
En face de la guillotine (1836)
De l’exécution de Pierre-François Lacenaire et Victor Avril le 9 janvier 1836 à celle de Fieschi et ses complices, l’année 1836, sous la monarchie de Juillet, reste un millésime exceptionnel dans l’histoire du rasoir national. Un article signé G.Elbe, écrit cent ans plus tard, en 1936.
Visuel : octobre 1793. Supplice de Neuf émigrés©WikimediasCommons
L’année 1836 fut une de celles où l’échafaud fut éclaboussé le plus de sang de célèbres meurtriers. L’année commença par une double exécution, le 9 janvier, celle de Lacenaire et de son complice Avril. On sait combien leur procès avait agité l’opinion. Les assassinats qu’ils avaient commis, ayant le vol pour mobile, étaient d’une grande banalité, mais sa vie aventureuse, ses prétentions intellectuelles et sa jactance avaient attiré sur Lacenaire l’attention des foules. Pendant le procès, il avait bassement chargé ses co-inculpés, non sans toutefois se vanter de ses crimes, « représaille naturelle contre une société qui traite les uns comme des enfants chéris, les autres en marâtre » ; d’ailleurs, pour lui, l’homme n’était « que de la matière organisée en mouvement ; il ne voyait pas plus de mal à tuer un homme qu’à égorger un bœuf ou à arracher une carotte. Il avait joué contre la société une partie dont sa tête était l’enjeu ; il avait perdu la partie ; il trouvait donc tout naturel de payer sa dette ».
On attribue à Lacenaire une poésie qui n’est pas de lui. Il proteste.
Après sa condamnation, on alla le visiter dans sa prison, on lui payait à dîner, on lui demandait des portraits et des autographes. Comme on avait publié dans les journaux, sous son nom, une poésie qui n’était pas de lui, Lacenaire protesta dans La Gazette des Tribunaux, mais, pendant sa déposition, il rédigeait ses mémoires, et, la veille de son exécution, écrivait une prière à Dieu, qui se terminait par ces vers :
Dieu que j’invoque, écoute ma prière !
Darde en moi-même un rayon de ta foi,
Car je rougis de n’être que matière,
Et cependant je doute malgré moi…
Pardonne-moi si, dans ta créature,
Mon œil superbe a méconnu ta main.
Dieu, le néant, notre âme, la nature,
C’est un secret, je le saurai demain.
Le 8 janvier, à neuf heures du soir, on fit lever Lacenaire à la Conciergerie pour le transférer à Bicêtre. Le condamné dit simplement : « Allons, je ne demande qu’une chose, c’est que cela soit fini demain. » Avril, qui dormait, se montra aussi calme et fit une remarque du même genre. Il était 10 h. 15 quand ils arrivèrent à Bicêtre, qui était leur dernière étape avant la guillotine, ainsi qu’ils le comprirent. Ils chantèrent La Parisienne, puis furent incarcérés dans des cabanons séparés. L’abbé Montis, aumônier général des prisons, et l’abbé Agibert vinrent les visiter le lendemain. Lacenaire dit à l’abbé Montis : « Je vous remercie, mais je suis fâché de la peine que vous avez prise. Vous savez que tout cela n’entre pas dans ma manière de voir, et votre visite est inutile. » Avril, lui, accepta le concours de l’abbé Agibert. À 6 h. 30, les deux criminels entendirent, dans la chapelle, la prière des agonisants, Avril avec calme et recueillement, Lacenaire d’un air indifférent, bien qu’il fût très pâle. Après la prière, ils partagèrent une tasse de café et un verre d’eau-de-vie. « Pour le peu de temps qui nous reste, remarqua Lacenaire, il ne faut pas perdre ses anciennes habitudes », et il alluma un cigare, qu’il déposa quelques instants après sur un poêle de l’avant-greffe, pour la dernière toilette. Puis il réclama la redingote bleue qu’il avait portée au procès. « Ah ! dit-il au directeur Becquerel, j’ai fait demander pour ce matin du papier et de l’encre. On l’a oublié !… Ce sera pour demain. »
Le jour de son exécution, Avril déclara : « il fait froid ce matin. »
Quand on coupa ses cheveux, Avril déclara : « J’ai fait votre besogne ; je me doutais de la chose, et avant-hier, j’ai pris mes précautions, je me suis coupé les cheveux… Mettez-moi ma calotte sur la tête ; il fait froid ce matin. » Au moment de monter en voiture, Lacenaire, frissonnant, sembla vaciller. Pendant le trajet, qu’allongea le mauvais état des chemins, les condamnés restèrent silencieux ; sauf lorsque qu’Avril hasarda quelques réflexions sur le temps. On arriva à 8 h. 45 au pied de l’échafaud. Lacenaire, terriblement pâle, avait le regard vague et balbutiait des paroles indistinctes. Avril était toujours calme ; en embrassant Lacenaire, il dit : « Adieu, mon vieux, je vais ouvrir la marche. » Il monta sans crainte les degrés de l’échafaud et, attaché sur la planche, ajouta : « Lacenaire, mon vieux, allons, du courage, imite-moi. » Le couteau tomba sur ces derniers mots. L’abbé Montis chercha à détourner l’attention de Lacenaire, qui ne parvint pas à montrer de l’assurance. Il n’eut pas la force de parler au peuple comme il l’avait annoncé ; ses genoux fléchirent lorsque les aides le soutinrent pour monter les marches de l’échafaud. On examina le crâne de Lacenaire. Du point de vue physiologique, « c’était un saint homme, bon, doux, sensible, religieux, ayant en horreur l’injustice, le vol et à cent mille lieues de l’assassinat ». L’exécution de Fieschi et ses complices, auteurs de l’attentat contre Louis-Philippe. Quelques jours après, avait lieu l’exécution des auteurs de l’attentat, dit « de la machine infernale », dirigé contre Louis-Philippe en juillet précédent.
Le 16, à 8 h. 20, le principal inculpé Fieschi fut averti de sa condamnation : « Je m’y attendais », répondit-il ; et il demanda quel sort était réservé à ses co-inculpés, Pépin, Morey et Boireau. Ce fut pour constater : « Ils sont coupables, mais je regrette la sévérité de la peine qui leur est appliquée. » Pépin se leva en sursaut, tel un fou furieux. La lecture de l’arrêt ne parut pourtant pas beaucoup le troubler. Il se contenta de dire : « Je voudrais verser des larmes ; je n’ai plus de larmes. La source est tarie. » On refusa de lui faire connaître la date de l’exécution. Il en conclut qu’elle était imminente, et constata qu’il lui faudrait un mois pour arranger ses affaires de famille.
Morey demeura impassible : « Je suis vieux, murmura-t-il, la nature me réservait quelques années seulement ; la maladie dont je suis atteint ne me laissait que quelques jours encore, qu’importe de mourir un moment plus tôt, un moment plus tard ! Mais je proteste que je suis innocent… »
La femme de Pépin vint voir son mari vers midi. La séparation fut déchirante. À 2 heures, les avocats visitèrent leurs clients. La maîtresse de Fieschi, Nina Lassave, revit pour la dernière fois son amant, vers 4 heures. Fieschi écrivit à son avocat cette lettre, dont nous conservons l’orthographe :
« Mon cher compatriote M. Patorni,
« À 8 heures du matin j’ai reçu mon arrêt de mort.
« Malgré tous les efforts de votre éloquence et sans oublié celle de vos autres collègues, le sage M. Parquin et cet honorable M. Chèze d’Estange. Le crimme ettait là ; impossible de le blanchir. Mais moi jettait si heureux d’être entouré de trois hommes de votre réputation. Mais le plus qu’il m’afflige d’avoir lu sur un journal de la Corse qu’il trovait à dire que vous aviez accepté un si pénible mission, et que vous l’avait rempli avec que tant de courage et d’énergie et talent, et même vous avait poussé jousque à l’extrême, que pour vous je fuste obligé de vous appeler à l’ordre. Mais malgré tout le bruit, vous avez dit tout ce que vous aviez jugé à propaux.
« Moi, mon cher Patorni, j’ai sue vivre, et je dois savoir mourir. Répondez au journaliste de la Corse en conséquence, comme vous joujeré à propaux. Je vous autorise de toute mon amme. Maintenant, parlons d’autre chose au sujet de l’ouvrage intitulé : Procès Fieschi.
« L’édicteur a réuni en pati le faux de la première fureur du peuple, que tous les journaux ont réuni d’une manière autant inexact qu’infâme. L’édicteur, qui aura ma véritable vie pour mettre à jour ma carrière militaire et civile, sera seulement autorisé par momsieur lavocat, car lui est aujourd’hui autorisé par moi et pour mon véritable portrait il en sera de même. Je l’ais autorisé à vandre le tout en faveur et au bénéfice de ma petite Nina, cette pauvre orfeline que je recommande aux âmes généreuses.
« Je vous exorte et je vous autorise a publié cette lettre conte mon procè que l’édicteur de la rue Quinque en poix n. 57, M. Bourdin, libraire et éditeur pour que le public n’en soit pas trompé…
« Tout à vous de la prison du Luxembourg, le 16 février 1836.
« Votre compatriote Fieschi. »
La lettre était accompagnée de deux portraits ; celui de Fieschi, et celui de Nina Lassave. Au bas de celui de Nina Lassave, Fieschi avait écrit : « Oui, c’est le véritable portrait de ma pauvre petite amie Nina… Oui, c’est celle que j’aime plus que ma vie. Donné à mon compatriote M. Patorni, mon avocat, qui mat assisté au débat. Fait à la prison du Luxembourg, le 16 février 1836. « Fieschi." Au bas de son propre portrait, on lit : « À mon courageux défenseur, M. Patorni. Il a prové qu’il était Corse, en disant toute la vérité malgré les murmures.« Fieschi.
« Je leur ferai une mort comme ils n’en ont jamais vu ! » s’exclame Fieschi
Lorsqu’on voulut lui mettre la camisole, Fieschi protesta : « Moi vouloir attenter à ma vie, s’écria-t-il ! Ces gens-là ne me connaissent pas ; ils ont bien tort de se défier de moi. Je veux mourir sur l’échafaud pour servir d’exemple ; je leur ferai une mort comme ils n’en ont jamais vu ! La parole d’un Corse est sacrée… Tenez, on m’ouvrirait les portes de ma prison et l’on me donnerait rendez-vous pour demain matin à la barrière Saint-Jacques[1], j’y serais à 9 h. 45… Oh ! je vous en supplie, délivrez-moi de cette camisole ; c’est la seule grâce que je vous demande. »
Se portant garants de la parole de leur client, les avocats obtinrent du préfet de police la suppression de la camisole. Fieschi en sauta de joie comme un enfant, il dansa et baisa les mains des présents : « Qu’on mette là un faisceau d’armes, s’exclamait-il, on verra si j’y touche ! On verra si j’ai envie de me suicider ; si je l’avais voulu, il y a longtemps que la chose serait faite. » Puis il exprima des inquiétudes sur ce qu’on allait penser de lui en Corse et sur ce qu’allait devenir Nina Lassave.
Le 19, à 6 heures du matin, Pépin, qui avait demandé à déjeuner, mangea tranquillement une aile de poulet. Fieschi ne voulut prendre qu’un verre de liqueur.
À 7 heures, l’exécuteur et ses neuf aides arrivèrent à la prison du Luxembourg pour s’emparer des condamnés. Fieschi, comme lui conseilla un des aides, demanda sa redingote, car il faisait froid, et pria qu’on lui serrât moins fort les mains derrière le dos. Il tint des propos familiers à ceux qui l’entouraient, puis exprima ces regrets : « Mon Dieu ! pourquoi n’ai-je pas laissé mes os à la Moskowa, au lieu de venir me faire couper la tête dans mon pays ? Mais je le déclare à vous, messieurs, qui êtes ici, j’ai rendu service à ma patrie, j’ai dit la vérité. Je ne me repens pas ; je dois servir d’exemple sur l’échafaud. » Il embrassa un de ses gardiens, rappela qu’il avait légué sa tête, et conclut : « Mon âme est à Dieu ; mon corps à la terre. » L’abbé Grisel étreignit Fieschi, qui, le voyant pleurer, s’écria : « Eh quoi ! vous pleurez ; il faudra donc que ce soit moi qui vous encourage… Allons, allons, je suis plus heureux que vous… Je meurs la conscience tranquille, et je mourrai sans peur. » L’abbé lui présenta le crucifix qu’il baisa. Le calme de Morey contrastait avec l’agitation de Fieschi. Cette fois, il se préoccupait de sa redingote qu’on avait de la peine à trouver.
Tout près de lui, Pépin, un bonnet de loutre sur la tête, et la pipe à la bouche, paraissait indifférent. Au moment où l’on coupait le col de sa chemise, il dit : « Eh bien ! mon vieux Morey, il paraît que nous allons passer ensemble dans l’autre monde. – Un peu plus tôt, un peu plus tard, répondit Morey, qu’importe. » Puis il apostropha un peu ironiquement Fieschi, qui fut empêché de protester par l’abbé Grisel.
Avant le départ qui eut lieu à 7 h. 15, Fieschi demanda une prise de la tabatière de l’inspecteur général des prisons : « Messieurs, déclara Pépin, la pipe toujours à la bouche, le crime de Fieschi est dans Fieschi lui-même… il n’y a pas ici d’autre coupable que lui. » Fieschi rétorquait : « J’ai fait mon devoir, tout ce que je regrette, c’est n’avoir pas vécu quarante jours de plus pour écrire beaucoup de choses. »
Un grand déploiement de forces pour maintenir la foule
Au jardin du Petit-Luxembourg, les criminels montèrent chacun dans une voiture. Soutenu sous les bras par deux aides, Pépin recommandait : « Ne me lâchez pas, je tomberais comme un paquet… – Du courage, lui répondait-on… Oh ! répliqua-t-il, ce n’est pas le courage qui me manque, ce sont les jambes. » Dans chaque voiture, dont les portières restèrent ouvertes, avec un condamné se trouvaient un confesseur et deux gendarmes. Le cortège se dirigea vers la barrière Saint-Jacques par le Luxembourg, l’allée de l’Observatoire et les boulevards. La curiosité qu’excita l’exécution était si grande que l’on avait procédé à un grand déploiement de forces pour maintenir la foule, soit environ 6 200 hommes, sans compter les agents de police. Les branches de chacun des arbres qui longeaient les boulevards supportaient une quinzaine de badauds ; de nombreux autres étaient perchés sur les murs ; pourtant on avait fait fermer les grilles des boulevards extérieurs, et l’abord des rues aboutissant au Luxembourg et aux barrières était fermé par un bataillon d’infanterie ou un escadron de cavalerie. Pendant le parcours, la tête à la portière, Morey restait indifférent, tandis que Fieschi déplorait l’absence de son ami Lavocat. Trois mille personnes environ se trouvaient sur la place du supplice.
Le duc de Brunswick braque son binocle d’ivoire sur l’échafaud
Les gens élégants et riches, parmi lesquels le duc de Brunswick qui ne cessa de braquer sur l’échafaud son binocle d’ivoire, avaient loué très cher des places aux fenêtres pour voir le sanglant « spectacle ». Les condamnés descendirent de voiture sans émotion.
Le commissaire de police Vassal demanda alors à Pépin s’il avait des révélations à faire. Pépin répondit négativement en protestant de son innocence, puis il baisa le crucifix présenté par l’abbé Gaillard, et murmura : « Je demande pardon à Dieu, mille fois pardon. » Parvenu à l’échafaud, il dit à la foule : « Adieu, messieurs, je suis victime, je meurs innocent, adieu. » Ce furent ses derniers mots. Morey lui succéda sous le couperet. « Ô mon Dieu, s’écria-t-il, ça va donc finir. » Il baisa aussi le crucifix et embrassa son confesseur.
Fieschi avait assisté à la mort de ses deux complices sans sourciller ; il bavardait encore quand son tour vint de mourir. Accompagné de son confesseur qu’il avait supplié de ne le quitter qu’au dernier moment, il demanda au commissaire Vassal de parler à la foule ; cela lui fut accordé. Alors, d’une voix forte, il proclama : « Je vais paraître devant Dieu. J’ai dit la vérité. Je meurs content. J’ai rendu service à mon pays en signalant mes complices. J’ai dit la vérité, point de mensonges, j’en prends le ciel à témoin, je suis heureux et satisfait. Je demande pardon à Dieu et aux hommes, mais surtout à Dieu ! Je regrette plus mes victimes que ma vie… » Puis il se livra au bourreau.
Le 11 juillet 1836, on guillotine le régicide Alibaud
Le 11 juillet, ce fut encore un régicide que l’on guillotina : Alibaud. Il avait refusé de former un recours en grâce, et, en attendant la mort, il fredonnait des chansons républicaines. Alibaud avait d’abord mal accueilli l’abbé Grisel, mais il semble qu’ensuite il se soit habitué à la présence de l’aumônier du Luxembourg, car, le dimanche, il demanda peut-être à se confesser, bien que ce fait ait été contesté. Le lundi matin, à 3 heures, l’abbé vint le réveiller : « Vous venez m’annoncer ma mort, lui dit Alibaud. C’est pour 5 heures », répondit l’abbé. Alibaud demanda à fumer et à boire, mais exprima la crainte qu’on eût mis dans son verre un narcotique pour qu’il parût manquer de courage. Le prêtre le détrompa. Alibaud embrassa à plusieurs reprises l’aumônier, et lui demanda, s’il allait dans son pays, de dire à ses parents qu’il mourait pour la liberté. « Oui, ajouta-t-il, je meurs pour la République. Je répète que je n’avais point de complices. Je démens tout ce que le procureur général a débité sur ma vie privée, mes habitudes et mes mœurs ; je suis aussi pur que Brutus et Sand ; comme eux, j’ai voulu la liberté de mon pays. »
Avant la dernière toilette, il dit adieu aux employés de la prison et en embrassa plusieurs. Comme il était condamné au supplice des parricides, qui masquait sa tête dans un voile noir, on lui refusa de fumer la pipe. Il monta légèrement les degrés de l’échafaud et écouta avec beaucoup d’attention la lecture de l’arrêt. Quand on lui eut arraché le voile, il déclara : « Je meurs pour la liberté, pour le peuple et pour l’extinction de la monarchie », puis, aux gardes, il dit : « Adieu, camarades. »
Quelques centaines de personnes assistaient à cette exécution qu’on n’avait pas prévue si matinale ; beaucoup de curieux accoururent trop tard pour y assister. Mais le supplice d’Alibaud n’excita pas une curiosité comparable à celui de Fieschi, personnage pourtant peu intéressant.
G.Elbe
À suivre Édouard VII et la genèse de l’Entente cordiale par André Maurois