
Édouard VII et la genèse de l’Entente cordiale par André Maurois
On fait à Édouard VII, par-dessus ses ministres, l’honneur de l’Entente cordiale. Cette attribution est-elle justifiée ? Oui. Les négociations qui se poursuivaient entre Paris et Londres depuis quelque temps avaient besoin d’un « choc sentimental » : c’est le roi qui le donna comme le raconte, en 1936, l’écrivain André Maurois (1885-1967).
Visuel : Britannia et Marianne ensemble sur cette affiche célébrant 'lEntente cordiale
Les vacances interrompirent les entretiens anglo-français. D’ailleurs Delcassé freinait, tant que l’accord avec les Espagnols au sujet du Maroc n’était pas conclu. Bien que, par les efforts d’hommes comme sir Thomas Barclay, les opinions publiques se rapprochassent un peu, en France les nationalistes et le parti colonial restaient violemment hostiles à l’Angleterre. Le 2 février 1903, le Times, dans une dépêche datée de Madrid, annonça le premier que M. Delcassé avait soumis un projet de règlement d’ensemble de la question nord-africaine, mais n’avait pas reçu de réponse. En mars, le roi Édouard prit l’initiative d’une démarche destinée à reconquérir les masses populaires françaises.
Concilier les exigences de la courtoisie et celles de la politique
Cambon à Delcassé :
25 mars 1903
« Lord Lansdowne vient de me dire que le Roi tenait beaucoup à rencontrer M. le Président de la République. Il croyait pouvoir le joindre dans la Méditerranée, mais, ayant appris que les dates et l’organisation du voyage de M. Loubet en Algérie ne permettaient pas une rencontre, le Roi a changé ses plans et s’est décidé à passer par Paris. Comme vous le savez déjà, sa visite aura lieu entre le 1er et le 3 avril. « J’ai demandé au Secrétaire d’État pour les Affaires étrangères s’il croyait que le Roi se bornerait à une simple visite, ou il accepterait avec plaisir une invitation à déjeuner ou à dîner de notre Président ?… Lord Lansdowne m’a répondu qu’il lui était facile de savoir ce qui serait le plus agréable à son Souverain et qu’il me le ferait connaître confidentiellement… Il a ajouté que, d’après lui, les préférences du Roi seraient pour un déjeuner intime à l’Élysée, avec M. le président du Conseil et avec vous… Je considère, quant à moi, ce mode de réception comme préférable à tout autre. Les relations entre la France et l’Angleterre s’améliorent tous les jours et la visite du Roi est un acte des plus significatif, mais ces relations ne sont pas telles qu’elles comportent des manifestations très solennelles. Il ne faut pas oublier les préjugés d’une notable fraction de l’opinion française contre l’Angleterre. Un déjeuner intime concilierait les exigences de la courtoisie et celles de la politique.
« Tout cela montre un désir de rapprochement qu’il ne faut pas décourager. Certes l’Angleterre ne se liera jamais à fond avec personne et, le voulût-elle, nous ne sommes pas en situation de nous lier avec elle, mais nous devons chercher à entretenir de bons rapports. » Cette lettre est curieuse, car elle prouve que ministre et ambassadeur jugeaient alors tous deux chimérique une entente véritable de la France et de l’Angleterre. Le roi ne partageait pas les craintes des diplomates et, transformant soudain le déjeuner furtif en visite d’État, il demanda à être reçu « aussi officiellement que possible ». Projet hardi. Il était difficile de prévoir ce que serait l’accueil de Paris. Le prince de Radolin, ambassadeur d’Allemagne, écrivait avec joie au comte de Bülow : « Plus approche le jour de l’arrivée du roi Édouard, plus les journaux nationalistes français s’opposent à un rapprochement. »
« Pourquoi les Français nous aimeraient-ils ? » aurait déclaré Édouard VII
Le roi arriva le 1er mai 1903. M. Loubet alla le chercher à la gare du Bois de Boulogne. Dans toutes les rues, on vendait un numéro de la Patrie sur la première page duquel le portrait du roi était entouré de ceux de Marchand, du président Krüger, de Jeanne d’Arc et du connétable de Richemond. Sur le passage du cortège, la foule, moqueuse, criait : « Vivent les Boers ! Vive la Russie ! Vive Marchand ! », au grand embarras de M. Delcassé, dont la voiture suivait celle du roi. Un des compagnons d’Édouard VII lui dit : « Les Français ne nous aiment pas. » Le roi, avec son bon sens habituel, répondit : « Pourquoi nous aimeraient-ils ? » Il était obstinément de bonne humeur, saluait à droite et à gauche, et admirait le piqueur de l’Élysée, Troude, qui chevauchait devant le landau. Répartis dans les voitures avec les Anglais, les fonctionnaires français s’appliquaient à distraire l’attention, parlant d’autre chose, signalant les rares coups de chapeau et les mouchoirs agités.
Le soir, le roi alla, au Théâtre-Français, voir L’Autre Danger, de Maurice Donnay. La Comédie-Française avait proposé Le Misanthrope. « Ah ! non, avait répondu le roi Édouard, j’ai vu dix fois Le Misanthrope au Français ; il ne faut tout de même pas me traiter comme le Shah de Perse… Qu’on me donne la pièce nouvelle. » L’Administration s’était inclinée. Le Protocole avait invité surtout des parlementaires. Au moment de l’arrivée, des coups de sifflet partirent de la foule. À M. Crozier, directeur du protocole, qui lui demandait, le lendemain, avec un peu de crainte, ses impressions sur cette soirée, le roi répondit : « Il m’a semblé entendre quelques sifflets… Mais non… Je n’ai rien entendu… Je n’ai rien entendu. » À l’intérieur de la Comédie-Française, le public se montra glacial. Au moment de l’entracte, le roi quitta sa loge et alla se promener dans les couloirs, avec la ferme volonté de gagner ces gens hostiles. Il aperçut Mlle Jeanne Granier. Il lui tendit la main et dit : « Mademoiselle, je me rappelle vous avoir applaudie à Londres. Vous y représentiez toute la grâce et tout l’esprit de la France. » La bonhomie du roi commençait à rendre les spectateurs un peu honteux de leur manque de courtoisie. Le lendemain, après une revue à Vincennes et des courses à Longchamp, le souverain se rendit à l’Opéra. Un fonctionnaire courageux avait mêlé au public officiel les amis personnels du roi qui, de son avant-scène, les nommait à M. Loubet. La soirée fut brillante et l’accueil meilleur. Le troisième jour, au dîner de l’Élysée, on échangea des toasts. Le roi dit : « J’ai connu Paris depuis mon enfance ; j’y suis revenu souvent ; j’ai toujours admiré la beauté de cette ville unique et l’esprit de ses habitants. » Puis il parla de l’amitié des deux pays et de son désir de la voir grandir encore. Ce toast, improvisé par le roi et prononcé par lui avec chaleur, fut naturellement reproduit par tous les journaux et fit grand effet.
Visite d’Edouard VII. Les Français finissent par crier « Vive le roi ! »
Quand vint le jour du départ, la foule ne criait plus : « Vivent les Boers ! », mais : « Vive le roi ! » et les spectateurs se disputaient les chaises et les bancs que les marchands leur proposaient pour mieux voir « le tsar de toutes les Angleterres ». Un anglophobe notoire dit avec mélancolie : « Je ne sais ce qui est arrivé à la population de Paris. Le premier jour, elle s’est bien conduite ; le second jour, elle a simplement montré quelque intérêt, mais, le troisième jour, c’était vraiment attristant : ils ont acclamé le roi ! » Il peut sembler étrange que le voyage d’un seul homme ait le pouvoir de transformer, en moins d’une semaine, les sentiments d’un peuple. C’est un fait que, de cette visite, date en France le déclin de l’anglophobie.
Le roi avait eu une conversation politique avec le président Loubet. Il s’était trouvé d’accord avec lui sur le rôle de la France au Maroc, puis avait parlé, sans estime, de « son illustre neveu ». Le marquis de Soveral, l’ami portugais du roi, était venu, sans doute envoyé par celui-ci, dire au Président : « Si vous vouliez, monsieur le Président, quel beau rôle vous pourriez jouer en favorisant le rapprochement de deux grands empires : la Grande-Bretagne et la Russie… » Mais M. Loubet avait grand-peur d’inquiéter les Russes. Il dit qu’il ne fallait pas brusquer la Fortune, que le roi Édouard et l’empereur Nicolas étaient assez avisés pour attendre le moment opportun. Un peu plus tard, Soveral rendit aussi visite à Delcassé.
Entente cordiale. Savoir sacrifier le protocole à la politique
Note de M. Delcassé pour lui-même :
« M. de Soveral sort de mon cabinet. Il m’a dit : « Récemment je constatais devant le prince de Galles que les relations de la France et de l’Angleterre étaient excellentes. – Je voudrais, dit le prince en frappant la table du poing, qu’elles fussent meilleures encore. » « C’est le roi, le roi tout seul, qui a conçu le projet de visite à Paris. Rien ne pouvait être plus désagréable à l’empereur Guillaume que sa réalisation. Le roi ne l’aime pas. Il aime sa famille russe. C’est avec la Russie qu’il faut maintenant amener un rapprochement. C’est par là que vous devez achever votre œuvre. Il s’agirait de délimiter, au moins pour un temps, les sphères d’intérêt à l’intérieur desquelles la France, l’Angleterre et la Russie se mouvraient tranquillement, en toute liberté d’esprit, sûres les unes des autres. Ce serait la paix du monde assurée… »
Bientôt M. Loubet à son tour fut invité à rendre la visite.
Cambon à Delcassé :
« J’ai trouvé en rentrant un Londres complètement emballé sur le voyage du Président. Le Lord-Maire, que j’ai eu à mon côté au banquet de notre hôpital, n’a cessé de m’en parler. Il faut vous dire que, lorsqu’un Lord-Maire reçoit un chef d’État, il est d’usage de l’anoblir. Vous imaginez s’il y tient. »
Pour donner au voyage un caractère politique, il fut convenu que Delcassé accompagnerait le Président et qu’une matinée serait réservée pour une conversation entre celui-ci et lord Lansdowne.
Cambon à Delcassé :
« Vous aurez deux bonnes heures pour causer en tête à tête ; je pense que cela vous suffira… Le soir, à l’ambassade, je voudrais que vous fussiez à table entre lord Lansdowne et Mr. Chamberlain, car Chamberlain, c’est, à l’heure actuelle, le gouvernement de l’Angleterre, et je sais que, dégoûté des Allemands, il désire se tourner de notre côté. En ces circonstances, qui ne se retrouveront peut-être jamais, il faut sacrifier le protocole à la politique. »
Le président Loubet refuse de porter culotte courte et bas
Le roi avait fait demander que M. Loubet voulût bien porter au moins une fois la culotte courte et les bas, afin que le Souverain pût lui conférer l’Ordre de la Jarretière. Le Président répondit qu’il était trop vieux pour revêtir une tenue pour lui si nouvelle et qu’il priait le roi de l’excuser s’il déclinait à la fois la culotte et la Jarretière. Un diplomate français avait envoyé au Président, pour l’aider dans les premières rencontres, de petites notes assez cyniques mais fort utiles.
« La reine. – La reine Alexandra entrera dans sa soixantième année au mois de décembre prochain. Elle est surprenante et se conserve avec des soins méticuleux ; on la prendrait pour une femme de trente-cinq ans… Elle est dure d’oreille et on ne peut parvenir à se faire entendre d’elle, mais, quand on articule nettement, elle saisit tout. On la dit étroite d’esprit, mais c’est un bruit répandu par les amies du Roi qui la détestent, bien à tort, car elle est pleine d’indulgence pour elles et les supporte avec mansuétude. Elle a plus d’ouverture et de culture qu’on ne le croit ; elle parle librement de toutes choses et ne cache pas ses sentiments. Elle est sensible à l’effet qu’elle produit et elle aime à lire l’admiration dans les yeux de ses interlocuteurs. »
« Lord Lansdowne. – Fluet, réservé, discret, très poli et très bienveillant. Il supporte Mr. Chambertain avec une résignation attristée. »
« Mr. Chamberlain. – L’homme des nouvelles couches, radical presque révolutionnaire, devenu conservateur, toujours autoritaire… Sans connaissance des choses du dehors, ne comprenant que ce qu’il voit de ses yeux et ce qu’il touche de ses mains, mais tout entier à son idée du moment et la poursuivant avec une âpreté impitoyable. La démocratie anglaise se reconnaît en lui et lui pardonne tout… S’il en a le temps, il deviendra Premier Ministre. Il est très sensible aux compliments. »
« Mr. Arthur Balfour, Premier Ministre. – Esprit élégant, nonchalant, tacticien parlementaire de premier ordre, mais dénué de sens démocratique et déconcerté par la foule. Ame de dilettante, incapable de résister à un collègue aussi réaliste que Mr. Chamberlain. Sans aucune autorité sur le pays. »
« Lord Rosebery. – Intelligent, versatile et charmant, totalement dépourvu des qualités d’un homme d’État. Auteur d’un livre sur Cromwell ; Monsieur le Président est prié d’y jeter un coup d’œil et d’en dire un mot à l’auteur. »
Entente très cordiale. L’accueil bruyant des Anglais
Le roi s’était occupé lui-même, comme il aimait à le faire de tous les détails de la réception, des chambres, des tableaux, des livres. La foule anglaise fit aux Français un accueil si gentiment bruyant que ceux qui croyaient à la légende de la froideur britannique furent tout surpris. « À Londres, on se croirait dans le Midi », devait dire plus tard un autre visiteur, le président Fallières. Sur les bandes de calicot qui traversaient les rues, on lisait : Welcome to Mr. Loubet ; parfois même, par un raffinement de sympathie, l’inscription était en français et l’on avait traduit : Long live the President par : « Vive le long Président ! » La foule aima le visage bienveillant de M. Loubet. On entendait les gens du peuple dire : He’s a dear old man, a decent old bloke… – Just a nice little man in a silk hat.
Au dîner de Buckingham Palace, on parla des liens d’amitié noués entre les deux pays. Après quoi le roi demanda si le Président voudrait bien ouvrir le bal avec la reine, Sa Majesté et la duchesse de Connaught faisant le vis-à-vis ? M. Loubet, très effrayé, demanda si son ambassadeur ne pouvait le remplacer. M. Cambon dansa. Pendant ce quadrille, M. Combarieu, secrétaire général de la Présidence, parlait par gestes avec lord Roberts, qui ne savait pas un mot de français, et le Président félicitait lord Rosebery sur son Cromwell qu’il n’avait pas lu. C’était l’Entente cordiale.
André Maurois
À suivre Souvenirs sur le 11 novembre par le général Weygand