Churchill le fugitif

Le 15 novembre 1899, pendant la guerre des Boers, Winston Churchill est capturé et envoyé dans un camp de prisonnier dont il parvient à s’échapper. Son évasion rocambolesque qui fera la une des journaux de l’époque et lui assurera la célébrité est racontée par Martine Devillers Argouar’ch.

Visuel : Winston Churchill, correspondant de presse pendant la guerre des Boers (1899).

Un mois à peine s’est écoulé depuis que les Boers, ces descendants des premiers colons d’Afrique du Sud ont déclenché une nouvelle guerre contre les Britanniques en attaquant la province du Natal. Et déjà, le 17 novembre 1899, à 8h55, tombe un télégramme inquiétant : Winston sûrement fait prisonnier dans train blindé. Pris en essayant sauver blessés. Magnifique bravoure.

En effet, près d’Estcourt, une attaque des Boers contre un train blindé où se trouvait Churchill, seul journaliste parmi les soldats, a mal tourné : des pierres jetées sur la voie, le train lancé à vive allure pour échapper aux Boers, les premiers wagons qui déraillent, les cris des blessés, le désarroi du capitaine Haldane… et l’exploit du jeune correspondant du Morning Post, tout juste 25 ans, « un type magnifique, il allait et venait dans tout ça aussi tranquillement que si de rien n’était, et demandait des volontaires pour l’aider à écarter le wagon de la voie. Sa présence et sa façon de faire valaient 50 hommes. Quand la locomotive a été dégagée, [pour mettre les blessés en sécurité] il a fait près d’un kilomètre dessus, puis il est descendu et revenu aider les autres. »

Le jeune Winston est fait prisonnier

Mis en joue par un cavalier boer, Churchill cherche son pistolet. Il l’a laissé dans le train ! Il ne lui reste plus qu’à se rendre, comme le capitaine. Et à se laisser emmener avec les autres prisonniers à Pretoria...

Le jeune Winston déteste jusqu’à l’idée d’être maintenu captif. Alors, tout de suite il écrit, à sa mère, à sa tendre amie Pamela, et surtout à da Souza, ministre de la Guerre de la république du Transvaal, toujours la même petite phrase, le même argument : « J’étais sans armes et j’avais avec moi tous mes papiers de correspondant de presse ». Il ne doute pas être bientôt remis en liberté, mais tout de même, il tourne en rond comme un lion en cage, passe la fin du mois à harceler les autorités boers, à justifier sa demande de libération, et surtout à jouer avec le souci des Boers de se ménager l’opinion mondiale : « Ma détention prolongée sera certainement attribuée en  Europe et en Amérique au fait que, étant assez connu, je suis considéré ici comme une espèce d’otage », « ma libération serait saluée par la presse comme un acte aimable et correct… » Il rassure aussi : traité avec « bonté et considération », s’il est libéré de cet emprisonnement dû à une « erreur », il sera le mieux placé pour « relater les événements de cette guerre avec justice et vérité ». Rien n’y fait. Les commandants boers le considèrent comme un élément dangereux, menteur, dissimulateur, à maintenir enfermé… jusqu’à la fin de la guerre. Ils ont leur propre version des faits : Churchill « a demandé des volontaires et pris le commandement à un moment où la confusion régnait parmi les officiers […] Il prétend n’avoir pas participé au combat. C’est un mensonge. Il fut fait prisonnier à un moment où il nuisait gravement à nos opérations. Par conséquent, il devra être traité comme les autres prisonniers de guerre, et gardé d’encore plus près. »

Winston ne songe qu’à s’évader

Enfermé avec les autres officiers dans l’école d’état moderne de Pretoria, réquisitionnée pour servir de prison, Winston ne songe qu’à s’évader. Il supplie le capitaine Haldane, qui a déjà échafaudé un plan avec un sergent, Brockie, qui parle l’africander et le dialecte indigène, de l’intégrer à son projet d’évasion. Après tout, ne lui doit-il pas une fière chandelle, d’être resté à ses côtés lors de l’attaque du train ? Haldane accepte, et le 11 décembre, dans sa prison, le jeune impertinent laisse une note à l’intention de Souza : « Je ne reconnais pas à votre gouvernement le droit de me retenir prisonnier, étant correspondant de presse et non combattant, et j’ai, en conséquence, décidé de m’évader. »

L’idée de départ consiste à escalader le mur des latrines qui se trouvent à l’intérieur d’un bâtiment circulaire au fond de la cour de l’école. Le 12 décembre, les trois hommes partent dans cette direction mais la présence d’une sentinelle les rebute. Winston ne supporte pas l’idée de devoir abandonner. Au moment précis où l’homme se retourne pour allumer sa pipe, il tente le tout pour le tout : sautant sur le rebord du mur, il retombe dans le jardin, de l’autre côté. Puis il attend, vainement, pendant une heure et demie, que les autres viennent le rejoindre. Seul, ignorant tout du pays, sans boussole et sans carte, sans Brockie et ses connaissances linguistiques pour acheter de la nourriture, avec en poche, en tout et pour tout, 75 livres et quatre tablettes de chocolat, il décide de se rendre à Delogoa, dans l’Est africain portugais, à 400 kilomètres de là, par le train de nuit, solution dangereuse certes, mais seul, à pied, il n’a aucune chance de s’en tirer. Reste à trouver l’est et à sauter dans ce train de la liberté mais surtout, d’abord, à traverser Pretoria sans se faire repérer.  « De l’audace, encore de l’audace… » Il n’en manque pas le jeune Winston, qui traverse la ville en chantonnant, le chapeau bien enfoncé sur la tête. De l’autre côté de la ville, la gare, mais aucune chance de monter dans le train. Alors il calcule : à 200 mètres, la locomotive gravira une pente et fatalement, elle ralentira, laissant au fugitif, tapi au creux d’un virage, la possibilité de sauter sur les chaînes d’attelage sans se faire remarquer, puis de se réfugier dans un wagon rempli de sacs à charbon vides. Cette nuit-là prend un goût d’aventure : Churchill sait qu’Haldane donnera le change et que son évasion ne sera connue qu’à l’appel de 9h30. À l’aube, il juge plus prudent de descendre du train. Pour se désaltérer, l’eau d’un ruisseau fera l’affaire, et ensuite il marchera jusqu’à la première colline qui l’abritera du soleil et de sa chaleur accablante. Caché au milieu d’arbustes, avec pour seul compagnon « un vautour à l’air avide », il attend la nuit, reprend sa marche dans le veld, en direction de la seule lumière qu’il aperçoit. Epuisé, affamé et mort de soif,  il décide de braver le danger et frappe à la porte d’une maison encore éclairée, celle de John Howard, directeur des houillères, toutes proches.

Winston est caché au fond d’une mine

« Êtes-vous anglais ? » lui dit-il, avant d’expliquer maladroitement : « Je suis tombé du train et je me suis perdu ». Quelques heures plus tôt, un agent a donné à Howard le signalement d’un prisonnier évadé. Alors, il exige la vérité… Et décide de l’aider : « Nous sommes tous des Britanniques ici, et nous allons vous sortir de là. » Avec quelques amis sûrs, dont le médecin de la mine et Charles Burnham, exportateur de ballots de laine via Lourenço Marquès, il cache Winston « dans les entrailles de la terre », avec bougies, whisky et cigares, mais aussi en compagnie de rats blancs, qui lui volent chandelles et nourriture. Au bout de trois jours passés au fond de la mine, Le jeune homme, malade, doit remonter et se cacher dans un débarras en attendant que l’on trouve comment le faire parvenir à Delagoa.

Burnham a l’idée de le dissimuler dans une niche aménagée entre des ballots de laine chargés à bord d’un train de marchandises qui doit partir aux premières heures de la matinée, le 19 décembre. Une bâche pour recouvrir la niche, des vivres, du thé froid, un revolver et le tour sera joué… avec Burnham en accompagnateur pour vérifier que tout se passe bien. Fort heureusement d’ailleurs, car dès le premier arrêt, il est question de mettre le wagon et son occupant clandestin sur une voie de garage. Il faudra quelques verres et un bon pourboire pour obtenir qu’il en soit autrement. A l’étape suivante, une bouteille de whisky ne sera pas de trop pour autoriser l’accrochage du wagon de marchandise à un train de voyageurs, le seul en partance. Puis à la gare frontière de Komati Poort, pour échapper à une fouille en règle, Burnham, qui connaît bien le chef de police, obtient qu’on ne touche pas à ses ballots de laine.

Churchill connaît par cœur le nom des gares dans lesquelles le train s’arrête. A Ressano Garcia, il sait qu’il peut sortir de sa cachette, profiter du bonheur d’être libre, si heureux qu’il tire « deux ou trois coups de revolver en l’air, en guise de feu de joie ». Le lendemain, 21 décembre, Burnham peut enfin télégraphier à Howard que « la marchandise est arrivée à bon port ».

Désormais Winston Churchill incarne le courage britannique

En terrain portugais, les sympathisants boers sont nombreux et le risque d’enlèvement non négligeable. Sale et débraillée, la « marchandise » est amenée au consulat par l’entremise, encore, du brave Burnham. Elle quittera l’Afrique portugaise escortée par un groupe de Britanniques « armés jusqu’aux dents », pour embarquer sur l’Induna, en partance pour Durban... non sans avoir au préalable laissé libre cours à son effronterie dans un message envoyé à Souza : « Evasion totalement indépendante de vos geôliers ». Pour cet orgueilleux jeune homme dont on avait dit qu’il ne ferait jamais rien de bien, cette aventure eut quelque chose de grisant : dans ce qui promettait d’être une guerre longue et coûteuse, il incarnait subitement le courage britannique et gagnait une notoriété qui ne le quitterait plus.

Martine Devillers Argouar’ch

S’élever au-dessus de la moyenne
Résolu à « chercher l’éclat de la renommée jusque dans la gueule du canon » ou, à défaut, en tant que correspondant de guerre, Churchill part aux Indes avec le projet d’écrire pour le Daily Telegraph « des lettres pittoresques et vigoureuses ». Les trois premières paraissent sans sa signature, sous prétexte que la chose est « inhabituelle ». Winston proteste : « Si je dois me garder de choses inhabituelles, je ne vois pas quelles chances j’aurai de m’élever au dessus de la moyenne. » En 1899, il décide de quitter l’armée pour atteindre « de plus vastes buts » comme écrivain ou correspondant.
A la fin du siècle, dans trois continents, le jeune ambitieux a déclaré qu’il serait un jour Premier ministre : une fois aux Indes à un officier à qui il confia vouloir quitter l’armée pour la politique, une autre à Estcourt, lorsque le chef de gare incrédule devant ses récits extraordinaires l’accusa « d’inventer des histoires » pour l’impressionner, et enfin avec son homonyme, romancier américain, qui lui demandait pourquoi il n’entrait pas en politique : « Moi j’ai l’intention d’être Premier ministre d’Angleterre : ce serait très drôle de vous voir président des Etats-Unis à ce moment-là. ». M.H.

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