
François de Civille, capitaine rouennais du XVIe siècle, trois fois mort et ressuscité

Connaissez-vous l'histoire du sieur de Civille ? L'auteur des Grandes Heures de la Normandie retrace l'histoire de ce capitaine rouennais du XVIe siècle, mort et enterré deux fois !
En ce début octobre 1562, Catherine de Médicis s'écrie : " Qu'on assiège Rouen ! Il faut absolument que nous récupérions cette ville aux mains des calvinistes ! " Charles IX, alors âgé de 12 ans, n'a évidemment pas son mot à dire. Bientôt, 30 000 hommes encerclent la capitale normande. Parmi eux se trouve le père du futur Henri IV, Antoine de Bourbon, qui trouvera la mort frappé d'un coup d'arquebuse au moment où, le long de la muraille, il allait satisfaire un besoin naturel. Voilà son épitaphe, se réjouissent les assiégés. Sur sa tombe on pourra graver : " Le prince ici gisant vécut sans gloire et mourut en pissant. " Il n'est pas le seul à passer l'arme à gauche, le père du Béarnais, lors de cet horrible siège de Rouen. Le capitaine François de Civille, lui aussi, est mortellement arquebusé. Quoi que...
François de Civille est un Rouennais qui a opté pour la religion réformée. Il s'est donc rallié à Montgomery, le gouverneur de la ville, et il n'est pas le dernier à faire le coup de feu. Le 15 octobre, dans l'après-midi, il est là , sur le chemin de ronde, quand une balle de mousquet éclate. En joue, oui. En pleine joue droite ! Une blessure horrible. Sa mâchoire inférieure ressemble maintenant à un magma rougeâtre. Le projectile est sorti au niveau de la nuque. En le découvrant inondé de sang, ses compagnons d'armes se penchent vers lui. " Il a passé, le pauvre vieux ", grogne un arbalétrier. Va-t-on l'enterrer ? Non, à la guerre comme à la guerre, on empoigne le cadavre et on le laisse tomber par-dessus le parapet du rempart. Le corps de François de Civille s'enfonce dans la fange du fossé.
" On lui donnera une sépulture cette nuit, si c'est possible, sinon... " Il n'est pas rare, en effet, à cette époque, que les cadavres soient abandonnés sur les lieux des combats, livrés en pâture aux détrousseurs et aux bétes sauvages. Les blessés, du moins ceux qui le sont trop grièvement pour étre récupérés, sont souvent ensevelis péle-méle avec les défunts. On connaît le mot de cet officier suisse qui, à la suite d'une bataille, ayant été chargé de faire enterrer les cadavres, revient après avoir accompli sa mission en disant : " Si j'avais voulu les écouter, il n'y en aurait pas eu un de mort ! "
Le corps inanimé de François de Civille est jeté dans une fosse à la hâte
La nuit est tombée, maintenant, sur les douves de Rouen. Une équipe de nuit fait sa ronde. Et découvre un corps. C'est celui de François de Civille, sans aucun doute ! Non, il ne respire vraiment plus. Alors, on creuse une petite fosse à la hâte, on l'y jette et on le recouvre de quelques pelletées de terre. Le lendemain matin, à 11 heures, le valet du défunt capitaine, un nommé Nicolas Delabarre, apprend que son maître a été tué. " Où est sa dépouille ? demande-t-il. Il a toujours été très bon pour moi, je veux lui donner une sépulture décente. "
Aussitôt, au risque d'étre la cible des tireurs de la Médicis, il se dirige vers les fossés, furète et tombe en arrét devant une motte fraîche. Il la gratte. Un corps apparaît. Il s'agit d'un homme dont le visage n'est plus qu'une plaie, méconnaissable sous la boue et le sang mélés. Assurément non, ce n'est pas son maître. Et il le réenterre ! Mais au dernier moment, à l'instant où il tasse un peu la bourbe pour bien enfouir le soldat défunt, il s'aperçoit que sur la main de l'homme qu'il vient d'inhumer brille une bague aux armes des... Civille ! Alors, vite, il le déterre, ce cadavre qui est évidemment celui de son maître, il le charge sur ses épaules, rentre en ville et dévale en courant la rue Sainte-Claire, dans le quartier du Malpalu, où se trouve la demeure des Civille.
Cependant, chemin faisant, quelque chose semble le préoccuper. Aussi le voit-on s'arréter subitement, entrer dans un couvent, déposer son fardeau sur une table et s'adresser non à un moine, mais à un médecin. Car ce couvent, du fait du siège, a été transformé en antenne chirurgicale. " Vous ne trouvez pas que le cadavre de M. de Civille n'est pas très raide, demande-t-il. Il a pourtant été enterré à deux reprises ! " Le médecin, un certain Claude Vaubuisson, jette alors négligemment un coup d'oeil sur la dépouille fangeuse et lui répond sèchement : " Je n'ai pas de temps à perdre avec les macchabées ! Déguerpissez ! Enterrez-moi ça au plus vite ! "
Nicolas Delabarre, le valet du défunt capitaine, fait examiner son corps par un barbier
Non, Nicolas Delabarre ne va pas l'enterrer. Il va le ramener chez lui, le laver et le veiller pendant près de cinq jours et cinq nuits, durant lesquels son maître reste " sans parler ni remuer, ni donner aucune marque de sentiments ". Le 21 octobre au matin, à force de supplications, le valet tenace parvient enfin à amener un barbier, le sieur Richard Legras, au chevet du corps de l'officier rouennais. " J'ai sondé la plaie, racontera-t-il, j'ai trouvé à propos de la panser quoiqu'il n'y eà»t presque point d'apparence de guérison, je lui ai donc appliqué un séton. Je lui ai aussi desserré les dents et fait avaler par force quelque peu de bouillon bien nourrissant. " Et l'extraordinaire va se produire ! Le 22 octobre, soit sept jours après sa " mort ", François de Civille prononce quelques paroles mais " il estoit dans un grand étonnement comme un homme réveillé en sursaut dans le temps de son plus profond sommeil ".
La journée du 26 arrive. Et, avec elle, les soldats du petit Charles IX qui entrent en force dans Rouen, pillent, violent, tuent, et qui tombent en arrét devant le pauvre corps pantelant de François de Civille à demi inconscient sur sa paillasse. Un huguenot sans doute ? Alors, ils s'emparent de lui et le jettent simplement par la fenétre ! Ils ne sont pas tendres, les vainqueurs, qui ont déjà utilisé le portail de la cathédrale pour y pendre des dizaines de huguenots, quand d'autres, égorgés, flottent sur la Seine. Et le défenestré ? Eh bien ! il est venu s'enfoncer mollement dans un tas de fumier qui se trouvait là , à la porte de son écurie et " il y demeura plus de trois fois vingt-quatre heures, nu, en chemise, avec un simple bonnet de nuit sur la téte, sans étre secouru par personne ". Plus de secours possible du côté de son valet, cette fois, car lui n'a pas échappé à la fureur des catholiques.
Les catholiques enterrent à nouveau le moribond dans un tas de fumier
Que serait-il devenu, alors, si son jeune frère n'était venu prendre de ses nouvelles ? On serait tenté de répondre : il serait mort... une fois de plus. " Vous cherchez le capitaine de Civille ? Il est enterré dans le fumier depuis trois jours ! Pour sà»r qu'on ne peut plus rien pour lui ", lui explique une vieille femme du voisinage. Cette vielle dame se trompe. Dans le fumier, une main bouge. Civille vit encore. Il ne peut parler, certes, mais il fait comprendre qu'il a soif. " On lui apporta de la bière qu'il but avidement ; mais, ayant voulu essayer d'avaler une bouchée de pain, il fallut lui retirer le morceau de la gorge tant le canal était rétréci. " Ne reste plus qu'à le transporter, par eau, au château de Croisset, à une lieue en aval de Rouen, un endroit calme où les catholiques ne sévissent pas encore, pour essayer de le sauver.
" Pendant le premier mois, le malade souffrit beaucoup. On ne se servait, pour tout onguent, que de mie de pain imbue de jaune d'oeuf. " Mais un an plus tard, il est " rétabli dans un état qu'on pouvait appeler de santé. Il ne parut alors lui rester d'incommodité que celle d'étre un peu sourd, et de ne pouvoir se servir du petit doigt de la main droite, dont le tendon avait été coupé par la méme balle de mousquet qui avait fait la grande blessure. " Dans son Histoire universelle d'Aubigné confirme cette extraordinaire aventure, et il ajoute : " J'ai vu et connu familièrement, quarante-deux ans après, Civille aux Assemblées nationales où il était député de Normandie, et j'observais que, quand nous signions les résultats, il mettait toujours : "François de Civille, trois fois mort, enterré, et par la grâce de Dieu, ressuscité." "
Quoi qu'il en soit, François de Civille a la vie bien chevillée au corps. D'autant plus qu'il a failli ne pas naître ! En 1537, en effet, sa mère qui est sur le point de lui donner le jour, agonise et, malgré forces purges et saignées, elle s'éteint. Sans la lame du rasoir d'un barbier adroit et bien inspiré, puisqu'il a l'idée de pratiquer immédiatement une césarienne, François de Civille ne serait pas mort à ... 80 ans, d'une simple fluxion de poitrine. Un méchant coup de froid attrapé en passant imprudemment une nuit d'hiver, tel un jeune Roméo, sous la fenétre d'une petite Rouennaise dont il était tombé éperdument amoureux.
Un chirurgien contemporain, à qui cette histoire a été racontée, fournit quelques explications. Le coup de mousquet, d'abord, qui entre au niveau de la mâchoire inférieure et qui ressort à la base du cou ? Aucun point vital n'a été touché, c'est plausible. La chute de vingt mètres dans le fossé ? Civille était déjà inconscient, sa musculature était donc relâchée et souple et, de plus, il s'effondre dans la boue. Mais on l'a enterré. Il aurait dà» logiquement étre étouffé. Non, dans le coma on respire au ralenti, un peu comme des fakirs qui s'enferment dans leurs cercueils de verre. La chute dans le fumier ? Le capitaine rouennais ne pouvait trouver meilleure rembourrure. Il y est nu - fin octobre, en Normandie - pendant près de quatre-vingts heures, soit, mais la fermentation lui a évité une hypothermie. Et l'infection des plaies du visage ? Avant Pasteur, les barbiers affirmaient que les asticots pouvaient favoriser la guérison en jouant un rôle d'asepsie avant la lettre...