La délation fait son grand retour !

Le non-respect du confinement par certains, en ces temps d’épidémie de Covid-19, déclenche des réflexes que l’on croyait disparus pour toujours. L’historien Carl Aderhold revient sur une pratique, la dénonciation, fort pratiquée au cours des siècles passés et souvent encouragée par les autorités en place, aux relents nauséabonds.

Visuel via Wikimedia Commons : urne à dénonciation anonyme dans le palais des Doges en usage dans la République de Venise.

Un barbecue dans le jardin, une partie de foot en bas de chez soi ou un regroupement dans la cage d’escalier. Ces derniers jours, les appels dénonçant le non-respect du confinement se multiplient. Selon le syndicat Alternative police, « la délation représente jusqu’à 70% des appels reçus » dans les grandes agglomérations, par les commissariats ou le 17…

Action citoyenne ou règlement de compte ? La polémique n’est pas nouvelle. Elle se développe sous la Révolution. Fustigeant la délation, pratiquée par les mouchards au service de la monarchie, les révolutionnaires vantent au contraire les mérites de la dénonciation citoyenne. Le député Delay d’Agier déclare en 1789 : « Le silence en matière de délation est une vertu sous le despotisme ; c’est un crime, oui c’est un crime, sous l’empire de la liberté. » L’écrivain Louis-Sébastien Mercier recense parmi les mots nouveaux apparus avec la Révolution, celui de « dénonciateur » À partir de janvier 1791, les adhérents au club des jacobins prêtent le serment de « dénoncer, même au risque de leurs vies et de leurs fortunes, tous les traitres de la patrie. »

Avec les lois de prairial an II, révéler un complot est une obligation pour tout citoyen et la dénonciation sert désormais de fondement à l’acte d’accusation. Ces lois s’accompagnent d’une définition de plus en plus extensive du suspect. On le reconnaît plus seulement à ses actes, mais aussi à ses signes extérieurs, une attitude, une façon de parler, de se vêtir… Sans surprise, le nombre des délations augmente à partir de 1793. Aux aristocrates et aux prêtres, s’ajoutent les partisans des factions déchues, indulgents, hébertistes, girondins… Le pic est atteint sous Thermidor avec les règlements de compte contre les terroristes de l’an II.

La délation sous l’Occupation, sport national

Mais c’est sous l’Occupation que la délation a joué le plus grand rôle dans la vie des Français. Jamais ils n’ont autant dénoncé. On estime qu’entre 3 et 5 millions de lettres de dénonciation ont été envoyées. Et encore, les lettres ne représentent qu’une faible partie de ce flot de délation. Vichy en fait une arme essentielle de répression, au lendemain de l’affaire des otages de Nantes, en promulguant, le 25 octobre 1941, une loi qui rend la délation obligatoire.

Quelque fois signées, le plus souvent anonymes, appuyée d’une mention de respectabilité (« Un bon Français », « Une Aryenne indignée »), les lettres visent plusieurs catégories de population : les commerçants et les paysans, accusés de marché noir, les épouses de prisonniers français en Allemagne, suspectées d’être infidèles, les gaullistes, les francs-maçons, les communistes et les Juifs. Ces délations entraînent la mort de plusieurs milliers de personnes. Sur les 15 000 Juifs déportés en 1944, plus d’un quart avaient été dénoncés. Pour certains, les motivations sont d’ordre politique, mais le plus souvent, il s’agit de question d’intérêt – comme cette restauratrice nantaise qui dénonce Gilles Brustlein, l’auteur de l’attentat de Nantes, pour toucher les 15 millions de francs de récompense –, ou de règlements de compte. Telle femme signalant les opinions gaullistes de son mari, pour vivre avec son amant, tel commerçant livrant un concurrent. Un grand médecin dénonce la fiancée juive de son fils pour empêcher leur mariage. La jeune femme mourra en déportation tandis que le fils parti à sa recherche sera tué par une colonne allemande à la fin de la guerre. Le phénomène ne ralentit pas avec la Libération. Au contraire, les premiers temps de l’épuration voient se multiplier les dénonciations, cette fois-ci pour collaboration.

La crise du Covid-19 ravive ce sinistre réflexe qui n’a pas disparu de notre paysage. Les attentats terroristes de 2015 ont ranimé la volonté de l’Etat d’y recourir. Et le même vieux débat, délation calomnieuse ou dénonciation citoyenne, a ressurgi avec la volonté d’instaurer une « société de vigilance », selon le souhait du président de la République.
Pourtant aujourd’hui, ce n’est plus la police qui reçoit le plus d’appels, mais l’administration fiscale, qui promet une indemnisation pour les renseignements permettant la découverte d’une fraude…

Carl Aderhold

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