
Les « corbeaux » croassent à nouveau
Le confinement coïncide avec un phénomène de délation en forte hausse. Qui rappelle de sombres épisodes de l’Histoire.
Ce n’est pas le volet le plus reluisant du confinement général mais il mérite d’être signalé : depuis que les Français doivent rester chez eux, les délations sont loin d’être un épiphénomène ; chaque jour, la police reçoit plusieurs dizaines d’appels visant à dénoncer un voisin de non-respect des mesures de protection face à la pandémie. Les réseaux sociaux sont un autre moyen de véhiculer ces dénonciations, photos à l’appui. Les élus eux-mêmes sont interpellés par les « corbeaux ». Quand l’infraction est avérée, les forces de l’ordre se déplacent, quitte à arriver trop tard sur les lieux. Il y a ceux aussi qui s’en prennent aux soignants : une lettre anonyme pour leur reprocher qui ils sont, et le danger potentiel qu’ils représentent pour la collectivité…
La délation sous Vichy
Forcément, un tel comportement, surtout quand il est démultiplié, rappelle de mauvais souvenirs. En France, la grande période de la délation correspond au régime de Vichy. Non seulement cette activité est encouragée mais elle est alors gravée dans le marbre, la loi du 25 octobre 1941 faisant de la dénonciation une « obligation légale ». Ce recours à un texte législatif est motivé par un épisode intervenu quelques jours plus tôt : le 20 octobre 1941, le Feldkommandant Karl Hotz, le responsable des troupes d’occupation dans la région, est abattu à Nantes par la Résistance. En représailles, 48 otages sont fusillés le 22 octobre, dont cinq au Mont-Valérien, sur les hauteurs de Paris. Parallèlement, l’occupant promet de l’argent pour obtenir des informations sur le commando. Un système officiel de dénonciation est sur les rails.
Sous Vichy, les motifs sont légion pour accuser ses voisins : pêle-mêle, le marché noir, les actes de résistance, l’enrichissement personnel, le refus du service du travail obligatoire (STO) et bien sûr l’antisémitisme. Nombreuses sont les missives qui croisent tous ces thèmes : par exemple, une personne accuse son voisin d’être gaulliste, son fils d’avoir rejoint le maquis et sa fille d’avoir des sympathies communistes. Les historiens se sont plongés dans ces courriers, qui se chiffrent en centaines de milliers pendant la Guerre. Par exemple, plusieurs milliers de lettres visant des juifs arrivent au Commissariat général aux questions juives entre 1941 et 1944. Et encore davantage à la préfecture de police de Paris et au siège de la Gestapo. Combien de juifs sont-ils déportés suite à des délations ? Dans son ouvrage Dénoncer les juifs sous l’Occupation (CNRS éditions, 2017), le chercheur Laurent Joly estime que sur les 15 000 juifs encore raflés en 1944, près d’un tiers le sont à la suite de dénonciations.
Un phénomène si répandu que Vichy y met bon ordre
Au cœur de la guerre, par une cruelle ironie de l’histoire, le phénomène de délation est tellement répandu que les autorités veulent y mettre bon ordre. A l’automne 1943, une nouvelle loi est adoptée, qui vise à punir les accusations calomnieuses. Les délateurs doivent pouvoir être dûment authentifiés et donc signer leur(s) lettre(s) : c’est un vœu pieux. Dans certains villages, les lettres anonymes sont affichées à la porte des mairies ou sur un support dédié : les édiles espèrent ainsi calmer les tensions, en montrant combien ce tombereau d’ordures verbales est détestable. En outre, dans une petite commune, on peut tracer plus vite un corbeau : il faut donc le décourager. Le procédé est plus ou moins efficace.
Il ne faut pas croire qu’à la Libération, le phénomène de dénonciation cesse aussitôt. Au contraire, il reste vivace : cette fois, ce sont tous ceux qui ont collaboré avec l’ennemi et/ou se sont enrichis qui sont dans la ligne de mire. Au l’automne 1944, une ordonnance (plusieurs fois complétée) introduit les comités de confiscation des profits illicites. Il en existe plusieurs dans chaque département, pilotés par les différents services fiscaux et le comité départemental de Libération : les délations se multiplient auprès d’eux ; pour pointer aussi bien les anciens trafiquants que les nouveaux profiteurs. On l’aura compris, les « corbeaux » ressuscitent de mauvais souvenirs.
Frédéric de Monicault