
Dans l’ombre de Mazarin, se lève Louis XIV…par Jean d’Ormesson de l’Académie française
Le 10 mars 1661, quelques heures après la mort de Mazarin, Louis XIV, qui avait vingt-trois ans, réunit les huit membres de son Conseil et leur dit : « Jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par M. le Cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. » Quels étaient donc les sentiments profonds du jeune roi pour son ministre ? Quel était aussi le caractère de celui-ci ? En 1976, Jean d’Ormesson analyse l’un et l’autre avec perspicacité.
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Un roi-enfant ; une reine-mère pieuse et ardente qui n’avait guère connu d’amour heureux ; un Premier ministre cardinal, d’origine étrangère, parlant mal la langue du pays qu’il gouvernait ; et entre cette reine et ce prince de l’Église un roman d’amour mystérieux et peut-être un mariage : de telles situations paraîtraient romanesques et peu vraisemblables dans un roman de cape et d’épée. Ce sont pourtant les conditions historiques de la France en plein milieu du xviie siècle. Le souverain, d’ordinaire, choisit son Premier ministre. Lorsque Louis XIV, au contraire, prit effectivement la direction des affaires, il trouva le cardinal de Mazarin à la tête de la France. Et il était le filleul de son ministre qui, par la volonté de Louis XIII, l’avait tenu, Dauphin, sur les fonts baptismaux.
Des sentiments équivoques entre Mazarin et Anne d’Autriche
À la mort de Louis XIII, en 1643, Louis XIV a cinq ans ; lorsqu’il est proclamé majeur, en 1651, le roi est âgé de quatorze ans. Et à la mort de Mazarin, en 1661, il en a vingt-trois. Le roi a donc grandi à l’ombre de ce ministre qui était l’amant ou le mari de sa mère. Le cardinal de Mazarin n’avait sans doute pas la stature, l’allure, l’autorité, la suprême grandeur de l’autre cardinal. Mais Mazarin savait charmer. Sa douceur, sa souplesse, son affabilité extrême, si elles avaient pu agir sur Anne d’Autriche avec une surprenante violence, n’étaient pas faites sans doute pour éblouir un enfant. À la mort de Louis XIII, qui lui avait témoigné tant d’indifférence sinon de répulsion, la reine avait quarante-deux ans. Elle était belle, de cette beauté un peu généreuse, un peu trop épanouie et mûrissante que tant de tableaux de maître et les modes de l’époque nous empêchent paradoxalement de voir avec des yeux non prévenus. Un côté Rubens, une abondance qu’il faudrait vêtir ou dévêtir dans nos cadres d’aujourd’hui pour nous en faire une idée plus exacte, une vie peu heureuse : voilà Anne d’Autriche lorsque Mazarin entre dans sa vie.
Une aventure avait bouleversé son passé : le duc de Buckingham avait séduit, avec son charme et son inimitable allure de don Juan britannique, une reine que dédaignait le roi. Avec une insolente perspicacité le cardinal de Richelieu avait osé prévoir que Mazarin aussi saurait plaire à la reine. Qu’Anne d’Autriche ait aimé Mazarin, rien de plus certain ni de plus évident : le ton de ses lettres ne trompe pas. Celles du Cardinal sont aussi tendres et dévouées mais l’homme savait dissimuler. Personne ne dira jamais jusqu’à quel point furent profonds ou affectés les sentiments qu’affichait à l’égard de la reine l’homme auquel elle avait donné le pouvoir. Ce qui ne fait pas de doute, en tous cas, c’est l’étroitesse des liens, qu’ils fussent de part et d’autres désintéressés ou non, qui unissaient la reine au cardinal de Mazarin.
Vers l’âge de sa majorité légale, le roi ne pouvait pas ignorer le tendre attachement qui liait sa mère à son parrain. Comme pour le mariage d’Anne d’Autriche et de Mazarin, les arguments les plus opposés se sont, bien entendu, affrontés à propos des sentiments réels de Louis XIV pour son ministre. On connaît l’anecdote qui veut que, quelques années avant sa majorité, le roi se fût écrié, alors que défilait l’équipage du Cardinal : « Voilà le grand Turc qui passe ! » Et il n’est pas douteux que mainte influence s’exerça autour du jeune souverain pour lui insuffler la haine du Mazarin. La Porte, le valet de chambre du roi, nourrissait pour le Cardinal la plus solide des antipathies. Elle ne le cédait guère à celle qu’exprimait plus tard le duc de Saint-Simon lorsqu’il accusait celui qui avait continué l’œuvre de Richelieu en s’opposant à la noblesse d’avoir « empoisonné le roi de pestiférées maximes ».
En fait, Louis XIV assura toujours à Mazarin le plus constant et le plus cordial appui. Une des caractéristiques les plus frappantes de la monarchie française à l’époque de son apogée classique, c’est la sûreté avec laquelle le souverain accorde sa confiance aux meilleurs de ses serviteurs : Henri IV et Sully, Louis XIII et Richelieu, Anne d’Autriche et Mazarin, Louis XIV et Colbert. Si le cardinal de Mazarin avait su s’attacher la reine mère par des liens plus forts que ceux de l’estime politique, il sut conserver en tout cas la confiance du jeune Louis XIV. Le génie des grands est d’abord de savoir s’entourer. À eux de donner leur confiance à ceux qui méritent la confiance du pays. Quels qu’aient pu être les sentiments secrets du jeune roi à l’égard de l’amant de sa mère – et nous n’en saurons sans doute jamais rien – toute sa conduite publique, en dépit des anecdotes, des boutades et des ragots de l’époque, témoigne d’une confiance qui allait sans doute jusqu’à l’affection.
Des rapports de père à fils entre le jeune Louis XIV et Mazarin ?
Saint-Simon parle avec rancœur de « l’ignorance la plus grossière en tous genres, dans laquelle on avait eu soin d’élever le roi ». Si quelqu’un cependant enseigna à Louis XIV, sinon « les choses les plus communes d’histoire, d’événements, de fortunes, de conduites, de naissances, de lois » dont, toujours d’après Saint-Simon, « il ne sut jamais un mot », du moins la politique et l’art de gouverner, c’est bien Mazarin lui-même.
Et les modalités de cette éducation marquent à merveille les rapports entre le jeune et royal Télémaque et son mentor. Dans les Mémoires du marquis de Montglat, passé à la postérité moins grâce à son titre de Grand Maître de la garde-robe de Louis XIV que grâce aux amours de sa femme avec Bussy-Rabutin, un passage éclaire fort bien ces relations où le ministre le cédait au maître et le roi au disciple : « Le Cardinal ne venait jamais chez lui, mais le roi allait plusieurs fois le jour chez le Cardinal, auquel il faisait sa cour comme un simple courtisan, empêchant lui-même qu’on entrât, pas même ses principaux officiers, de peur qu’on ne l’importunât. Il recevait le roi sans se contraindre ; à peine il se levait quand il entrait et sortait, et jamais il ne le conduisait hors de sa chambre. »
Cette attitude de la part d’un roi aussi imbu que Louis XIV, même jeune, de sa souveraine majesté ne peut se traduire que par un mot : la déférence. Mazarin a trente-six ans de plus que le roi. Lorsque Louis XIV a dix-huit ans, le Cardinal en a cinquante-quatre. Tous les témoignages concordent : les rapports entre le parrain et le filleul étaient à peu près ceux de père à fils. Mazarin était donc, en même temps que principal ministre du roi et tête de son gouvernement, son parrain, son maître, véritablement son ami et peut-être son beau-père. Il était en tout cas l’amant de sa mère. Il faillit devenir son oncle. Chacun connaît l’idylle, extraordinairement fraîche et romantique, qui en 1658 et 1659 devait unir le jeune roi à Marie Mancini et donner deux chefs-d’œuvre à la littérature française : Tite et Bérénice de Corneille et la Bérénice de Racine.
La leçon de cette crise, qui comporte tant d’enseignements sur le caractère du roi et sur celui de Mazarin, est essentiellement double : elle montre d’abord jusqu’où était allée la formidable puissance du Cardinal ; elle témoigne ensuite de l’idée que Mazarin se faisait de la chose publique. En deçà et au-delà des préoccupations proprements politiques, « l’affaire Mancini » se situe au confluent de l’anecdote et de la tragédie. Elle donne aux relations du roi et du Cardinal une touche de romantisme et de grandeur qui ajoute à l’éclat de ce siècle étonnant.
Mais, de toute évidence, une question se pose dès lors, qui ne saurait être éludée. Aux motifs d’affection et de reconnaissance que pouvait trouver Louis XIV envers le cardinal de Mazarin, ne faut-il pas opposer des motifs tout aussi clairs de défiance et d’antipathie ? Le rôle de faux beau-père est toujours lourd à jouer, le Cardinal était étranger, il s’était opposé à l’amour du roi pour Marie ; enfin et surtout, il détenait le pouvoir. Louis XIV donnera suffisamment de preuves, dès la mort de Mazarin, de son goût pour l’absolutisme pour qu’on puisse s’étonner de sa docilité au Cardinal.
L’argument peut d’ailleurs être retourné puisque ce maître souverain acceptait la domination de Mazarin, c’est que des liens d’affection véritable l’unissaient à son parrain. Celui que dans le langage chiffré de leur correspondance la reine et le ministre appelaient « le confident » s’adressa précisément à Mazarin en ce mois de juillet 1658, à Calais, alors qu’il était gravement malade : « Vous êtes homme de résolution et le meilleur ami que j’aie. C’est pourquoi je vous prie de m’avertir quand je serai à l’extrémité, car la reine n’osera pas le faire. »
Et, lors d’un de ses exils, Mazarin recevait du roi une lettre qui protestait des sentiments « d’affection » que lui portait le souverain et du « ressentiment » qui lui demeurait « des grands et signalés services » rendus par le Cardinal. Ainsi, c’est à des suppositions assez fragiles que nous en sommes réduits lorsque nous supposons chez Louis XIV un ressentiment, au sens moderne du mot cette fois, ou une jalousie consciente ou inconsciente à l’égard de son ministre. Ce qu’il y a de plus troublant, c’est que le Cardinal lui-même – sa correspondance en témoigne – imaginait fort bien la possibilité de pareils sentiments d’hostilité chez son royal élève. Il s’en inquiète à plus d’une reprise. La vérité semble être cependant que le roi, chez qui la Fronde avait laissé un souvenir qui explique tout son règne, lui restait reconnaissant surtout de ce trône qu’il lui avait conservé intact. Ce qu’il supportait ainsi du Cardinal, il ne le supportera plus de personne. Colbert lui-même sera un peu l’ombre de Mazarin qui l’aura légué au roi. Et c’est de la soumission à Mazarin que sortira, après sa mort, la monarchie absolue. Une des caractéristiques essentielles de ce pouvoir absolu, c’est que, suivant en cela l’exemple des deux cardinaux, il ne tolérera plus dans l’État d’autre puissance que la Couronne. Les princes du sang, la noblesse (dont on s’imagine bien à tort qu’elle était fondamentalement liée à la monarchie), le Parlement, la bourgeoisie ne compteront plus pendant un demi-siècle en face du Roi-Soleil. Et l’affaire Fouquet montrera ce qu’il en coûte de vouloir s’égaler au monarque par la puissance ou la magnificence. Rétrospectivement, l’affaire Fouquet éclaire encore la soumission quasi filiale du jeune Louis XIV à son parrain : ce qu’il n’accepta plus de Fouquet, il le souffrit fort bien de Mazarin.
Mazarin aimait-il l’argent ?
En dix-huit ans, entre 1643 et 1661, Mazarin n’assura pas seulement l’intégrité de la France et la formation du roi. Il s’assura une prodigieuse fortune qui, par une dialectique savante, fut à la fois l’instrument et le fruit, la cause et l’effet de sa formidable puissance. Qu’elle fût honnête ou malhonnête, une chose est certaine : l’acquisition de cette fortune fut une des préoccupations majeures du cardinal de Mazarin. Disons, pour être juste, qu’elle fut son plus grand souci avec le salut de la France, quelque imprécis qu’ils puissent être, les calculs qui concernent la cassette et les trésors du Cardinal atteignent d’impressionnants totaux.
Mazarin était avide, cela est certain. Était-il en outre avare ? C’est une question qui a fait couler des flots d’encre. La réponse ne me semble pas douteuse. Jules Mazarin était avare et magnifique. Il aimait l’argent avec une espèce de passion. Mais non comme le véritable avare, à la manière d’un collectionneur. Il aimait l’argent pour ce qu’il peut fournir et il savait le dépenser lorsque le besoin s’en faisait sentir. En un mot comme en mille, il trouvait à l’argent une suprême utilité.
Mazarin parle fort bien de l’or comme de « ce métal dont on a toujours à faire ». Aucune politique ne lui semble concevable sans son aide. De tempérament, il est porté à acheter des hommes et des trésors pour s’en servir quand besoin est. « Le fer sans l’or et l’argent est presque de nul usage à la guerre. » Et il quitte le ton de la maxime politique pour en arriver à la simple insolence, proche du cynisme et d’une désarmante violence : « L’homme est bête sans argent » ou « Seul est heureux qui a le Ciel pour trésorier. » Et je ne pense pas qu’il faille donner un sens mystique à cette dernière réflexion.
Dès sa tendre jeunesse, Mazarin aime à paraître. Pour paraître, il faut de l’argent, mais pour avoir de l’argent, il faut avoir d’abord une apparence. La seule issue à ce cercle vicieux, ce sont les dettes et les gains rapides. Les dettes, il ne s’en prive pas ; et, toute sa vie, il sera en même temps et débiteur et créancier. Quant aux gains rapides, le jeu est là pour les assurer. Toute sa vie, Mazarin a joué. Et toute sa vie, il a gagné, avec une chance insolente. C’est qu’il était avide, mais qu’il était aussi heureux. Ambitieux et naturellement magnifique, Mazarin sut très jeune que, de même que l’argent ne va qu’aux riches, le seul moyen de réussir c’est la réussite.
Joueur, hardi, parfois cynique, Mazarin n’est pas l’avare classique. Harpagon en lui sait dépenser avec ostentation pour pouvoir gagner plus. Les petits profits l’écœurent. Les exemples abondent des bénéfices qu’il refusa : il renonça tout jeune à l’évêché de Cahors dont le revenu était de 30 000 écus en protestant qu’il préférait à tout évêché l’honneur de servir la France ; plus tard, exilé, haï des Français, il répondait à l’archiduc Léopold qui lui proposait des ponts d’or : « Je finirai mes jours en servant la France de la pensée et par mes souhaits si je ne pouvais le faire autrement. » C’était superbe et sans doute vrai. Le plus habile des calculs, chez les très grands esprits, c’est la hauteur. Mais s’il comptait servir la France, ne fût-ce qu’en pensée, il s’en servit aussi, et en actes. Et toujours ce fut le mélange le plus constant de magnificence ostentatoire et d’avidité peu scrupuleuse. Le résultat de ces démarches habilement alternées, il est pratiquement impossible de l’évaluer même approximativement. À combien s’élevait la fortune du Cardinal ? C’est une question qu’on doit laisser sans réponse. Voyons pourquoi.
La première raison de l’impossibilité d’un calcul raisonnable vient de fluctuations monétaires. Mais cette difficulté est loin d’être la seule. Quels que soient les épais nuages artificiels qui les entourent aujourd’hui, les revenus des hautes personnalités officielles pourraient à la rigueur et avec quelques efforts être établis par des chercheurs avertis : bien que mâtinée par les fonds spéciaux et secrets, la notion de traitement est en vigueur dans l’administration même supérieure.
Il n’en était pas ainsi au temps du Cardinal. Si Mazarin avait des dettes, il avait aussi des créances, et l’État notamment lui devait souvent des sommes énormes. Il est tout à fait illusoire de croire que ses fonctions ministérielles étaient mensuellement rémunérées. Il est vrai que Colbert mit quelque ordre dans les affaires privées de Mazarin et que ses papiers peuvent fournir des indications sur les revenus du Cardinal. Mais ces indications restent fragmentaires et trompeuses. Fortune personnelle et fortune de l’État sont d’ailleurs peu distinctes. À plus d’une reprise, lorsque le cardinal de Mazarin évalue les sommes dont il aura prochainement besoin, tant pour ses frais privés que pour les dépenses de l’État, il atteint et dépasse le million et même les dizaines de millions de livres : les milliards de notre monnaie sont déjà en train de défiler.
Mazarin : entre avarice foncière et largesse stupéfiante
Mais les indemnités proprements dites ne constituaient qu’une faible partie de ses revenus : cardinal sans être prêtre, Mazarin était titulaire d’un grand nombre d’évêchés et d’abbayes dont les bénéfices n’étaient pas négligeables. L’évêché de Metz, les abbayes de Cluny, de Saint-Denis, de Saint-Germain à Auxerre, entre beaucoup d’autres, rapportaient chaque année au Cardinal, d’après l’estimation de Colbert, environ 500 000 livres. Pour les biens d’une Église fondée par Celui qui avait rejeté les riches du royaume de Dieu, c’est honorable. Aux bénéfices ecclésiastiques s’ajoutaient les gouvernements. La situation est beaucoup moins claire encore dans ce domaine où les comptes étaient beaucoup plus flous qu’au sein de l’Église. D’abord, un certain nombre de villes ou de territoires relevaient directement de la personne du Cardinal. Citons seulement les plus connus : Mazarin était gouverneur de l’Alsace, de l’Auvergne, de la Provence ; La Rochelle et le vieux port de Brouage, aujourd’hui déchu mais encore ravissant, étaient administrés par lui. Les sommes qu’il parvenait à en tirer n’étaient pas toujours considérables : il semble, par exemple, que Brouage, qui était pourtant à l’époque fort important, ne lui rapportait que des bénéfices modestes. Mais l’accumulation des charges et des titres finissait par aboutir à des additions qui ne prêtent pas à sourire. On peut estimer que les gouvernements civils valaient en fin de compte au Cardinal des revenus au moins équivalents aux bénéfices tirés des biens d’Église.
Mais ce n’étaient pas seulement ses propres charges qui faisaient rentrer de l’argent dans ses caisses : il en tirait tout autant des charges qu’il confiait aux autres. De tous les problèmes un peu difficiles que nous examinons ici, voici un des points les plus délicats. Dans l’Ancien Régime, les charges n’étaient pas acquises gratuitement par leurs bénéficiaires. Toute la question est de savoir dans quelle mesure Mazarin accentua à son profit la vénalité des fonctions. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le trafic des offices s’étendait à peu près ouvertement à la totalité des emplois, depuis ceux de lavandière jusqu’à ceux de dame d’honneur de la reine ou de surintendant des finances. Pour certaines hautes fonctions, une discrétion de bon aloi restait observée dans le langage ; mais elle ne dissimulait pas grand-chose. Pour obtenir un poste à la librairie du roi, le fameux grammairien Ménage, l’un de ceux qui établirent les règles de notre langue, offrait ouvertement 6 000 livres à Mazarin. Pour obtenir la haute charge de contrôleur général, le président de Bercy proposait, avec un tact exquis, de verser 50 000 livres « à qui votre Éminence l’ordonnerait ». Quant à Michel Le Tellier, le père de l’intraitable Louvois, il offrit froidement une somme de 1 200 000 livres et ne demanda un reçu que de 1 100 000 livres, « le solde étant mis entre les mains que votre Éminence ordonnera ».
L’aveu de ce trafic de places figure à plusieurs reprises dans la correspondance de Mazarin. Et parfois sous une forme si naïve qu’elle montre clairement que de tels procédés étaient, si l’on peut dire, monnaie courante : « Je n’avais nul intérêt que le gouvernement de Toulon tombât entre les mains de M. de Vendôme, car avec un peu de temps il n’eût pas été difficile de tirer le même argent d’un simple gentilhomme. » Si le Cardinal savait se laisser corrompre, il savait aussi fort bien corrompre, avec, toujours, ce mélange d’avarice foncière et de largesse stupéfiante lorsque les circonstances l’exigent. À propos de deux villes dont il s’agissait de s’assurer la possession, le Cardinal s’exprimait en ces termes révélateurs, en même temps, d’une foi vigoureuse en la puissance de l’argent et d’une prudente conception de son usage :
« S’il y avait quelque autre machine pour s’en rendre maître sans y employer de l’argent, vous pouvez être assuré que je m’en servirais avec grand plaisir. Mais quoi de plus commode que ce métal qui ouvre toutes les portes ? Je sais bien qu’avec de l’argent on peut faire toutes choses. »
Et c’était presque un usage moral que le Cardinal faisait de cet instrument de persuasion qu’il estimait si fort : sans doute préférait-il répandre à profusion l’or et l’argent que le sang. Après la bataille de Nordlingen, il eut cette formule qui est tout à son honneur :
— Tant de gens sont morts dans la bataille qu’il ne faut quasi pas que Votre Majesté se réjouisse de cette victoire.
Avec l’argent, au contraire, les marchés sont toujours plus satisfaisants pour les deux parties à la fois. Les alliances des grands, les menus services des subalternes étaient achetés selon un barême où chacun trouvait son bénéfice. Charles-Gustave de Suède, le duc de Modène, Cromwell, presque tous les électeurs d’Allemagne eurent droit ainsi à de confortables prébendes.
Les négociations avec Cromwell sont particulièrement intéressantes : elles révèlent les combinaisons mi-politiques, mi-privées du rusé Cardinal. Condé était en train d’acheter Cromwell pour s’assurer l’appui de l’Angleterre. Malheureusement pour lui, l’interprète qui traduisait ses offres à Cromwell était à la solde de Mazarin. Mazarin, aussitôt surenchérit. Et il proposa en même temps à Cromwell d’équiper ensemble une flotte qui attaquerait les vaisseaux espagnols revenant des Indes chargés d’or. Cromwell ne retint pas cette dernière suggestion, Mazarin fut très surpris de le voir laisser passer « une occasion qui, une fois perdue, ne se retrouve pas en cent ans ».
Colbert : un administrateur impitoyable
C’est que Mazarin était un spécialiste de ces opérations navales. Il avait une véritable flotte privée à lui qui lui rapportait une fortune. Un homme l’avait prodigieusement aidé dans l’ensemble de ses affaires, mais surtout dans ces entreprises commerciales et marchandes qu’il menait grâce à ses vaisseaux : c’était un jeune commis d’une probité méticuleuse et violente, d’une capacité de travail incroyable et dont la carrière s’annonçait brillante ; il s’appelait Colbert. Les rapports de Mazarin et de Colbert sont à eux seuls une page extraordinaire d’histoire et de psychologie. Psychologie d’autant plus exceptionnelle qu’elle ne doit rien à ces grands leviers de sentiments que sont l’amour et les femmes. Tout l’intérêt de leurs relations réside exclusivement dans leurs attitudes respectives à l’égard des affaires. Avare et somptueux comme il l’était en même temps, Mazarin se fût infailliblement ruiné dans le désordre de ses comptes, de ses dettes et de ses créances. Avec les sommes énormes qu’il remuait, il parvenait rarement à conserver en caisse de l’argent disponible. Colbert mit avec une rigueur stupéfiante de l’ordre dans tout ce fatras. Impulsif, changeant, joueur, d’une subtilité admirable, mais incapable d’un effort suivi, Mazarin avouait ouvertement à Colbert les lacunes qu’il fallait combler :
« Je gâte en un jour plus que vous ne saurez accommoder et ménager en deux ans, mais il est impossible de me refaire. Il faut suppléer où je manque. »
Colbert suppléa à tout. Et, avec une persévérance et une méticulosité farouches, il fit la fortune du Cardinal avant de faire celle de la France. Mille traits seraient à citer de l’administration par Colbert des biens de Mazarin. Alors que le Cardinal expliquait en ces termes sa politique au roi : « Vous savez ma maxime de dépenser librement quand il le faut pour soutenir les affaires de l’État et pour faire éclater ce qui regarde la grandeur de votre personne », Colbert reprochait à Son Éminence sa « manie de vouloir sacrifier tout ce qu’elle peut avoir au premier besoin de l’État ». Colbert ne devait pas être drôle tous les jours ; mais il fit, il consolida en tout cas, il assit sur ses bases, la fortune de Mazarin. La situation du Cardinal lui permettait bien entendu, en matière de douanes, de péages et de passe-droits, la plus entière liberté. Et le scrupuleux Colbert poussait à la roue : c’est qu’il était au service du Cardinal avant d’être à celui de l’État. Ainsi les bénéfices tirés de la pêche à la baleine par la Compagnie du Nord dont il était le principal actionnaire et le produit des ventes des cargaisons de l’Anna, de la Cardinale ou de ses autres bateaux rapportaient-ils gros, grâce à la vigilance de son intendant, à notre Cardinal-marchand.
En vérité, l’État lui coûtait plutôt qu’il ne lui rapportait. Et ses opérations commerciales lui valaient plus d’argent que ses revenus ministériels. Seulement, beaucoup de ses opérations n’étaient possibles et rentables que grâce à sa position officielle. Ainsi s’imbriquaient intérêts privés et publics ; et seul Colbert était capable de se reconnaître dans ce dédale de créances, de traites, de tractations un peu louches, de somptuosité et d’économies de bouts de chandelle.
Grâce à Colbert, Mazarin n’était donc plus seulement créancier de centaines de débiteurs et propriétaire d’une fortune énorme mais difficilement mobilisable : désormais, il avait une cassette pleine et une trésorerie à chaque instant disponible.
Pour déposer matériellement et dissimuler ces richesses, Colbert avait un « grand dessein » qu’il ne tarda pas à réaliser. C’était de faire du château de Vincennes le coffre-fort privé de Mazarin. Des travaux considérables furent entrepris, et dans le donjon du château fut entreposée une bonne partie de la fortune du Cardinal. Des précautions inouïes furent prises pour sa protection. Des centaines de mousquetaires et de gardes furent affectés à sa surveillance ; et des bêtes fauves – tigres, lions et loups – furent lâchées dans les douves.
La passion des diamants
Ce déploiement de forces ne suffisait pas encore au Cardinal. Il assurait sans doute une protection efficace en périodes calmes, en temps de paix. Mais la Fronde avait montré que des spoliations légales pouvaient faire fondre comme neige au soleil tous les trésors non transportables. Mazarin jeta son dévolu sur des trésors essentiellement transportables : les pierres précieuses. Faciles à vendre en temps troublés, elles l’étaient aussi à acheter. Soucieux de faire face à toute éventualité malheureuse, le Cardinal sut profiter des malheurs des autres pour constituer son trésor. De la reine d’Angleterre il acquit un des plus beaux diamants du monde, apporté des Indes au xve siècle, propriété de Charles le Téméraire : le fameux Sancy ; de la reine de Suède, il obtint le Miroir du Portugal. Il possédait une vingtaine de solitaires parmi les plus célèbres du monde.
L’acquisition de ces joyaux était pour lui un inexprimable bonheur. Il envoyait des émissaires au loin pour lui en rapporter sans cesse. Et, plus d’une fois, il marqua ses succès sur un rival par l’achat de ses bijoux. Il acheta 300 000 livres les diamants de sa vieille ennemie, Mme de Chevreuse. Et sans doute les pierres précieuses, les diamants, étaient-ils une assurance contre les revers de la fortune, les retours de flamme d’une Fronde éventuelle ; mais le Cardinal aimait aussi en eux la pure beauté de l’objet. Mazarin n’aimait pas seulement l’or et l’argent ; il aimait les belles choses. La reine s’inquiétait de cette passion violente, de cette fringale d’objets rares. « Cet homme, disait-elle, sera donc insatiable. » Ce qu’exprimait la reine, le peuple de France le pensait également. La somptuosité du Cardinal l’émerveillait et l’exaspérait à la fois. Dans les bons jours, il louait sa générosité qui faisait jeter de petites fortunes par les fenêtres à Hortense Mancini et à ses sœurs « pour avoir le plaisir de faire battre un peuple de valets qui était dans la cour ». Dans les jours de colère, les Parisiens s’indignaient et embellissaient encore, pour les blâmer, les magnificences cardinalices. Ainsi sont les Parisiens : ils veulent des réjouissances, l’éclat des fêtes des grands, les feux d’artifice sur la Seine ; et puis le vent change et ils pensent à tout cet argent qui s’en va en plaisirs. C’est dans cette magnificence suprême qui devait coûter si cher peu d’années plus tard à Fouquet, que vécut jusqu’à la fin de ses jours le cardinal de Mazarin. Dans ce siècle assez étonnant qu’est le xviie, plein de somptuosité folle et de mysticisme, d’hypocrisie et de grandeur, le siècle de Vaux-le-Vicomte et de saint Vincent de Paul, de Port-Royal et du Roi-Soleil, de temps en temps, Mazarin laissait échapper une parole qui le montrait las de cette fortune, las de ses richesses amassées et de ces somptuosités qui malgré leur éclat ne pouvaient être que d’emprunt pour un prince de l’Église :
— Mourir sans avoir rien. Je prends plaisir même à m’entretenir de cette pensée.
Mourir nu : Mazarin décide de faire donation au roi de tous ses biens
Mieux, quand la mort approche, quand pour la dernière fois il visite la célèbre galerie dont on connaît les merveilles, il ne peut s’empêcher de faiblir. Est-ce Harpagon s’arrachant à sa cassette ? Ou l’amateur d’art s’arrachant à la beauté ? Comme pour répondre en partie au vœu qu’il avait imprudemment énoncé de « mourir sans avoir rien », un accident survient tout à la fin de sa vie pour rappeler, eût-on dit, à un dignitaire de l’Église la fragilité des biens de ce monde. Un violent incendie se déclara dans la galerie d’Apollon au Louvre et commença à dévorer les toiles et les étoffes qui couvraient les boiseries. Le Cardinal, qui habitait le Louvre, fut bouleversé par la vue des flammes. Et de cet incendie qui détruisit des œuvres d’art date le début de sa fin. Cette fin est marquée par la grandeur. Mazarin s’y détache de ces biens qu’il avait tant aimés et il rend compte de ce qu’il a fait pour le pays auquel il avait confié sa fortune et qui lui avait confié la sienne. Au médecin qui lui annonçait que son mal était sans issue, il demanda seulement :
— Combien ai-je à vivre encore ?
— Deux mois au moins.
— Cela suffit, dit-il.
Il luttait, se fardait le visage, forçait la nature. Caressant sa petite guenon, jouant avec sa fauvette, il donnait au roi ses derniers conseils. À la fin de février, son état devint désespéré. Il mourut le 9 mars 1661 vers 2 heures du matin. Le 2 mars fut encore une journée importante dans la vie de Mazarin, donc dans celle de la France. Le matin, il fit don de sa bibliothèque, d’une somme de deux millions de livres et de divers revenus à une institution nouvelle où seraient élevés de jeunes gentilshommes originaires d’Artois, du Roussillon, du Piémont et d’Alsace : c’était le Collège des Quatre Nations où s’installera plus tard l’Institut. L’après-midi, Mazarin reçut son confesseur. On imagine le dialogue. Tout de suite la question se posa des richesses, plus ou moins bien acquises, qu’avait accumulées le mourant. Le confesseur fit ressortir l’obligation de restituer les biens qui appartenaient au roi :
— Il faut distinguer ce que le roi vous a donné et ce que vous vous êtes donné à vous-même.
Et, sur son lit de mort, le Cardinal répondit :
— Si cela est, il faut tout rendre.
Mais Mazarin avait encore plus d’un tour dans son sac. Il l’avait bien montré au président Tubeuf qui, venu le voir pour affaires, l’avait trouvé en train de jouer avec ses pierres précieuses.
— Je donne à Mme Tubeuf… avait commencé le Cardinal.
Le président Tubeuf était tout oreille ; il supputait déjà les joyaux, il jonglait avec les écus.
— Je lui donne… je lui donne le bonjour.
Conseillé sans doute par Colbert, il prit la décision de faire donation au roi de tous ses biens. Espérait-il un refus ? En tout cas, il ne risquait pas grand-chose. Ses relations avec sa propre famille s’étaient tellement détériorées qu’il portait sans doute plus d’affection à Louis XIV qu’à ses plus proches parents. Quoi qu’il en fût, le Cardinal mettait tous ses biens à la disposition du roi, laissant « Sa dite Majesté en pleine liberté de ladite disposition, ainsi et comme il lui semblera bon, comme Maître et Seigneur de tous lesdits biens. » Le roi refusa la donation. Bien ou mal acquis, tous les biens de Mazarin étaient désormais rétrospectivement légitimés : c’était un coup de maître jusque dans la dignité de la mort.
Jean d’Ormesson de l’Académie française
À suivre : Le charme discret des origines par Lucien Jerphagnon