
Notre-Dame de Paris. « Non au Flechexit »
La question qui agite les esprits : « faut-il reconstruire à l’identique la flèche de Notre Dame » réactive le procès, toujours recommencé, de l’illégitimité de l’architecture du XIXème siècle à faire œuvre. L'urbaniste-architecte Jean-Didier Laforgue nous donne son point de vue sur la question dans un article inédit.
Visuel : maquette de la cathédrale Notre-Dame de Paris visible avant l'incendie à Notre-Dame ©JMirabile
Cette condamnation est un trait bien français. Partout ailleurs, on loue cette architecture, lorsqu’elle est réussie, avec la même ferveur que celle d’une autre époque. Le château de Neuschwanstein de Louis II de Bavière, le Parlement de Budapest, le Palais de Westminster (Big-Ben), entre tant d’autres, sont ainsi des emblèmes nationaux dont on admire le jeu des références savamment associées.
En France, cette même architecture pourtant si présente et qui contribue si fortement à la beauté de nos villes (à commencer par Paris) reste décrite par les clercs en des termes définitivement méprisants: « éclectique », « pastiche », « kitsch », qui signent définitivement l’indignité des œuvres architecturales de ce siècle et le mauvais goût impardonnable de ceux qui ne souscriraient pas à cette opinion définitive.
Un procès mené par les architectes du Mouvement moderne des années 1930
A l’origine, ce procès a été mené par les architectes du Mouvement moderne contre les courants architecturaux historicistes qui prédominaient jusque dans les années 30 et qui puisaient leurs références dans l’ensemble de l’histoire de l’architecture jusque dans ses découvertes alors récentes (Orient, Japon...). Pour invalider cette démarche, qui en déployant tous les arts dans une œuvre architecturale, était à l’opposé de leur conception minimaliste et industrielle, les architectes du Mouvement moderne ont conceptualisé la nécessité de bannir toute référence au passé en arguant que cette démarche serait trompeuse, fausse et même réactionnaire. La charte d’Athènes en 1931, traité radical contre la ville ancienne et son architecture urbaine (et qui est à l’origine des grands ensembles) puis la charte de Venise en 1964 (base des interventions de l’Unesco), ont réussi à imposer une règle « proscrivant toute reconstruction », pratique pourtant aussi ancienne que l’architecture et très répandue dans les immenses civilisations asiatiques.
Cette règle sans nuance prétend se fonder sur la notion « d’authenticité », dans son acception la plus sommaire : seul ce qui reste est authentique. Une fois admise, cette tautologie va avoir de nombreuses conséquences qui convergent toutes vers la volonté de ne considérer le passé que sous la forme de témoignage, au détriment de la valeur artistique intrinsèque de l’œuvre. Cette posture adoptée, cela condamne toute intervention voulant rétablir la beauté originelle d’une œuvre architecturale dès lors qu’elle générerait une reconstruction d’éléments du passé, aussi bien documentés soient-ils. Les pires scories, les destructions les plus disgracieuses (on parle de laisser des traces de l’incendie à Notre Dame) seront donc laissées en l’état puisque, étant le dernier état, il est de facto le plus authentique. Ainsi cette posture intellectuelle pourtant arbitraire et simpliste tue dans l’œuf toute velléité de nourrir un projet ambitieux pour un monument par d’intelligentes reconstitutions qui en recomposeraient l’intégrité, le sens et en redéploieraient l’histoire.
Un débat réactivé par la reconstruction de la flèche de Notre-Dame
Mais revenons au débat que la reconstruction de la flèche de Notre-Dame réactive car, malheureusement pour elle, son procès se double d’une circonstance aggravante : outre que c’est une reconstitution du XIXème, elle convoque la figure de Viollet-le-Duc, auteur de cette reconstitution.
Celui-ci a le triste privilège d’incarner pour les censeurs modernistes, la figure de l’architecte défenseur du patrimoine et à ce titre « pasticheur en chef » :
Inutile d’invoquer qu’il fût en son temps contre les courants dominants qui ne juraient que par l’antiquité et qu’il fût longtemps seul, à lutter contre (presque) tous avec une ténacité hors du commun pour réhabiliter l’héritage des édifices gothiques jugés « barbares » (sens de gotico en italien) depuis la renaissance, et qui, avant Viollet-le-Duc, étaient démolis sans état d’âme.
Inutile de rappeler qu’il sauva la Sainte-Chapelle, merveille de Saint-Louis, transformée en magasin de stockage et que pour mener cette entreprise, qui nous permet aujourd’hui d’admirer cet écrin de verre chatoyant, il fut le premier à recréer l’ensemble des corps de métiers qui œuvraient sur les chantiers médiévaux (orfèvrerie, vitrail, fresque, sculpture, tailleurs de pierre...), ce qui permis de sauver ensuite d’innombrables monuments.
Carcassonne, Vézelay, Saint-Cernin et... Notre Dame de Paris sauvés d’une destruction certaine
Inutile de rappeler qu’avec Prosper Mérimée, il a sauvé d’une destruction certaine Carcassonne, Vézelay, Saint-Cernin et... Notre Dame de Paris dont la démolition était alors envisagée. Victor Hugo dû créer une œuvre hors du commun pour sensibiliser l’opinion sur ce monument en ruine…
Viollet-le-Duc non seulement sauva Notre Dame (avec d’innombrables précautions et une science extrême) mais il contribua à la rendre plus belle qu’elle n’était puisque l’édifice avait alors perdu son tympan central, une partie de sa statuaire, de son jubé, de son mobilier et… sa flèche. On imagine la triste image de ce fier monument si le dogme de « l’authenticité » avait prévalu au XIXème siècle. Lorsque le gros œuvre fut sauvé, la flèche qui existait jusqu’à la fin du XVIIIème siècle (et qui est parfaitement visible sur de nombreux plans de Paris dont le plan Merian de 1615 par exemple), fut reconstruite dans les mêmes proportions et redonna cet élancement gothique indispensable à l’équilibre d’ensemble comme à Reims ou Amiens lorsque les beffrois de façade sont plats. Cette flèche fait donc indiscutablement partie de l’œuvre Notre-Dame, mais aussi, vieille maintenant de plus de 150 ans, d’un moment de son histoire parmi les plus nobles puisqu’elle fut recréée dans cet élan de la Nation qui fut la première à lancer une mission de grande envergure dirigée par Prosper Mérimée pour sauver son patrimoine menacé. Si l’on ajoute l’importante documentation dont elle bénéficie et la préservation miraculeuse de sa statuaire déposée la semaine précédant le drame, si on précise que les savoirs qui existaient au XIX pour construire la flèche existent encore aujourd’hui, grâce aux compagnons, rien ne s’opposerait donc à une reconstitution de cette œuvre qui fait tellement corps avec son édifice.
Aujourd’hui, le risque d’un projet hors contexte, hors sol, hors sujet
Mais la force de l’argumentaire moderniste qui empêche à priori toute reconstitution se révèle doublement redoutable pour les œuvres du passé, a fortiori si, comme pour la flèche, elle est considéré comme un ersatz. Car a contrario, il n’interdit pas une reconstruction qui n’aurait rien à voir avec l’histoire du monument puisque le résultat ne pourrait être considéré alors comme inauthentique. Ainsi, paradoxalement, alors qu’on ne peut toucher un bâtiment pour qu’il retrouve son intégrité ancienne et son sens, il est possible de l’affubler de n’importe quoi, à la condition que cette juxtaposition n’ait aucun rapport avec l’œuvre originale.
Or, c’est bien le risque majeur que l’on court aujourd’hui avec cette annonce d’un concours international d’architectes contemporains pour reconstruire la flèche : un objet hors contexte, hors sol, hors sujet. L’esprit même de notre époque, tournée vers des formes minimales, l’absence d’ornementation, le noir ou le transparent alors que les cathédrales étaient sculptées, décorées, peintes… n’est pas compatible avec la pensée gothique. Ce n’est pas un jugement de valeur. C’est le constat d’une différence radicale. Il faut simplement la reconnaître pour ne pas mettre en péril l’intégrité d’une œuvre unique que l’on ne voyait qu’ici par l’intervention d’une architecture que l’on voit partout, selon le mot de Charles Quint à propos de la Grande mosquée de Cordoue. Notre-Dame n’est pas le lieu d’un exercice solitaire et isolé d’un architecte aussi talentueux soit-il. Le sujet n’est pas ici de faire trace pour marquer une époque, mais de faire sens, pour tous. Comme le campanile de la place Saint-Marc, reconstruit à l’identique après son effondrement en 1912, cette silhouette, son élancement élégant dans le ciel parisien et son reflet dans les eaux de la Seine, appartiennent au monde comme nous avons pu le mesurer grâce à ces témoignages innombrables. C’est à cela qu’il faut répondre et la France dispose de tous les moyens et savoirs pour répondre à cette vibrante attente.
Jean-Didier Laforgue, Urbaniste-Architecte