
De Gaulle soigne sa sortie
Fatigué par un Mai 1968 qu'il peine à comprendre, le Général décide de reprendre la main et de dicter son tempo. Mais législatives et référendum ne préparent pas l'avenir, sinon son départ, qu'il veut réussi et inattendu.
Au coeur de l'agitation, dans son allocution du 24 mai 1968, le général de Gaulle avait affirmé : « Depuis bientôt trente ans, les événements m'ont imposé, en plusieurs graves occasions, le devoir d'amener notre pays à assumer son propre destin, afin d'empêcher que certains ne s'en chargent malgré lui. J'y suis prêt, cette fois encore. Mais cette fois encore, cette fois surtout, j'ai besoin, oui : j'ai besoin que le peuple français dise qu'il le veut. Or notre Constitution prévoit justement par quelle voie il peut le faire. C'est la voie la plus directe et la plus démocratique possible, celle du référendum. Compte tenu de la situation tout à fait exceptionnelle où nous sommes, et sur la proposition du gouvernement, j'ai décidé de soumettre au suffrage de la nation, un projet de loi, par lequel je lui demande de donner à l'État, et d'abord à son chef, un mandat pour la rénovation. »
Mais quelle rénovation ? « De Gaulle semble ne pas comprendre ces mouvements qui agitent et désorganisent le France », estimeront Jacques Santamaria et Patrice Duhamel. Terrible impression de flottement, accentuée par les différences d'appréciation, bien réelles mais encore peu perceptibles par l'opinion, entre le Général et son Premier ministre, Georges Pompidou.
L'usure du pouvoir
Ainsi les manifestants, les grévistes, les étudiants, soutenus par une opposition qui découvre une occasion inespérée de s'installer au pouvoir, exigent-ils encore une fois le départ de De Gaulle. La clarté du slogan dispense du commentaire : « Dix ans, ça suffit. » Certes, en 1968, cette révolution larvée n'a pas couru jusqu'à son terme ; dès le 30 mai, grâce à un passionnant jeu d'influences, les choses sont rentrées dans l'ordre ; s'est renouée la chaîne du temps. Mais le président, plus que marqué par ces semaines de grand tumulte, en a conclu, avec la force de l'évidence, à la nécessité de modifier le cap - au grand dam d'une partie de son propre mouvement.
Pompidou n'est plus très loin de s'opposer au Général... Il n'est pas innocent que, à l'issue de la crise, ce dernier ait déclaré à l'un de ses proches : « Je ne crois pas que je poursuivrai ma tâche au-delà de 80 ans. C'est trop âgé pour un chef d'État. Je ne sais pas encore exactement quand je me retirerai... Peut-être à l'occasion de cet anniversaire, ou le 1er janvier qui suivra... Et puis, avant de mourir, il me faut un peu de temps pour écrire mes Mémoires. » Cette préoccupation pourra paraître secondaire ; elle va se révéler fondamentale, et pousser de Gaulle à organiser son départ plus tôt que prévu.
Certes, les élections législatives des 23 et 30 juin 1968 ont vu triompher les gaullistes ; mais leur chef n'en a pas moins pris la mesure des exaspérations ; il lui faut dessiner de nouvelles perspectives, tout en imaginant une porte de sortie digne de sa stature - ce sera un référendum sur deux sujets qui lui tiennent à coeur : une régionalisation tous azimuts et la participation des salariés aux profits de l'entreprise. « Pompidou, demande-t-il à celui qui est encore son Premier ministre, êtes-vous décidé à faire, avec moi, la participation ? » Faute d'avoir répondu assez nettement, le collaborateur privilégié devra céder sa place à Matignon ! Trahison de sa part ? Le Général a pu le ressentir ainsi, quoi qu'en aient dit bien des barons...
Trahi par les siens ?
Pour l'heure, Pompidou, mais aussi Debré et quelques autres, a prié ou fait prier le président de la République de renoncer à son référendum. D'ailleurs, lui-même, un temps, a paru douter. « On dira : de Gaulle recule. Eh bien quoi ! Ce n'est pas une honte de reculer... » Finalement, le processus est enclenché : « Je n'ai plus le choix, conclut-il ; ou je crève l'abcès, ou je m'en vais. » Une semaine avant l'échéance, le président ne nourrit guère d'illusions sur l'issue du scrutin ; et le mercredi 23 avril 1969, au moment de clore le conseil des ministres, assis une dernière fois face à Maurice Couve de Murville, Premier ministre (du 10 juillet 1968 au 20 juin 1969), entre André Malraux, ministre des Affaires culturelles, et Michel Debré, aux Affaires étrangères, il lance : « Nous nous réunirons en principe mercredi prochain. Nous avons en effet l'espoir de nous retrouver la semaine prochaine. S'il n'en était pas ainsi, ce serait un chapitre de l'histoire de France qui serait terminé. » Sobres adieux, pour le moins, à l'adresse de ceux qui l'ont accompagné, bon an, mal an, depuis plus d'une décennie.
Le soir même, recevant à l'accoutumée, dans son bureau, ses principaux collaborateurs, il apostrophe Jacques Foccart, chargé des affaires africaines et malgaches : « Alors, qu'est-ce qu'on dit ? Ce référendum... C'est sûr, on sera battus... » Et, coupant la parole à ceux qui voudraient protester : « Je vous dis : nous sommes battus. Cessez de me raconter des histoires et de vous en raconter à vous-mêmes ! » Et d'enchaîner : « Voici ce qu'il faudra faire dès dimanche soir, vers 21 heures, quand tout sera évident... » - à savoir : transférer les archives personnelles vers l'ancien état-major de la rue de Solférino, et préparer pour tout le reste un déménagement rapide. « Personne ne doit savoir que j'ai déjà pris ces dispositions, ajoute le Général ; d'ailleurs, vous verrez, à l'enregistrement de mon dernier discours, que personne ne se rendra compte de rien. »
Si l'on en croit Jean Mauriac, qui a chroniqué ces heures ultimes à partir d'éléments recueillis par le patron de l'AFP, Jean Marin, la dernière pensée du chef de l'État aura été ce soir-là pour l'Afrique : « Il ne faut pas que les Africains puissent croire que je n'ai pas tenu compte, au dernier moment, de leurs problèmes ; il faut qu'ils sachent que je ne les oublie pas. »
La veille du discours décisif du vendredi, de Gaulle a reçu Debré - une dernière fois : « Le peuple français ne veut plus de moi, a-t-il lâché, amer. Je n'ai donc plus qu'à m'en aller. » Il serait sans doute faux de penser qu'à ce stade les questions soumises aux Français ne sont, pour le président, qu'un prétexte à tirer sa révérence. À la vérité, régionalisation et participation lui paraissent des plus importantes : « Même si j'échoue, je serai gagnant, confie-t-il au chef de son état-major particulier ; aux yeux de l'Histoire, qui est le seul plan qui me concerne, l'avenir dira que j'ai été renversé sur un projet qui était essentiel pour le pays. » Reconnaissons qu'un demi-siècle plus tard on ne peut que s'incliner devant tant de lucidité.
Du palais de l'Élysée à la retraite de Colombey
C'est à 11 heures du matin, le 25 avril, que le Général enregistre, dans un studio aménagé au sein de la salle des fêtes de l'Élysée, son ultime intervention télévisée. Avec la conscience professionnelle et l'indéfectible mémoire qui auront tant impressionné ses contemporains. Mais on n'y trouvera cette fois ni souffle, ni feu, ni même les accents d'une conviction véritable. On montre au président le résultat sur un écran de contrôle. Philippe Alexandre : « De Gaulle se tourne vers le jeune secrétaire d'État à l'Information et, indiquant de la main un siège vide, près de lui, il lance d'une voix subitement assurée : "Allons, venez, Le Theule. Venez vous asseoir près de moi." [...] Quand la projection est finie, on guette ses réactions, on espère qu'il demandera un nouvel enregistrement. Mais non : le Général se lève, tourne le dos à l'appareil et dit au secrétaire d'État : "Alors, Le Theule, tout est foutu." Et il ajoute : "Pour l'avenir..." Mais cette phrase-là, le Général ne l'achève pas. Il s'éloigne rapidement, serre quelques mains et quitte la salle, suivi de ses collaborateurs. » Un moment après, seul avec son aide de camp dans l'ascenseur qui le ramène au premier étage, il aura ce mot : « Comme sortie, ça pourra aller... »
Duhamel et Santamaria ont raconté le départ de l'Élysée du couple présidentiel. « Dans l'après-midi, le chef de l'État et Mme de Gaulle sortent par le salon d'Argent, que pourtant le général n'aime pas. On n'en saisira l'intention que plus tard. La voiture descend l'allée de droite, alors qu'à l'habitude elle traversait le parc par le chemin de gauche, bien plus commode pour la sortie du véhicule. Deuxième signe de l'intention. Arrivé à la porte donnant sur l'avenue de Marigny, le véhicule s'arrête, à la grande surprise du colonel Laurent, commandant militaire du palais, qui salue le président selon l'usage. De Gaulle baisse la vitre, le colonel Laurent s'approche. Poignée de main et mot aimable. » La DS noire présidentielle quitte le parc, on referme déjà la grille du Coq... « Le colonel Laurent a les larmes aux yeux. Il a compris. Cette rupture dans les habitudes, cette poignée de main... Le Général ne reviendra pas. »
Avec panache...
Ce soir-là, en arrivant à Colombey, le général de Gaulle devait lancer à l'employée de maison : « Cette fois-ci, nous rentrons définitivement. » Il ne s'est pas trompé, on le sait. Dans la soirée du 27, les résultats seront sans appel : 12 millions de « non » (52,4 %), contre près de 11 millions de « oui ». Le « oui » n'arrive en tête que dans 25 départements métropolitains ! Dès 00 h 10 - pour l'Histoire, la date sera donc celle du 28 avril 1969 -, un communiqué de l'AFP informe toutes les rédactions à la première personne : « Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi ». Ainsi le Général aura-t-il mis en application ce qu'il écrivait, à propos de son départ, dès 1946 : « Quant au pouvoir, je saurai, en tout cas, quitter les choses avant qu'elles ne me quittent. »
Le lundi 28 avril, premier jour de l'après-de Gaulle, il ne reçoit aucune visite, sinon celles de son aide de camp François Flohic et de son beau-frère, le député du Pas-de-Calais Jacques Vendroux : « J'ai fait tout ce que j'ai pu pour mon pays, dit-il à ce dernier. Je ne regrette rien. » Et à Flohic : « Au fond, je ne suis pas mécontent que cela se termine ainsi. Car quelles perspectives avais-je devant moi ? Des difficultés qui ne pouvaient que réduire le personnage que l'Histoire a fait de moi et m'user sans bénéfice pour la France. » Philippe Alexandre, chroniqueur incontournable de ces années de transition, l'a bien exprimé : « Le Général retrouve le désert. Après onze années d'éclats de voix et de coups de tonnerre, il faut réapprendre le silence, la solitude, le chant des oiseaux, la vie campagnarde. [...] De Gaulle exhale sa déception. Trop de trahisons ont provoqué sa chute. Un jour, il dira toute la vérité : sur ces dernières semaines, sur le "complot". Les Français ouvriront enfin les yeux. Et peut-être, si Dieu le permet, le Général pourra-t-il lui-même savourer sa revanche. » Mais Dieu ne le permettra pas : Charles de Gaulle s'éteindra dix-huit mois plus tard, sans avoir eu l'occasion de s'expliquer ailleurs que dans ses derniers Mémoires, et par le biais controversé du génial verbatim d'André Malraux : Les Chênes qu'on abat...
Le 10 mai 1969, accompagné de son épouse, le Général arrive en Irlande, sur les traces de ses ancêtres maternels, les Mac Cartan. Il séjourne dans le Kerry, au Heron Cove - un modeste hôtel -, à l'abri de la presse et des photographes. Charles et Yvonne de Gaulle assistent régulièrement à la messe et multiplient les promenades dans des paysages grandioses et déserts. Généralement, l'aide de camp François Flohic reconnaît les itinéraires à l'avance et fait en sorte de les rendre sûrs. Cela n'empêchera pas deux reporters de réussir à prendre des clichés du couple marchant sur la plage (illustr.)... En Irlande, de Gaulle travaille aussi à la rédaction de ses Mémoires d'espoir. Il ne sera de retour en France que le 19 juin, après plus d'un mois d'absence. L'année suivante, en juin, les de Gaulle repartent - cette fois pour l'Espagne, où le Général s'entretiendra longuement avec Franco. Lors de cet ultime périple, ils visiteront la cathédrale Saint-Jacques-de-Compostelle, l'Escurial, en Castille, ainsi que la cathédrale de Séville, Grenade et la mosquée de Cordoue... F. F.