15 octobre 1894 : L'ARRESTATION DE DREYFUS

DEUX JOURS PLUS TÔT, LE CAPITAINE A REÇU UNE CONVOCATION DE L'ÉTAT-MAJOR DE L'ARMÉE. RIEN QUE DE TRÈS NORMAL POUR UN OFFICIER FRAIS ÉMOULU DE L'ÉCOLE DE GUERRE. SAUF QU'IL S'AGIT D'UN TRAQUENARD QUI VA LE MENER TOUT DROIT À L'ÎLE DU DIABLE...

Henri d'Aboville, lieutenant-colonel de son état, sous-chef du 4e bureau de l'état-major de l'armée chargé des réseaux ferrés, se présente à 7 heures du matin à la prison militaire du Cherche-Midi, située au coeur de Paris, à l'intersection de la rue du même nom et du boulevard Raspail. Il est porteur d'un pli émanant du ministre de la Guerre, le général Auguste Mercier, adressé au directeur de la prison, le commandant Ferdinand Forzinetti, au bureau duquel le planton de service le conduit. Forzinetti, ancien légionnaire promu au mérite, dirige depuis 1890 les geôles militaires de Paris. D'Aboville lui remet le pli dont il est porteur. Forzinetti en prend connaissance. Il doit, dans le plus grand secret, incarcérer dans les heures qui suivent un certain capitaine Alfred Dreyfus, affecté au 14e régiment d'artillerie, accusé de haute trahison. Le contenu du message, l'attitude de l'officier qui le lui remet, l'interdiction qui lui est faite d'en parler à son supérieur direct, le général Saussier, gouverneur militaire de Paris, surprennent ce vieux soldat qui en a pourtant vu d'autres. Sa surprise augmente lorsque d'Aboville lui indique qu'il est personnellement responsable de son futur prisonnier devant le chef de l'état-major de l'armée, le général Charles Le Mouton de Boisdeffre, et devant le ministre de la Guerre, le général Mercier. La mise au point entre les deux officiers terminée, d'Aboville entreprend de visiter la prison avec une intention précise, choisir lui-même la cellule dans laquelle le capitaine Dreyfus sera enfermé. Ce qu'il fait : elle donnera directement sur la cour des condamnés.

VERS 8 HEURES

À peu de distance de là, le capitaine Alfred Dreyfus, jeune et brillant officier d'artillerie issu de l'École polytechnique, s'apprête à quitter son domicile, situé au 6 de l'avenue du Trocadéro, afin de répondre à une bien étrange convocation. Il a reçu, deux jours auparavant, le samedi 13 octobre, une note lui indiquant qu'il devait se présenter le 15, à 9 heures précises, à l'état-major de l'armée pour y être « inspecté » par le chef de l'E-MA. L'inspection n'a en soi rien de surprenant. Le capitaine Dreyfus terminant son cycle d'enseignement à l'École de guerre et les stages afférents, il est d'usage qu'il soit, comme tous ses camarades, inspecté, c'est-à-dire qu'un point de situation soit fait sur sa scolarité et sur son avenir professionnel. N'est-il pas destiné, au vu de sa carrière et de ses résultats, à occuper dans un avenir proche des postes importants au sein de l'E-MA ? Ce qui est surprenant, c'est l'heure de la convocation - en début de matinée, alors qu'en règle générale les inspections se déroulent en fin de journée - et, plus encore, la tenue exigée - dite « tenue bourgeoise », c'est-à-dire tenue civile, à une époque où les officiers portent pratiquement tout le temps l'uniforme. Mais qu'importe, le chef de l'état-major a ses raisons, et rien, ou presque, n'est susceptible d'inquiéter Dreyfus.

Il prend congé de sa famille : sa femme, Lucie, sa fille, Jeanne, et son fils, Pierre, qui, à tout juste 3 ans et demi, l'accompagne, comme de coutume, jusqu'à la porte. Son père le serre dans ses bras, l'embrasse puis s'éloigne, heureux. Cheminant de l'avenue du Trocadéro vers la rue Saint-Dominique, Dreyfus se remémore probablement sa scolarité à l'École de guerre, les stages qu'il a effectués et peut-être même les écueils qu'il a rencontrés. En un mot, il se prépare pour l'inspection, qu'il envisage comme un entretien plein de promesses, tant il est vrai que s'offre à lui un avenir à la hauteur de ses qualités et de son ambition légitime au service de sa patrie. La matinée est fraîche, presque froide. Dreyfus admire, racontera-t-il plus tard, « le soleil s'élevant à l'horizon, chassant le brouillard léger et terne. La traversée des ponts de la Seine [...] particulièrement belle, [et] cette perspective sur un coin de Paris [qui] avait toujours un charme nouveau pour [lui]. »

Officier discipliné et sage, il aborde le quartier du ministère de la Guerre avec un peu d'avance. Il a pour lui le « quart d'heure du caporal » - qui permet d'être toujours à l'heure à un rendez-vous fixé par ses chefs. Il déambule quelques instants puis pénètre dans le vaste ensemble formé par le ministère de la Guerre et l'état-major de l'armée, qui fait se rejoindre la rue Saint-Dominique et le boulevard Saint-Germain. Il se dirige vers les bureaux de l'E-MA, où il est accueilli par un officier supérieur, le chef de bataillon d'infanterie Georges Picquart. Il connaît bien ce saint-cyrien, alsacien comme lui, qui a été son professeur à l'École de guerre, puis son tuteur lors de son stage récent au 3e bureau de l'E-MA. Alors que Dreyfus pourrait s'attendre à un accueil amical de la part d'un officier qui l'apprécie, Picquart se montre distant et réservé. Mis au courant des accusations qui pèsent contre son stagiaire, il les a prises pour argent comptant. La conversation qui s'engage dans le bureau est brève et banale. Il est temps pour les deux officiers de se diriger vers le cabinet du général de Boisdeffre.

9 HEURES

Dreyfus est étonné. En lieu et place d'autres camarades, stagiaires comme lui à l'École de guerre qu'il s'attendait à retrouver, il se trouve nez à nez, non pas avec le chef de l'état-major de l'armée, mais avec un officier supérieur en tenue qui se présente comme étant le commandant Du Paty de Clam. Dans la pièce, une petite table, quelques dossiers et trois « civils » silencieux et inconnus de Dreyfus. Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils là ? Pourquoi est-il seul ? Pourquoi est-ce un officier du 3e bureau, et non le chef de cabinet qui l'accueille ?... Autant de questions sans réponses qui traversent l'esprit de Dreyfus. Il ignore que le commandant Armand Mercier Du Paty de Clam a reçu, directement du ministre de la Guerre, l'ordre de l'arrêter. Il ignore que cet officier à la réputation sulfureuse, qui aime les coups fourrés et vit de certitudes, est l'auteur de la mise en scène qu'il découvre. Il ignore qu'une seule certitude l'anime à cet instant : Dreyfus est un traître à la solde de l'Allemagne, et il va le confondre !

Le rideau se lève alors sur une scène dont le capitaine est, à son insu, l'acteur principal. Montrant sa main droite gantée de noire, Du Paty de Clam lui déclare : « Le général va venir. En l'attendant, comme j'ai une lettre à écrire et que j'ai mal au doigt, voulez-vous l'écrire pour moi ? » Troublé par cette demande, Dreyfus, calme et réservé, obtempère. Il se dirige vers une petite table visiblement préparée à cet effet et s'apprête à écrire sous la dictée. Du Paty s'assied à côté de lui et lui demande de commencer par remplir la partie administrative de la fiche d'inspection. Quelques minutes à peine se sont écoulées depuis l'entrée dans le cabinet du chef d'état-major. La dictée commence. Du Paty parle, le regard rivé sur la main droite de Dreyfus, comme sur l'oeilleton d'un fusil au pas de tir : « Paris, 15 octobre 1894. Ayant le plus grave intérêt, Monsieur, à rentrer momentanément en possession des documents que je vous ai fait passer avant mon départ aux manoeuvres, je vous prie de me les faire adresser d'urgence par le porteur de la présente, qui est une personne sûre. » Texte étrange... subitement interrompu par cette apostrophe de Du Paty : « Mon capitaine, vous tremblez ! » Surpris par la soudaineté et la force du propos, Dreyfus répond : « J'ai froid aux doigts. » Ce qui est banalement vrai, car, si la pièce est chauffée par un feu de cheminée, les doigts du capitaine sont encore engourdis par le froid qui sévit à l'extérieur.

Que peut à cet instant penser Dreyfus ? Peut-être simplement que Du Paty redoute qu'une lettre mal calligraphiée lui vaille les remontrances de De Boisdeffre, aussi dilettante que pointilleux ? Toujours est-il que Dreyfus recommence à écrire, plus lentement, avec application, lorsque Du Paty s'exclame à nouveau, presque violemment : « Faites attention, c'est grave ! » Décidément, il n'y a pas que le texte qui soit étrange... L'un des civils qui observent la scène - il s'agit en fait du commissaire Cochefert, de la Sûreté générale - remarque que l'attitude agressive de Du Paty trouble Dreyfus. On le serait à moins. La dictée touche à sa fin : « [...] Je vous rappelle qu'il s'agit de : 1° une note sur le frein hydraulique du canon de 120 et sur la manière dont il s'est comporté aux manoeuvres ; 2° une note sur les troupes de couverture ; 3° une note sur Madagascar. »

Les derniers mots prononcés, Du Paty se lève, pose théâtralement la main sur l'épaule de Dreyfus et déclare : « Mon capitaine, au nom de la loi, je vous arrête ; vous êtes accusé du crime de haute trahison ! » Dreyfus trésaille. La stupéfaction et l'incompréhension se lisent sur son visage. Sous le choc, il « prononce des paroles sans suites » jusqu'à ce que Cochefert et un autre des trois « civils », Boussard, qui est son secrétaire, s'approchent de lui et le fouillent. Sans ménagement. Dreyfus n'oppose aucune résistance. Abasourdi, il réussit à dire : « Je n'ai jamais eu de relations avec aucun agent étranger. J'ai une femme et des enfants ; j'ai 30 000 livres de rentes. Voici mes clés ; prenez-les ; fouillez chez moi ; vous ne trouverez rien ! » Quelques instants plus tard, il s'écrie : « Montrez-moi au moins les preuves de l'infamie que vous prétendez que j'ai commise. » La réponse de Du Paty est cinglante et définitive : « Les charges sont accablantes. » Il ne peut rien dire de plus, car il n'a rien à opposer à Dreyfus, hormis sa prétendue compétence en graphologie, qui lui a permis, avec deux colonels du 4e bureau et le renfort d'Alphonse Bertillon, expert en écriture et inventeur de l'anthropométrie judiciaire, de « confondre le traître » !

La fouille terminée, Du Paty, auquel le ministre a donné une délégation d'officier de police judiciaire, fait subir à Dreyfus un interrogatoire en règle puis il l'informe officiellement du chef d'accusation, lit l'article 76 du Code pénal et passe à l'attaque. Les questions pleuvent. Elles mélangent tout, le vrai et le faux, faisant se confondre des banalités sur la scolarité de Dreyfus à l'École de guerre, ses stages, dont bien sûr celui au 2e bureau, et l'accusation de haute trahison. L'objectif est simple : pousser Dreyfus à se contredire, à admettre qu'il est coupable et à utiliser le revolver d'ordonnance - qui est soudainement apparu de dessous un dossier... Seul le résultat compte ! Du Paty échoue. Cochefert prend le relais. C'est un professionnel, calme et précis : « [...] une longue enquête a été ouverte contre vous, par les soins de l'autorité militaire, [qui] a enfin abouti à des preuves indiscutables dont il vous sera donné connaissance au cours de l'instruction actuellement ouverte contre vous. » Dreyfus a maintenant parfaitement compris qu'il est au coeur d'une machination qui le dépasse. Il adopte spontanément la seule attitude qui soit compatible avec l'idée qu'il se fait de son état d'officier innocent : « C'est mon honneur d'officier que je défends, et, si douloureuse que soit ma situation, je le défendrai jusqu'au bout... »

11 H 30

Confronté à l'échec de la dictée et des interrogatoires, Du Paty remet alors Dreyfus entre les mains du commandant Hubert Joseph Henry, qui, accompagné d'un agent de la Sûreté, assure le transfert de l'inculpé jusqu'à la prison du Cherche-Midi. Henry, qui a discrètement assisté à une large partie de l'interrogatoire, feint de tout ignorer. Alors que le fiacre file vers le boulevard Raspail, il entreprend de faire parler Dreyfus, mais ce dernier persiste à clamer son innocence.

MIDI

Arrivé devant la prison, Dreyfus est pris en charge par le commandant Forzinetti. Ce n'est pas un prisonnier ordinaire qu'il faut conduire à sa cellule. Mis au secret, il n'a plus à cet instant d'existence légale. Il lui est interdit d'écrire, de s'adresser à ses geôliers, et le soldat qui lui apporte son premier repas, sous la surveillance d'un sous-officier, doit demeurer silencieux. Dreyfus « hurle de douleur », se met à marcher dans tous les sens, se « heurtant [la] tête aux murs ». Le commandant Forzinetti, confronté à une situation qui n'est « ni digne ni militaire », s'efforce de le ramener au calme.

Au même moment, au 6 de l'avenue du Trocadéro, Lucie Dreyfus attend son mari au domicile conjugal. Il doit rentrer chez lui pour se changer, revêtir son uniforme avant de rejoindre son régiment. Au lieu de son époux, c'est Du Paty, Cochefert et Félix Gribelin, de la Section de statistique (le troisième civil entrevu par Dreyfus lors de la dictée), qui se présentent. Ils lui annoncent l'incarcération de son mari, perquisitionnent son domicile - et surtout la menacent : « Un mot, un seul, prononcé par vous serait sa perte définitive. Le seul moyen de le sauver, c'est le silence ! » Puis c'est au tour de l'appartement des parents de Lucie d'être perquisitionné - sans plus de succès.

Alors que la journée se termine, une réunion se tient au ministère de la Guerre. Où en est-on ? La machination a bien fonctionné, mais Dreyfus n'a rien avoué. Les résultats attendus ne sont pas là. Il n'empêche, Du Paty de Clam est satisfait. « Le traître » est sous les verrous. On aurait aimé qu'il avouât, mais il tient tête. Pourquoi diable clame-t-il son innocence ? Parce qu'il est coupable ! pensent Du Paty et tous ceux qui ont ourdi le complot...

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?

Tout commence à la Section de statistique (contre-espionnage) le 26 septembre. Le commandant Henry reconstitue un document subtilisé dans la corbeille à papier de l'attaché militaire allemand par une femme de ménage travaillant pour le renseignement. Ce « bordereau » annonce l'envoi de documents secrets. L'information remonte jusqu'au ministre, le général Mercier, qui ordonne que le coupable soit démasqué - et vite ! Ce ne peut être, dit-on, qu'un officier de l'état-major de l'armée (E-MA), probablement un stagiaire de l'École de guerre. L'enquête est menée avec amateurisme. Le 6 octobre, deux officiers du 4e bureau de l'E-MA estiment que l'écriture du bordereau est celle du capitaine Alfred Dreyfus. Le graphologue de la Banque de France, d'un avis contraire, est désavoué. La machine s'emballe. Dreyfus devient le coupable idéal. Reste à fabriquer sa culpabilité. F. G.

EN OCTOBRE 1894...

11

Le ballon « Archimède » s'élève de l'usine à gaz de la Villette pour effectuer des relevés hydrométriques.

13

Modification des territoires d'Afrique occidentale : Tombouctou est rattachée au Soudan français (Mali).

14

Élections législatives en Belgique.

20

Décès du tsar Alexandre III, à Livadia, en Crimée. Son fils aîné, Nicolas II, lui succède le 30 octobre.

24

Guerre sino-japonaise : les troupes nippones pénètrent en Mandchourie.

25

Le Japon célèbre par des cérémonies extraordinaires le 1 100e anniversaire de la ville de Kyoto.

26

Fin du ministère de Leo von Caprivi en Allemagne, congédié par le Kaiser Guillaume II, qui nomme à sa place le prince Chlodwig de Hohenlohe.

27

Ouverture, en Suisse, du Musée historique de Berne.

29

Émile Zola se rend en Italie pour la première fois. L'illustre auteur, fils d'un ancien soldat devenu écrivain, visite Rome, Naples, Venise...

VU DE L'ÉTRANGER SELON BERLIN, UNE « ESPIONNITE AIGUË »

En Allemagne, ceux qui « ont à en connaître » savent que l'auteur du bordereau est le chef de bataillon Ferdinand Esterházy, du 74e régiment d'infanterie de ligne. Ils se gardent bien d'en informer les Français, empêtrés dans l'Affaire. Au sein de l'ambassade allemande de Paris, le comte Maximilian von Schwartzkoppen, attaché militaire, suit l'imbroglio. Il évoque le secret qui l'entoure et les conditions dans lesquelles la presse s'en est emparée. Il écrit, dans un rapport transmis au ministère des Affaires étrangères à Berlin, le 28 novembre 1894 : « C'est un silence presque complet. Soit que toutes les hypothèses sur l'existence ou l'importance de cette trahison soient épuisées, soit qu'on commence à croire aux affirmations d'innocence du capitaine, soit qu'on craigne par de nouvelles informations de troubler l'enquête en cours ou de gêner la découverte d'autres coupables [...]. »

Lorsque l'ambassade d'Allemagne est mise en cause directement (La Patrie, 9 novembre 1894) ou indirectement (Le Figaro, 28 novembre), le comte de Münster, ambassadeur d'Allemagne à Paris, a beau jeu de demander au ministre français des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, de protéger son ambassade de ces attaques infondées. Il est soutenu par le Kaiser, qui se dit « très irrité ». Dans le même temps, Münster rend compte à Berlin de la vague d'« espionnite aiguë » qui submerge la France et se demande comment un incompétent comme le général Mercier parvient à conserver son poste de ministre ! Le 7 décembre, alors que se prépare le conseil de guerre qui doit juger Dreyfus, Münster écrit à l'attention de la Wilhelmstrasse qu'il « doute beaucoup que Dreyfus soit coupable ». F. G.

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