Être homosexuel pendant la guerre

L'historien Régis Schlagdenhauffen, auteur d'un essai sur la place des homosexuels dans la Seconde Guerre mondiale, dresse un état des lieux de la situation en Europe avant et pendant le conflit.

Par Régis Schlagdenhauffen

Dans cette intervention, je serai amené à vous présenter plus en détail les travaux d’un confrère croate qui a recensé les cas de résistants ou partisans croates homosexuels et a décrit la manière dont ceux-ci ont été traités par les organisations à l’époque, ainsi que ceux de Michael Sibalis, historien canadien qui a travaillé sur la vie homosexuelle en France durant la Seconde Guerre mondiale, notamment dans la Résistance.

Pour le thème qui nous occupe aujourd’hui, je voudrais développer les quatre points suivants:

  1. Climat européen avant la guerre ;
  2. Déploiement d’un arsenal répressif dans certains pays d’Europe, dont l’Allemagne nazie ;
  3. Cas recensés de résistants homosexuels condamnés, en Europe de l’Est ;
  4. Difficulté de témoigner pour les homosexuels, hommes et femmes, après la Seconde Guerre mondiale ;
  5. Déportation d'homosexuels en France.
     

1. Climat européen avant le déclenchement de la guerre

Question délicate, dans la mesure où il est impossible de restituer une sorte d’air du temps général.

Difficile en effet de distinguer de grandes tendances, même si la période de l’entre-deux-guerres est une période de libération des mœurs. En France, en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays européens, il y avait alors une florissante culture homosexuelle, féminine et masculine.

Avec la guerre, trois tendances assez nettes se détachent:

  • Des États, princi­palement ceux du nord de l’Europe, les pays scandinaves, qui partagent une vision libérale;
  • Des États plus répressifs, notamment avec l’arrivée des régimes totalitaires – l’URSS a réprimé l’homosexualité dès 1934;
  • Des États qui privilégient le statu quo.

S’agissant des premiers, on observe qu’ils dépénalisent l’homosexualité durant la Seconde Guerre mondiale. Il en va ainsi de la Suède, de l’Islande et de la Suisse. Concernant les seconds, la Seconde Guerre mondiale permet une intensification de la répression (légale ou extra-­légale).

La France introduit dans son Code pénal un article condamnant sous certaines conditions les relations entre personnes de même sexe, l’Allemagne (tout particulièrement dans des régions annexées) et l’Italie intensifient la répression de l’homosexualité. Enfin, comme on l’a dit, dans certains pays, la guerre ne change pas réellement le quotidien des homosexuels au regard des dispositifs légaux et extra-légaux (au Royaume-Uni, par exemple).
 

2. Arsenal répressif

Lorsqu’on y regarde de plus près, le déploiement d’un arsenal répressif s’effec­tue toujours en plusieurs temps selon les pays concernés.
En Allemagne, après l’arrivée au pouvoir de Hitler (1933), les homosexuels sont relativement épargnés pendant les deux premières années de son règne. Les choses se compliquent pour eux à partir de la Nuit des longs couteaux (30 juillet 1934), avec l’élimination d’Ernst Röhm, chef des SA (et, par ailleurs, homosexuel), et l’ouverture des premiers camps de concentration, qui ont pour objectif de mettre au pas et d’isoler les dissidents, particulièrement les homosexuels.

À cela s’ajoute la mise en œuvre de dispositifs particuliers, notamment de fichage des homosexuels, comme je l’ai montré dans l’ouvrage Triangle rose. La persécution des homosexuels et sa mémoire (Autrement éditions, 2011).

S’agissant de l’Allemagne nazie, les premières victimes allemandes de la répression nazie à l’encontre des homosexuels quittent le pays et trouvent refuge en Autriche, en Tchécoslovaquie et en France.

Certains restent et optent pour des mariages de convenance afin d’échapper au radar de la répression. Un point important, sur lequel a notamment travaillé l’historienne Florence Tamagne, concerne à cet égard la résistance dans les camps de concentration, notamment la résistance homosexuelle (voir bibliographie).
 

3. Homosexualité dans les milieux résistants

Il faut aussi s’intéresser, et nous touchons là au cœur du débat qui nous occupe, sur la manière dont l’homosexualité était perçue au sein des mouvements résistants.

Je faisais référence tout à l’heure à des exemples en Yougoslavie de résistants, partisans yougoslaves. C’est là une vision liée au communisme, qui condamnait l’homosexualité, y voyant une dépravation bourgeoise.

Nous pourrons revenir sur le cas de ces deux partisans yougo­slaves qui ont été l’objet d’une répression en raison de leur orientation sexuelle.

L’un d’eux a été condamné à mort, et l’autre dégradé, étant donné qu’il était soldat, alors même qu’il était un soldat hors pair. Lors de son jugement, le semblant de cour martiale qui l’a condamné s’est rendu compte que ce résistant ne correspondait pas du tout à l’image que ses juges se faisaient d’un homosexuel, à savoir une personne efféminée, comme l’entend l’imaginaire collectif.

Cette question de la résistance dans les mouvements a été traitée de manière différente selon les pays où elle s’inscrit.

En France, on a surtout évoqué les liens supposés entre homosexualité et collaboration. Les travaux relatifs à l’homosexualité dans la Résistance sont très peu nombreux dans l’historiographie, comme le souligne Michael Sibalis. Cela est lié au fait qu’il était très difficile, pour les personnes concernées, de faire état de leur orientation sexuelle, à la fois pendant la guerre et après-guerre (on le voit avec le personnage de Daniel Cordier, qui a attendu 2009 pour faire son coming out).
 

4. Difficulté de témoigner

Dans l’immédiat après-guerre, on assiste à une libération de la parole, mais qui est rapidement bridée, dès 1946, en raison d’une sorte de structuration de la mémoire collective, récit qui entre en conflit entre une vision gaullienne et une vision communiste de ce qu’étaient la guerre et la Libération.

La difficulté de témoigner tient aussi au rôle qu’ont joué les collectifs ou les associations de déportés, qui défendaient une expérience assez univoque de ce qu’avaient vécu leurs camarades et mettaient de côté les expériences particulières qui ne mettaient pas en valeur les actions des uns et des autres au service de la nation.

Nous en avons des exemples pour l’Allemagne; des déportés résistants homosexuels se sont trouvés exclus des processus de reconnaissance ou commémoratifs car ils ou elles n’étaient pas dignes d’y figurer – certains ont même été jugés après-guerre pour des faits d’homosexualité remontant à la Seconde Guerre mondiale.
 

5. Déportation des homosexuels

Xavier Donzelli

Je voudrais revenir sur l’ordonnance du 6 août 1942 par Vichy à la lumière de ce qu’écrit Michael Sibalis dans le livre Homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est frappant avec cette loi de Vichy, c’est que, loin d’être abolie à la Libération, elle est conservée et appliquée. Ainsi qu'il explique: “Dans la pratique judiciaire, l’ordonnance du 6 août 1942 est peu appliquée sous Vichy. Elle aura un impact plus important après la guerre: 22 condamnations en 1945, 85 en 1946 et jusqu’à 200 ou 300 par an dans les années 1950.”

On le voit: l’héritage de Vichy est maintenu après-guerre, sans doute parce que se pose de nouveau, sous une autre forme, la question de la virilité.

Régis Schlagdenhauffen évoquait les cas de déportation pour cause d’homosexualité. Sur cette question, Michael Sibalis s’appuie sur les travaux de l’historien Arnaud Boulligny: “Arnaud Bouligny, avance-t-il, après avoir épluché des dizaines de milliers de dossiers de déportés français ainsi que les documents déposés dans plusieurs fonds d’archives à travers la France, est en mesure d’offrir des chiffres fiables sur le nombre de déportés pour motif d’homosexualité, même s’il reste encore quelques cas à découvrir.

Il faut d’abord considérer l’Alsace-Lorraine à part car annexée à l’Allemagne. Environ 350 ressortissants de cette région sont victimes de répression – une centaine expulsée vers la zone libre, les autres incarcérés en prison ou internés dans un camp de concentration ou de redressement –; 12 meurent en détention, un treizième avant son rapatriement. […] Encore 110 Français sont arrêtés et condamnés en Allemagne; ils purgent tous leur peine dans le système carcéral allemand. Ce sont des prisonniers de guerre ou des travailleurs volontaires ou requis du service du travail obligatoire.

En fin de compte, Bouligny ne trouve que 38 cas de Français arrêtés en France occupée, trois par les autorités françaises, 35 par les autorités allemandes, qui leur appliquent, pour la majorité, la loi allemande (le fameux §175): 23 sont déportés outre-Rhin, 12 vers des prisons et 11 vers un camp de concentration où ils sont classés Politischer Franzose (politiques français) et ne portent pas le triangle rose des homosexuels; six y meurent. […]

Et Bouligny de conclure que ces cas “relèvent davantage de mesures ponctuelles dictées par la volonté de se débarrasser d’individus considérés comme gênants ou dangereux” plutôt que d’une volonté de supprimer l’homosexualité en France.”

 

DISCUSSION

Jean-Marie Besset

Je voudrais ajouter quelque chose à ce propos. Il me semble qu’il faut nuancer ce qui a été dit, notamment par Luchino Visconti dans son film Les Damnés.

La Nuit des longs couteaux et l’assassinat d’Ernst Röhm ne reposent pas, loin de là, uniquement sur l’assassinat des SA, mais sur le fait qu’ils voulaient opérer une révolution sociale – n’oublions que le nazisme signifie au départ “national-socialisme”. C’est parce qu’ils voulaient opérer cette révolution sociale qu’ils ont été supprimés par Hitler, avec l’appui des grands industriels. L’image d’une orgie perpétuelle des SA homosexuels relève du fantasme…

Newsletter subscription form block

Inscrivez-vous à notre newsletter