
Images de Jean Cocteau par Joseph Kessel de l’Académie française
En 1963, Cocteau disparaissait. À voir les articles et les livres provoqués par sa mort, on peut mesurer la place que tenaient le poète, l’auteur dramatique, le peintre, l’ami. Ce sont quelques images que fixe Joseph Kessel, un an plus tard.
Visuel : portrait de Jean Cocteau par Federico de Madrazo y Ochoa (1875-1934). Domaine public
Une image ? C’est dix que je devrais dire. Et même beaucoup plus si je voulais, si je pouvais enregistrer ici les démarches innombrables et diverses de son esprit et de son cœur qu’il m’a été donné de surprendre dans un espace de treize années. Personne n’a autant de richesses intérieures que Jean Cocteau. Personne ne possède au même degré que lui le don de la transformation spontanée, du renouvellement magique, de l’éternelle plasticité. Une compréhension quasi universelle, un feu d’enthousiasme intact, inaltérable, la plénitude de l’instinct et de la pensée, la vigueur sans cesse éveillée, sans cesse vibrante de la sensation et de l’expression, voilà les éléments qui, parmi tant d’autres, composent à Jean Cocteau ces figures, ces personnages évidents et secrets dont il se sert pour vivre son existence déchirée, sourde, éclatante et précieuse. Et l’on ne peut déceler son être véritable que par le jeu de quelques-unes de ces apparitions où il se disperse, d’où il renaît perpétuellement, dans son intégrité, dans son sortilège. La première fois qu’il surgit à mes yeux, ce fut au mois d’août 1922 sur la grand-place du Lavandou. La mode, alors, n’avait pas encore atteint les plages, les criques, les roches couvertes de pins qui se succèdent de Toulon jusqu’à Saint-Raphaël. Elles étaient chaudes, simples, closes. Les petites villes dormaient au soleil. Leurs volets verts, leurs murailles rousses, leurs vieilles pierres ne connaissaient que les cris des enfants nés à leur ombre, que les appels des pêcheurs, le choc des boules.
Jean Cocteau, accompagné de Raymond Radiguet
Dans ce décor lumineux, la silhouette de Jean Cocteau se découpa soudain avec une précision exceptionnelle. La vitesse de son pas, de ses mouvements, la prodigieuse intensité de son visage tout en arêtes vives, tout ardent d’intelligence, son allure de chien de race, son expression à la fois ascétique et rayonnante, je me les rappelle encore, tellement fut puissant et heureux le choc que j’en reçus. Un adolescent, presque un enfant, l’accompagnait. C’était Raymond Radiguet qui mourut à 20 ans, laissant deux chefs-d’œuvre : Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel. Ils portaient tous deux des vêtements de toile bleue. La gaieté la plus saine brillait dans leurs regards. Ils nageaient, travaillaient, se nourrissaient au suc païen et spirituel de la terre et des eaux.
Jean Cocteau dessine les mots à l’encre de Chine
Une chambre d’hôtel dans une rue proche de la Madeleine. Les fenêtres sont fermées, les rideaux tirés. Une lumière à peine perceptible éclaire confusément la pièce étroite et brève. Il fait chaud, il fait lourd. La rumeur de Paris filtre jusqu’à ce refuge instable, comme un halètement formé de plaintes et de menaces. Les yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité, distinguent des objets étranges, inquiétants, lunaires. Sur quoi tient ce globe de cristal, si pur, si translucide ? Cette boule grisâtre, dans quelle profondeur, à quel monstre marin fut-elle arrachée ? Et ces têtes, tissées par les mains du poète, fils blancs mariés à l’air noir, comment leurs ombres sur les murs et le plafond, ont-elles cette vie de rêve et d’angoisse, ce charme, ce pouvoir ? Sur le lit repose, sans mouvement, un corps si ténu, si flottant, qu’on le sépare mal des fantômes, des spectres qui peuplent cette chambre. Soudain une voix humaine s’élève dans le cercle fatal. Une voix à nulle autre pareille, qui dessine les mots à l’encre de Chine, qui leur donne tour à tour un éclat de fleur et une transparence aux tons de radium, armée d’une pénétration terrible, d’une merveilleuse tendresse. Mais à l’autre bout de la chambre la même voix parle. Emprisonnée dans un disque de cire qui tournoie invisible, elle récite les poèmes des enfants sublimes et tragiques que Cocteau a conçus. Où est-il, lui, dans ce combat de larves divines, dans ces limbes étoilés, parmi tant de seuils qui ne donnent nulle part ? Deux voix au timbre identique se répondent. Des figures peintes sourient dans la ténèbre luisante. Le plus pathétique, le plus fécond tourment rôde autour du corps étendu. Les têtes inhumaines, mais d’une vie hallucinante, balancent leurs ombres.
Infatigable Jean Cocteau
Un plateau de théâtre. La salle est vide. Sur les planches une troupe d’acteurs travaille. Ils sont jeunes et gauches. Leurs gestes, leurs intonations desservent le texte incisif et féérique dont ils ont la charge. Mais voici qu’un tourbillon les bouscule. Chacun retrouve sa place, son mouvement. Un seul homme est partout, autour d’eux, près d’eux, encore. Il leur communique sa joie, sa foi, sa loi. Il trouve les accents des poèmes, les lignes du ballet. Il est infatigable, inusable. Il tuera tout le monde d’épuisement. C’est Jean Cocteau. Il met en scène l’une de ses pièces. Je pourrais longtemps multiplier ces images. Mais il faut savoir, dans un article, se borner. Et je ne retiendrai ici que la dernière. Il y a quelques jours je me baignais dans la baie des Cannebiers, toute proche de Saint-Tropez. Un petit canot vint à moi. À la proue se dressait une silhouette que j’aurais, entre mille, reconnue. J’entendis la voix de songe et de métal. Sur un esquif de six mètres, Jean Cocteau allait de Villefranche à Toulon. Il était brûlé, bronzé, tanné. Comme au Lavandou, il était vêtu de toile bleue. Comme au Lavandou, la plus étincelante jeunesse éclatait dans ses yeux.Ainsi se refermait pour moi un cercle qui porte dans ses rayons Thomas l’Imposteur et Les Enfants terribles, Orphée et La Machine infernale, Opéra et Plain-chant, et tant d’œuvres qui assurent à Jean Cocteau cette sorte de tendresse fraternelle et respectueuse qui est le privilège des grands poètes.
Joseph Kessel
À suivre : De Gaulle s’en vapar Georgette Elgey1946.