanteuse de ses amies un billet signé « F. F. : Foutu Farouk ».

Un nouveau ministère au chevet de l’État égyptien moribond

Le 22 juin 1952, il congédie le cabinet Hilaly coupable d’avoir voulu entamer l’application de son timide programme d’épuration. La cour a pris ses quartiers d’été à Alexandrie. La vie politique de l’Égypte se résume désormais en un fantastique et dérisoire carrousel, au va-et-vient absurde d’une file d’autos luxueuses errant sur la corniche, du casino San-Stephano à l’hôtel Cécil, des villas de leaders politiques aux résidences d’anciens et futurs présidents.

En tête, la Cadillac d’Hafez Afifi Pacha, chef du cabinet royal, qui cherche un homme. Suivent les attachés de cabinet, les députés en quête d’un portefeuille, les journalistes, quelques dames de moyenne vertu. La caravane égyptienne de pachas, d’entremetteurs, de politiciens et d’écouteurs aux portes erre ainsi, déboussolée. C’est de toute évidence, la fin : une agonie d’or sur la plage. 1er juillet. Appelé à son tour au chevet de l’État moribond, Hussein Sirry se laisse imposer le plus décrié des favoris de Farouk, Karim Tabet, comme ministre d’État. Il essaie en échange d’obtenir du roi la nomination au ministère de la Guerre d’un général qui passe pour le chef des mécontents de l’armée, inconnu du grand public, mais adoré de la troupe et estimé des officiers, Mohammed Néguib. Farouk oppose au projet un veto catégorique et prétend confier ce portefeuille au général Sirry Amer, gravement compromis dans les affaires de trafic d’armes de Palestine, et qui est précisément la « bête noire » des jeunes officiers.

Le 20 juillet, Hussein Sirry prévient le souverain qu’un tel geste mettrait le régime en péril, que l’armée est exaspérée contre lui, que des groupes de conjurés se sont formés qui ne visent à rien de moins qu’à le supprimer, et que l’un de ces comités, qui s’intitule « les Officiers Libres », est plus précisément en contact avec le général Néguib. Farouk le sait d’ailleurs, qui vient de faire fermer le Club des officiers parce que Néguib en a été élu président.

Il n’y a que deux solutions, dit Hussein Sirry : apaiser le général mécontent en lui offrant le ministère de la Guerre, ou le mettre en état d’arrestation, lui et ses amis. Le roi hausse les épaules et laisse dédaigneusement tomber :

— Tas de maquereaux !

Hussein Sirry démissionne. Le 21 juillet, le souverain fait de nouveau appel à Nagib Hilaly. Il faut qu’il se sente aux abois, car il sait que l’ancien Premier ne reviendra que pour appliquer enfin son programme d’épuration, pour chasser Karim Tabet du cabinet et s’opposer à la nomination de Sirry Amer à la Guerre. C’est en effet dans cet esprit que, dans l’après-midi du 21, le Premier ministre à tête d’oiseau de lagune entame ses consultations. Étendu sur la plage exquise de Montazah qu’il a gâtée de pavillons abusifs, Farouk regarde la mer d’un air morne. Il a capitulé devant presque toutes les exigences du Premier ministre, mais il médite d’imposer au ministère de la Guerre son beau-frère, le colonel Cherine. Chargé des affaires de Palestine, l’homme ne manque ni de talent, ni de prestige dans l’armée. Mais le roi sait bien que ce serait là un défi aux mécontents.

Il fait d’abord mine de souhaiter voir Mortada Maraghi, ministre de l’Intérieur, assumer l’intérim de la Défense. Le 22, à 16 h 30, les membres du cabinet Hilaly pénètrent au palais de Ras el-Tine pour prêter serment au roi. Mais les quinze messieurs en redingotes grises voient soudain s’installer parmi eux une jaquette noire, celle du colonel Cherine.

— Sire, que fait parmi nous le colonel ? demande Hilaly à Farouk.

— Il sera ministre de la Guerre, rétorque le roi, avec un gros rire.

Ainsi gouvernait Farouk. Quand les ministres sortent vingt minutes plus tard, l’air préoccupé et parlant tous « d’heures critiques » et de « situation tendue », ils n’en sont pas moins persuadés qu’ils gouvernent l’Égypte. Ils ne s’apercevront qu’au petit matin que le pouvoir a changé de mains, et même les sources du pouvoir.

L’axe de la politique égyptienne s’est brusquement déplacé de la corniche d’Alexandrie à la banlieue du Caire

 Car, au milieu de ce même après-midi, l’axe de la politique égyptienne s’est brusquement déplacé de la corniche d’Alexandrie à la banlieue du Caire. Tandis que le gros roi, costumé en amiral, s’amuse amèrement sur la baie à faire et à défaire les ministères, et que six douzaines de politiciens se disputent les portefeuilles ministériels, un petit groupe d’officiers s’affaire silencieusement aux portes d’un Caire fumant de chaleur. Passionnante « journée parallèle », que celle de ce 22 juillet 1952.  À 17 heures, ses ministres expédiés, Farouk prend son bain de fin d’après-midi. À 200 kilomètres de là, dans une maisonnette de Manchiet el-Bakri, banlieue est du Caire, voici huit jeunes hommes en bras de chemise. L’un d’eux lit malaisément une note de six pages dactylographiées, hérissées de termes techniques, de ratures, d’annotations : le plan du soulèvement militaire prévu pour la nuit du 1er au 2 août, mais que les derniers développements de la situation à Alexandrie ont fait avancer à la nuit suivante, celle du 22 au 23 juillet.

À 18 heures, Nagib Hilaly réunit ses ministres dans sa charmante villa proche de Montazah, d’où l’on a une vue si apaisante sur la mer. Près du Caire, les huit hommes se séparent. À 22 heures, tout Alexandrie dîne en papotant sur les terrasses, dans la brise. Là-bas, les conjurés entrent en action : trois officiers de cavalerie pénètrent au quartier et font discrètement sortir quelques véhicules blindés. À minuit, la princesse Faïza, la plus belle des sœurs du roi, entre au « Romance » en compagnie de M. Simpson, secrétaire de l’ambassadeur des États-Unis. C’est l’heure où deux des chefs de la conjuration pénètrent dans le bureau du chef d’état-major et, après une brève lutte, le désarment et s’emparent du quartier général. À 1 h 30, la princesse danse, sous les yeux d’un cercle de journalistes fascinés et, au Caire, sept hommes s’emparent de la radio. À 4 heures, Faïza et son cavalier quittent le cabaret : Mohammed Néguib arrive, vainqueur après la bataille, à ce qui est désormais « son » Q.G., et un premier conseil de guerre réunit autour de lui les officiers qui viennent de lui offrir le pouvoir. Le jour se lève sur la mer, devant le « Romance » où les journalistes ont surveillé le départ de la princesse et du diplomate. Mais aucun ne se résigne à rentrer. Sur la corniche errent des groupes extraordinairement énervés. Une étrange tension tient chacun éveillé. Et puis, de la radio d’une voiture, vient soudain une voix : — Peuple d’Égypte, le pays vient de traverser la période la plus troublée de son histoire, avilie par la corruption, affaiblie par l’instabilité… L’événement, l’événement attendu est là.

Les chars dans la ville

Le jour primitivement choisi avait été le 5 août, pour deux raisons : les officiers préféraient attendre un peu après le début du mois pour toucher leur solde et l’on attendait encore le retour de Palestine de l’unité de base du coup d’État, le 13d’infanterie. Mais, raconte le colonel Okacha : « Le 20 juillet, je déjeunais chez moi avec Hussein el-Chaffei quand le téléphone retentit avec la sonnerie particulière à l’interurbain : c’était Ahmed Aboul Fath qui, d’Alexandrie, m’annonçait qu’Hussein Sirry allait démissionner, que le roi allait imposer le général Sirry Amer comme ministre de la Guerre dans le prochain cabinet, et que cette nomination serait immédiatement suivie de l’arrestation de quatorze d’entre nous. Je me rendis aussitôt chez Nasser, dont la maison était, comme d’habitude, pleine d’officiers, et le prévins. » On décida alors d’agir dans les quarante-huit heures.

Le 22, jour « J », tout le monde fut calme. La dernière de tant de réunions qui avaient groupé dix, douze, vingt compagnons au hasard des crises, des mutations ou des filatures de police, a lieu à 4 heures chez Khaled Mohieddine, à Menchiet-El-Bakri. Elle réunit Gamal Abdel Nasser, Khaled et Zakaria Mohieddine, Abdel Moneim Amine, Kamal Eddine Hussein, Abdel Latif Boghdadi, Hassan Ibrahim et Abdel Hakim Amer – lequel donne lecture du plan qu’il a rédigé d’après les directives générales de Nasser.

Anouar el-Sadate, appelé d’urgence de Rafah, où il est en garnison, rejoint en train dans la soirée. Les frères Salem, Salah et Gamal, stationnés à El-Ariche, principale base égyptienne face à Israël, sont chargés de l’opération sur place. À 6 heures, les conjurés se séparent, afin d’entamer l’opération à minuit.

Mais, une heure plus tard, le capitaine Saad Tewfik prévient Nasser que le chef de l’état-major, le général Hussein Farid – dont l’arrestation fait l’objet d’un des articles du plan – a convoqué d’urgence pour 10 heures, une conférence extraordinaire au quartier général : il est apparemment au courant de ce qui se trame.

— Bon, fait Gamal, on commencera une heure plus tôt : on les prendra tous ensemble au filet.

Et il s’en va, dans sa petite « Morris », prévenir un à un ses compagnons que l’application du plan est avancée d’une heure. Le chef de la conjuration a raconté depuis lors, non sans humour, comment leur beau plan en poche, Amer et lui sortaient à peine de leur bureau pour entamer l’opération, un peu après 11 heures, lorsqu’ils tombèrent sur une forte colonne de véhicules blindés roulant, menaçants, tous feux éteints. Ils se virent découverts, perdus, et s’apprêtaient à tirer en désespérés, quand une voix familière leur lança dans la nuit :

— Salut, frères, j’ai fait déjà quelques prisonniers…

C’était le lieutenant-colonel Youssef Saddik, chargé de contrôler les motorisés, qui avait pris un peu d’avance. Pour le reste, l’opération se déroula à peu près selon le plan prévu.

Sous le commandement du colonel Ahmed Chawki, le 13régiment d’infanterie investit l’état-major qu’attaqua le 1er bataillon motorisé, sous les ordres du même lieutenant-colonel Youssef Saddik. Flanqué d’Abdel Hakim Amer, revolver au poing, cet officier pénétra dans le bureau du chef d’état-major, Hussein Farid, qui, refusant de se rendre, sauta derrière un paravent en tirant trois coups de feu. Mais pas davantage…

Cependant, les autos blindées de Khaled Mohieddine encerclaient la zone d’Abassieh – Koubbeh – Menchiet-El-Bakri-Héliopolis, et les chars de Hussein Chaffei descendaient en ville où ils occupaient les points stratégiques et notamment la radio (vers 1 h 30), le central téléphonique, les aéroports, la gare. Sauf une brève bataille à l’entrée du Q.G., où deux soldats furent tués – ils restèrent les deux seules victimes du coup d’État – l’armée et la ville passèrent des mains de Farouk à celles des « officiers libres » sans coup férir.

On triomphe à l’état-major

Et, à 3 heures, sept des vingt officiers dont se composait alors la conjuration se retrouvaient, triomphants, à l’état-major brillamment illuminé. Douze généraux et officiers supérieurs avaient été appréhendés et internés à l’Académie militaire. Un seul échec : l’ennemi numéro 1 des conjurés, le général Sirry Amer, avait réussi à s’échapper et à fuir vers la Libye (il sera cueilli le lendemain en arrivant à la frontière, à Sollum). Première mesure à prendre : convoquer le « patron ». Deux officiers en jeep vont chercher le général Mohammed Néguib, que le ministre de l’Intérieur Mortada Maraghi avait réveillé une demi-heure plus tôt en l’appelant d’Alexandrie.

— Allons, Néguib, que font vos garçons ? Calmez-les.

Le général avait fait l’étonné. Mais le voilà tout prêt à se rendre à l’appel des vainqueurs qui viennent de faire de lui le commandant en chef de l’armée. Et il leur lance joyeusement en entrant dans son nouveau bureau, où ils l’attendent :

— Mabrouk ! mes enfants, je vous félicite.

Deuxième mesure : neutraliser les grandes puissances. À 4 heures, le commandant Ali Sabri téléphone à l’attaché naval adjoint de l’ambassade des U.S.A., David Evans, que les officiers libres ont pris le contrôle de l’armée, nommé le général Néguib commandant en chef, et que si les puissances étrangères n’interviennent pas, le « coup » restera pacifique, l’ordre sera maintenu et les vies et les biens des étrangers saufs. Deux heures plus tard, le lieutenant-colonel Abdel Moneim Amine s’en allait réveiller le conseiller et chargé d’affaires de l’ambassade britannique, M. Hamilton, pour lui tenir à peu près le même langage. Mais déjà, d’Héliopolis où les quelques coups de feu tirés à l’entrée de l’état-major et le roulement des blindés avaient éveillé l’attention, et du Caire où une douzaine de chars surprenaient les promeneurs nocturnes, l’alarme était décidément donnée à Alexandrie. Un peu après 4 heures, le téléphone retentit à l’état-major : cette fois-ci c’était le Premier ministre, Nagib Hilaly qui, d’Alexandrie, appelait Néguib :

— Mais enfin, général, que voulez-vous ? Quels sont les buts de ce mouvement ? Éclairez-moi, je vous en prie !

Le général, entouré par les officiers, répond simplement :

— Épurer l’armée et instituer un gouvernement propre.

Nagib Hilaly et Maraghi savent désormais à quoi s’en tenir : le ministre de l’Intérieur saute dans une voiture et roule à vive allure vers Le Caire. Tandis qu’au roi, soudain dégrisé, qui l’appelle pour avoir des nouvelles, Haydar Pacha (qui n’est plus que l’« ex »-généralissime), répond :

— Sire, ce n’est qu’une tempête dans une tasse de thé.

Au premier étage du modeste bâtiment jaunâtre où sont installés, sur la route d’Héliopolis, les bureaux de l’état-major général, un doux matin d’été se lève dans la fièvre joyeuse : on vient d’apprendre qu’à El-Ariche, les frères Salah et Gamal Salem se sont emparés eux aussi du Q.G. et contrôlent l’importante garnison. Les premières photos sont prises, de Néguib, l’air un peu faraud sous sa belle casquette, entouré à sa table par Gamal Abdel Nasser et Ahmed Chawki, assis à ses côtés, par Zakaria Mohieddine, Youssef Saddik et Abdel Latif Boghdadi assis en face de lui ; et debout autour d’eux, Abdel Hakim Amer, Kamaleddine Hussein, Gamal Hammad, Ali Sabri, Abdel Moneim Amine, Anouar el-Sadate. Que de visages nouveaux, pour le public ! Abdel Kouddous, qui observe que tout a l’air d’une « réunion de famille », avise aussitôt et aborde familièrement Néguib qui fut son collaborateur à Rose el-Youssef ;

— Alors, Néguib bey, que comptez-vous faire ?

— Préserver la Constitution et réformer l’armée et l’État.

— Prendrez-vous effectivement le pouvoir ?

— Non, la Constitution ne nous le permet pas.

— Quelle sera votre première mesure ?

— Nous devrons rappeler, je pense, le précédent Parlement, dernier chaînon constitutionnel.

— Mais à qui songez-vous comme Premier ministre ?

— Aly Maher, peut-être. Qu’en pensez-vous ?

— Bravo, c’est l’homme des crises. Et le roi ?

— Il faudra le mettre à la porte…

Tandis que Néguib bavarde ainsi, Abdel Hakim Amer griffonne dans un coin, sous l’œil de Nasser, un texte que, vers 6 heures, Anouar el-Sadate emporte en jeep, à la radio, pour annoncer au peuple l’événement.

C’est la belle voix ronde et cordiale de l’ancien journaliste-terroriste qui, parlant au nom de Néguib, ira réveiller les foyers égyptiens, à 7 heures, et insérer l’événement dans l’histoire :

— Au peuple égyptien. L’Égypte vient de traverser la période la plus sombre de son histoire, avilie par la corruption, désagrégée par l’instabilité. Ces facteurs de dissolution ont affecté l’armée elle-même, et constitué l’une des causes de notre défaite en Palestine. Commandée par des ignorants, des incapables et des traîtres, l’armée n’était plus capable de gouverner l’Égypte. C’est pourquoi nous nous sommes épurés : elle est maintenant entre les mains d’hommes dans la capacité, l’intégrité et le patriotisme desquels vous pouvez avoir toute confiance. L’Égypte accueillera notre mouvement avec satisfaction. L’armée est garante de l’intérêt national. Ceux des anciens chefs que nous avons jugé utile d’arrêter seront libérés dès que les circonstances le permettront.

« Je saisis cette occasion pour mettre le peuple en garde contre ses ennemis et pour lui demander de ne tolérer aucun acte de violence ou de destruction, car de tels actes nuiraient à l’Égypte…

« Je tiens à rassurer tout particulièrement nos frères étrangers et à leur affirmer que l’armée se considère entièrement responsable de la sécurité de leurs personnes, de leurs biens et de leurs intérêts…

On aura reconnu au passage quelques autres des thèmes favoris des officiers : le régime est cause de la défaite de Palestine, la violence est une faute, le désordre un crime, la xénophobie une sottise.

Tandis qu’en se rasant au soleil les Égyptiens apprenaient le nom de Mohammed Néguib et la fin d’une époque, la fièvre montait toujours dans les bureaux exigus de l’état-major du pont de Koubbeh : ce n’étaient qu’accolades joyeuses, estafettes affolées, ordres et contre-ordres, embrassades de ceux qui étaient restés sur place et de ceux qui revenaient de l’action, visites et coups de téléphone, brouhaha superbement égyptien.

Dans cette joviale pagaïe, Ihsan Abdel Kouddous, le journaliste à l’œil aigu, remarque un grand officier au teint bistre, curieusement calme, qui après avoir relu le texte de la proclamation au peuple, s’entretient à voix basse avec Néguib. Le commandant en chef interpelle le journaliste :

— Ihsan, nous voulons prendre contact avec Aly Pacha Maher. Mais nous ne savons pas où le joindre. Peux-tu conduire l’un de mes officiers chez lui ? Le journaliste accepte avec plaisir. Et de se tourner aussitôt vers le grand lieutenant-colonel au teint sombre et à l’air calme, qui s’appelle, vient-on de lui dire, Gamal Abdel Nasser, pour lui proposer de l’emmener chez l’ancien Premier ministre. Anouar el-Sadate aussitôt s’interpose :

— Non, pas lui. Laisse-le tranquille.

Le journaliste comprend alors que, silencieux au cœur du tumulte, froid au plus fort de la fièvre, cet étrange officier est l’homme de base de l’opération. C’est Anouar el-Sadate et Kamaleddine Hussein qu’il accompagne vers midi jusqu’à Gizah, dans la grande villa aux volets verts de l’ancien Premier ministre.

Visite à Aly Maher, l'ancien Premier ministre

Aly Maher sort de son bain. Un visiteur lui a porté les nouvelles. Il comprend aussitôt que les visiteurs ne sont pas de ceux que l’on fait attendre, un jour où les tanks s’embossent aux carrefours de la ville. Sadate, d’entrée de jeu, déclare à Aly Maher que l’armée, maîtresse de la situation, lui offre la présidence du conseil. Et il enchaîne en se lançant dans une furieuse philippique contre le roi, le palais, les équipes dirigeantes (c’est-à-dire le monde même dont Aly Maher est l’un des plus beaux ornements). Abdel Kouddous essaie de calmer le bouillant colonel.

— Non, siffle Sadate, il faut qu’il sache qu’il s’agit d’une révolution !

Aly Maher, mi-inquiet, mi-sceptique, demande à réfléchir.

— Je ne peux pour l’instant qu’en référer au roi. Et je ne serai en mesure de me décider qu’après une conversation avec le général Néguib…

Entre-temps, la ville s’est éveillée dans une joyeuse surprise. C’est peu de dire qu’à l’origine le mouvement de l’armée fut populaire : il fut accueilli avec un immense soulagement, il fit l’effet d’un coup de bistouri indolore sur un panaris puant. Les quelques chars que les promeneurs matinaux, puis la foule, découvrent aux croisements importants, sur les places centrales, provoquent la surprise, puis la joie : et les marchands de jus de fruits, patriotes conscients et commerçants avisés, offrent quelques tournées gratuites « au nom de la révolution »… Mais on est encore fort mal renseigné, l’appel lancé par Néguib à la radio ne précise pas les objectifs du mouvement et ne touche pas mot de Farouk. On patientera donc un peu – avec espoir – mais que va faire Alexandrie ?

Voici précisément qu’en arrive Mortada Maraghi, l’homme d’action du gouvernement. Sitôt assis à son bureau du ministère de l’Intérieur, il téléphone à Mohammed Néguib, pour le convoquer. On lui répond poliment que c’est le commandant en chef qui l’attend au quartier général…

Maraghi est assez fin pour ne pas se le faire répéter, et ne met rien en branle avant d’avoir soupesé les adversaires, et leur pouvoir réel. Il a appris que tous les points stratégiques sont occupés et que, techniquement au moins, la capitale est aux mains des insurgés. L’entretien à l’état-major n’aura pas lieu. Maraghi se méfie, décidément, et a compris qu’il n’y a rien à faire, que les officiers contrôlent la situation. Le ministre le fait clairement savoir à Aly Maher, qui recevant de nouveau Ihsan Abdel Kouddous dans l’après-midi, affiche moins de scepticisme et commence à admettre avec son interlocuteur qu’il s’agit là d’un peu plus que du putsch d’une fraction de l’armée contre une autre. Mais, comme le journaliste parle d’épuration, de suppression de la police politique, le vieil homme d’État lève la main.

— Hum… Savez-vous, jeune homme, quel remarquable instrument de gouvernement c’est là ?

L’accord est fait, néanmoins. Et la visite que le général Néguib fait en fin d’après-midi à Aly Pacha Maher est en fait une visite d’investiture. C’est ainsi en tout cas que les journaux la présentent le lendemain, sous les manchettes flamboyantes qui annoncent le « coup d’État militaire attendu ».

Les Anglais s’inquiètent

Ce mercredi matin, les ambassades sont affolées. Qui sont donc ces gens en kaki qui se permettent de troubler un été égyptien, par 40° à l’ombre ? Les chefs de mission sont à Alexandrie ou en Europe. Les attachés militaires, convoqués en hâte, compulsent fiévreusement leurs fichiers.

— Oui, nous savions qu’une crise couvait dans l’armée. Relisez, monsieur l’ambassadeur, mes télégrammes du tant et tant. Affaire du Club des officiers, proposition de nommer Mohammed Néguib ministre de la Guerre.

— Mais qui est ce Néguib ?

— Très brillant combattant de Palestine, frère du général Aly Néguib, qui est le commandant de la place du Caire ; sa mère était soudanaise… il est réputé pour son intégrité et ses démêlés avec le roi ; on le dit de tendances républicaines, et en relations avec les Frères musulmans. Il a, paraît-il, écrit deux ou trois bouquins de tactique militaire… Il parle anglais, français, allemand, italien. Il est très antibritannique…

— Et les autres officiers ?

— On assure avoir vu parmi eux Anouar el-Sadate, coché de trois croix rouges sur la liste noire des Anglais. Terroriste, farouchement anglophobe, arrêté plusieurs fois… Furieusement pro-allemand, lié aux Frères musulmans et aux nationaux-socialistes d’Ahmed Hussein actuellement jugé pour l’incendie du Caire… Pas rassurant ! Les autres noms ? Le colonel Chawki, fils de Chawki Pacha et neveu d’Aly Maher, une mauvaise tête… Zakaria Mohieddine, Ali Sabri, bons officiers d’intelligence… Tout cela fait bien jeune, bien improvisé.

— Est-ce sérieux ?

— Hum…

Les « experts » anglais, consultés par tout le monde, ne cachent pas leur mauvaise humeur d’avoir été joués, roulés, eux qui connaissent en principe les secrets de l’armée égyptienne mieux que son chef d’état-major. Ils grommellent que le mouvement paraît noyauté par les Frères musulmans, et qu’il ne faut pas trop se hâter de donner à Néguib toutes les chances de succès. Chez les Américains, par contre, on ne cache pas une certaine satisfaction : on pensait depuis longtemps à substituer à Farouk un régime réformiste et autoritaire, et on n’était plus tout à fait ignorant de l’affaire depuis qu’à un cocktail donné le samedi précédent à Alexandrie par l’attaché naval de l’ambassade, un ou deux officiers égyptiens avaient pris à part leur collègue américain pour l’interroger sur les réactions que pourrait provoquer un coup de force de l’armée. On a d’ailleurs quelques intelligences dans la place…

La première phase de l’opération : conquête du commandement militaire et arrestation des officiers et policiers les plus immédiatement dangereux, est accomplie. La seconde : constitution d’un « bon » gouvernement, est en cours. La troisième : l’élimination de Farouk, est plus délicate. La dextérité précautionneuse avec laquelle l’affaire est menée révèle, beaucoup mieux que l’habile opération de commando du 22-23 juillet, le génie tactique de Gamal Abdel Nasser. Pourquoi, en effet, avoir choisi Aly Maher ? Certes, on apprécie sa poigne, son adresse manœuvrière, son anglo-phobie et son imagination politique, fort utile dans une situation sans précédent. Mais Nasser, qui veut éviter un drame à propos de Farouk, sait surtout que l’ancien chef du cabinet royal garde (seul, peut-être) assez d’ascendant sur le roi pour faire « avaler » une abdication à ce brutal. Le jeune lieutenant-colonel va se servir du vieil homme d’État comme d’un lubrifiant. Le 24 juillet, enfin convaincu de la force des officiers, Aly Maher part pour Alexandrie où le roi le reçoit dès la fin de la matinée. Il n’a jamais décrit l’accueil que lui fit son royal ancien élève, mais l’on sait assez l’angoisse où vivait alors Farouk pour imaginer qu’il préféra voir entrer dans son cabinet le petit homme au poil noir et à l’œil plissé sous le tarbouche en bataille, que trois capitaines armés jusqu’aux dents.

Aly Maher reçu par Farouk

Toujours est-il que, lorsqu’une heure plus tard, Aly Maher Pacha entrait à Bulkeley, siège alexandrin de la présidence du Conseil, il portait la redingote des premiers ministres et, dans sa poche, sa liste ministérielle lue et approuvée. À l’issue d’un premier Conseil des ministres présidé par Farouk dans l’après-midi, à Ras el-Tine, le nouveau président regagnait rapidement Le Caire où, arrivant à 9 heures, il pouvait annoncer à Néguib, et aux officiers que « Sa Majesté avait daigné approuver celles des demandes de l’armée qui avaient pu déjà lui être soumises ». C’est-à-dire le changement de gouvernement, la nomination de Mohammed Néguib à la tête des forces armées à la place de Haydar Pacha, démissionnaire dès les premières heures en même temps qu’Hilaly, et l’éloignement de la plupart des membres de l’entourage royal…

C’est ce que le Premier ministre annonça le lendemain matin au cours de sa première conférence de presse, ajoutant en souriant que « tout allait pour le mieux » et que « le plus grand calme régnait ». Dans la soirée du 24 cependant, le général Néguib avait lancé un second message à la population, protestant contre « les rumeurs malintentionnées que certains éléments faisaient courir sur le mouvement », affirmant que ce dernier « n’avait pour but que la réforme et l’épuration de l’armée et le respect de la Constitution », qu’il « n’avait réussi que parce qu’il émanait du peuple », et assurant en conclusion que « la situation était bien en main ». À la même heure, les nouveaux maîtres procédaient à l’arrestation de plusieurs chefs de la police politique.

Le 25 juillet à midi, après avoir reçu les attachés militaires anglais et américains et les avoir informés des objectifs du mouvement de l’armée, qu’une nouvelle proclamation au peuple définit à la même heure, le général Mohammed Néguib prend l’avion pour Alexandrie, flanqué du lieutenant-colonel Anouar el-Sadate : le troisième acte de l’opération, celle qui doit s’achever par l’élimination de Farouk, s’ouvre.

Dans un climat prodigieux, les officiers avaient déjà goûté au Caire de la ferveur populaire : mais l’accueil d’Alexandrie les bouleverse. C’est une marée humaine hurlante de joie qui engloutit « le sauveur de la patrie ». Une vraie folie.

Nasser sait qu’il faut agir vite, et a d’ailleurs dépêché à Alexandrie, dès la veille, Zakaria Mohieddine qui y conduit les opérations. Il faut prévenir trois menaces. L’une d’elles est constituée par les tractations entre Farouk et le commandant du corps des garde-côtes, Wahid Chawki. Le roi prépare-t-il un contre-putsch ?  La seconde est la brusque entrée en scène du colonel Rachad Mehanna qui, après avoir refusé de prendre part à la conjuration, vient brusquement de rentrer d’El-Ariche au Caire, où il s’est fait acclamer par les unités de l’artillerie, puis a filé d’une traite sur Alexandrie. Veut-il tenter de sauver Farouk, pour jouer les connétables ? Non. Il se range au côté des vainqueurs : mais avec, de toute évidence, des objectifs personnels. Troisième menace, beaucoup plus sérieuse : on affirme que, faisant jouer une clause secrète du traité de 1936 qui garantirait au roi d’Égypte et à sa famille la protection de Londres, Farouk a lancé un appel aux forces de la zone du canal. L’ambassade britannique a, par la suite, démenti très énergiquement ces rumeurs, et Farouk ne les a jamais confirmées. Les officiers avaient tout de même les meilleures raisons de prévoir le pire : mieux valait mettre l’étranger devant le fait accompli – surtout si ce fait n’était pas de nature à soulever l’horreur.

La tête du roi Farouk est menacée

C’est l’un des arguments qui permit à Nasser de sauver la tête de Farouk réclamée par nombre d’officiers, en tête desquels Gamal Salem, le vainqueur d’El-Ariche, revenu le 25 au Caire et immédiatement dirigé sur Alexandrie. Au cours de la nuit du 25 au 26, se déroule entre les deux capitales un étrange et dramatique procès, celui de Farouk. Consulté, le vieil Aziz el-Masri fait, péremptoirement, une réponse à la Marat :

— Une tête ne m’intéresse que lorsqu’elle est tombée !

Gamal Salem fait, en toute hâte, l’aller et retour Alexandrie-Le Caire, et rapporte le 26, à 7 heures du matin, le verdict de la majorité des « officiers libres » : éloignement du roi. Partie la veille, une colonne de blindés est, elle aussi, descendue à Alexandrie. Elle cerne, dès 8 heures, les palais de Ras el-Tine et de Montazah, non sans une courte fusillade qui fait sept blessés. Affolé, Farouk dépêche un émissaire auprès de M. Jefferson Caffery, ambassadeur des États-Unis qui, après un entretien avec Aly Maher, court prévenir le roi qu’il a obtenu une manière de garantie pour sa vie et celle de ses proches. Le 26 à 9 heures du matin, le général Néguib et le lieutenant-colonel Sadate remettent au Premier ministre le texte de l’ultimatum de l’armée du roi :

Considérant… votre mauvaise gestion, vos violations de la Constitution, votre mépris de la volonté du peuple, au point qu’aucun citoyen ne sent plus sa vie, ses biens et sa dignité en sécurité… que les traîtres et prévaricateurs réalisent sous votre protection des fortunes scandaleuses en gaspillant les deniers publics tandis que le peuple meurt de misère et de faim. Que ces faits ont été soulignés au cours de la guerre de Palestine, qui a donné lieu à un scandaleux trafic d’armes et de munitions… l’armée, qui représente la force du peuple, m’a donné l’ordre de requérir Votre Majesté d’abdiquer en faveur du prince héritier S.A. Ahmed Fouad, aujourd’hui même, samedi 26 juillet 1952, et de quitter le pays ce même jour avant 6 heures. En cas de rejet de cet ultimatum, vous serez tenu responsable des conséquences.

Signé : Mohammed Néguib.

Anouar el-Sadate raconte qu’en prenant connaissance de cette sommation, Aly Maher « était pâle comme un mort ». Espérait-il circonscrire l’affaire à un changement de cabinet et à une silencieuse épuration des « fous du roi » ? Le vieil homme d’État murmura d’une voix éteinte par l’émotion :

— Il ne m’a jamais écouté, il l’a bien mérité…

Et il partit pour Ras el-Tine. L’entrevue fut longue. Farouk ne tenta pas de résister. Les chars qui cernaient le palais, la fusillade du matin l’avaient convaincu : il essaie seulement d’obtenir des avantages, la sauvegarde de ses biens, son départ sur le yacht royal, le « Mahroussa » ; il réclame qu’on lui permette d’emmener ses compagnons Pulli et Helmi, et demande s’il pourrait revenir en Égypte comme simple particulier.

— Le duc de Windsor revient parfois en Angleterre, glisse Aly Pacha Maher, à tout hasard…

Le roi signa, et attendit l’acte d’abdication auquel Abdel-Razek Sanhoury et Soliman Hafez, président et vice-président du Conseil d’État, mettaient la dernière main, « corrigés » par les militaires qui exigèrent que le texte fît mention de la « volonté du peuple ».

Le départ peu glorieux du roi Farouk

Soliman Hafez, qui porta à Farouk le dernier coup, a raconté ainsi la scène de l’abdication :

« Il jeta un bref coup d’œil sur le texte et me demanda quels étaient les fondements de cet acte : je lui répondis qu’ils étaient contenus dans le préambule de la Constitution.

« Son apparence était calme, mais je m’aperçus, à de brefs toussotements, à des piétinements, qu’il était terriblement nerveux et tâchait de se contenir. Il relut deux fois le document, et me pria d’ajouter à la mention « volonté du peuple » une référence à « Notre volonté ». Je lui fis observer que le texte était formulé dans la forme d’un rescrit royal. Il me demanda :

« — Cela signifierait-il donc que la volonté royale est sous-entendue ?

« J’acquiesçai. Il signa, et fit :

« — J’espère que vous excuserez, en raison des circonstances, ma façon de signer. Il faut que je signe à nouveau.

« Ce qu’il fit. »

Vers le milieu de l’après-midi, le speaker de la radio du Caire annonça que « de très importantes nouvelles seraient données à 6 heures ». Chacun comprit et se mit à l’écoute. Autour du palais de Ras el-Tine et tout au long de la corniche d’Alexandrie, une foule énorme s’était massée, la gorge serrée par l’imminence, par un mélange d’angoisse et de joie. Le prodigieux spectacle : une sortie royale au soleil couchant, face à la mer qui, cent cinquante-trois ans plus tôt, avait amené au rivage égyptien le capitaine de fortune albanais Mohammed Aly, arrière-grand-père du souverain qui s’en allait.

À 6 heures moins 10, après avoir fait ses adieux à ses sœurs et à ses parents dans le hall de Ras el-Tine, Farouk, portant le grand uniforme blanc d’amiral de la flotte, descendit lentement les marches du palais en direction de la mer. Il était suivi de la reine Narriman, portant le nouveau roi, âgé de six mois. À la demande du souverain déchu, M. Jefferson Caffery lui assurait, par sa présence, une manière de garantie diplomatique contre toute violence ultime. Tandis que le drapeau du palais était amené, un croiseur, dans la rade, tirait vingt et un coups de canon. Farouk monta à bord. Il paraissait attendre quelqu’un et regarda sa montre avec impatience tandis que le yacht royal commençait de déhaler.

Le dernier visiteur que risquait de manquer le voyageur, c’était Mohammed Néguib, qui lui avait fait dire – contre l’avis de ses compagnons – qu’il viendrait le saluer à bord. La jeep du nouveau commandant en chef parvint enfin à fendre la foule qui, l’agrippant, l’empêchant de passer dans son ivresse, l’avait retardée jusqu’après 6 heures. Mohammed Néguib monta à bord suivi de trois des chefs de la conjuration, Ahmed Chawki, le fantassin ; Hussein el-Chafei, le cavalier ; et Gamal Salem, l’aviateur. S’avançant respectueusement vers Farouk, appuyé au bastingage, le général lui rappela qu’il avait démissionné, lors du coup de force anglais de février 1942, pour protester de sa fidélité à la couronne. Farouk paraissait ému, derrière l’écran de ses lunettes noires. Il dit :

— Prenez soin de l’armée.

— Elle est maintenant en de bonnes mains. Sire, rétorqua Néguib.

La réponse ne plut pas à Farouk qui fit, durement :

— Ce que vous m’avez fait, je m’apprêtais à vous le faire.

Et, se détournant, il prit congé de ses vainqueurs.

Jean et Simonne Lacouture

À suivre : Richelieu par Philippe Erlanger

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